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Garbage s’apprête à fêter les 20 ans de son premier album


Toutes les photos sont de Joseph Cultice

Nous sommes en 1993 et le producteur Butch Vig ne sait plus où donner de la tête avec tous les groupes qui réclament ses services. Il était déjà submergé avant la sortie de Nevermind de Nirvana et Gish des Smashing Pumpkins en 1991 — deux disques devenus des références majeures de la musique alternative et, accessoirement, les plus grosses lignes de son CV. Mais là, il en a juste par-dessus la casquette. Histoire de changer d’air et de stimuler sa créativité, Vig part s’enfermer avec deux collègues multi-instrumentistes Duke Erikson et Steve Marker, à Madison, Wisconsin, dans les Smart Studios (propriété de Vig et Marker). Là, le trio s’essaye aux samplers, remixant des morceaux de House Of Pain, U2, Depeche Mode, Beck et Nine Inch Nails. Des remixes qui serviront de bases et de modèles à leur nouveau groupe, Garbage.

Un projet dont les contours se précisent de semaine en semaine, se concrétisant définitivement avec l’arrivée de Shirley Manson, chanteuse écossaise ayant précédemment évolué avec les méconnus Goodbye Mr McKenzie, au charisme évident et aux points de vue radicaux. Ensemble, ils se fixent un objectif : dépouissérer le rock alternatif et en changer les codes. C’est ce qu’ils feront en 1995, avec leur premier album, Garbage, habile mélange de pop, de musique électronique et de rock. Grâce à la voix abrasive de Manson et à des morceaux comme « Vow », « Only Happy When It Rains », « Queer » et « Stupid Girl », Garbage vendra plus de 4 millions d’albums à travers le monde, sera certifié double disque de platine dans 5 pays et marquera durablement la décennie 90.

Dans quelques semaines, le groupe entamera les répétitions de « 20 Years Queer », une tournée célébrant les 20 ans de la sortie de son premier album, au cours de laquelle Vig, Manson, Marker et Erickson rejoueront l’intégralité du disque, ainsi que toutes ses faces B et un tas de morceaux qu’ils n’ont encore jamais joués en live. Garbage ressortira d’ailleurs pour l’occasion en version remasterisée avec, en bonus, toutes les faces B et les remixes.

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Nous sommes allés passer un moment avec Shirley Manson et Butch Vig pour discuter de la tournée à venir, de l’impact qu’à eu leur premier album, des avantages de monter dans un groupe quand on a 30 ans et du pouvoir de la sexualité féminine.

Noisey : Avec cet album, Garbage a crée bien plus qu’une simple série de morceaux — vous avez crée un son.
Butch Vig : Au moment où on a commencé Garbage, j’avais dû produire quelque chose comme 10,000 groupes en configuration guitare/basse/batterie. Ça m’arrivait de boucler des albums entiers en une journée ! J’ai fini par saturer de tout ça. En 1990 ou 1991, Steve m’a offert un album de Public Enemy – ça m’a scotché, leur son était dingue, sauvage et flippant. Pour moi, c’était du rock ‘n roll, du rock ‘n roll moderne. Je voulais comprendre comment ils en étaient arrivés à ça. Ils utilisaient des samplers Akai et Kurzweil, donc on en a acheté. On se servait de ces samplers pour manipuler et transformer les sons, faire des boucles. On enregistrait toutes nos idées, on les mettait sur cassette, on arrangeait et triturait le tout pendant le mixage et on en faisait un morceau. Aujourd’hui, les gens utilisent des ordinateurs, c’est beaucoup plus simple. À l’époque, on enregistrait sur des cassettes analogiques et on essayait de synchroniser les samples correctement — c’était un vrai cauchemar.

Quand vous avez enregistré l’album, t’es-tu préoccupé des attentes que les gens pouvaient avoir vis-à-vis de toi ?
Ouais, j’étais sous pression quand on travaillait sur le premier album de Garbage, surtout quand « Vow » est sorti sur le CD sampler du magazine anglais Volume et que les radios KROQ de Los Angeles et The End de Seattle ont commencé à le diffuser. On n’arrêtait pas de recevoir des appels « Il faut que vous finissiez l’album, le morceau explose ! » On était hyper surpris et absolument pas prêts. Quand on a signé sur Mushroom/Infectious, on s’est mis d’accord avec le label pour ne pas mettre l’accent sur ma présence au sein du groupe. On n’a pas reçu une avance énorme, on ne voulait pas de gros contrat. Puis, on a eu de plus en plus de succès. Au moment où on a bouclé l’album, le label nous a annoncé qu’il avait calé une tournée de 6 semaines pour la promotion — je n’en dormais plus, je flippais complètement. Je me demandais comment on allait faire pour jouer nos morceaux en live. Comme je te l’ai dit, c’était des morceaux crées en studio, on ne les avait jamais joué en live avec le groupe au complet !

Il y a avait mon nom sur l’album et s’il faisait un bide, je savais que j’allais en souffrir. Les gens n’allaient pas forcément se rappeler de Shirley, de Duke ou de Steve. Mais malgré toute la pression que je me mettais, je me disais qu’il fallait garder la tête haute et rester confiant – on trouvait tous que les morceaux étaient cools. Mais putain, je me rappelle avoir été vraiment à bout de nerfs pendant les deux semaines qui ont précédé nos premiers concerts [Rires]. On a tracé de Madison jusque Chicago pour faire la promo de l’album et on a entendu « Vow » à la radio. On s’est tous regardé et on s’est dit « Putain. » Et ça rendait super bien.

Vous avez appelé votre tournée « 20 Years Queer ». Malgré votre succès, vous restez attachés à tout ce qui peut être queer — littéralement : bizarre, déviant — vous avez d’ailleurs intitulé votre dernier album Not Your Kind of People (2012). C’est quelque chose que vous imaginiez à vos débuts en 95/96 ?
Shirley Manson : Je suppose qu’aucun musicien ne peut s’attendre à ce gene de choses — à part peut-être quelques tarés — personne ne peut croire une seconde qu’il va toucher le public de telle ou telle façon et être projeté à une place qu’il a toujours rêvé d’occuper. Je pense que notre premier album était, d’une certaine façon, dans l’air du temps. On a eu énormément de chance. On a été scotché, du début à la fin. Je n’arrive pas à croire que ça me soit arrivé, et que ça continue encore aujourd’hui, que je puisse encore faire de la musique, m’entretenir avec des journalistes comme toi, donner des concerts. C’est juste dingue.

Butch Vig : je pense que l’amour que nous portent les fans est surtout dû aux paroles de Shirley. On s’est toujours sentis comme des marginaux, on venait du Midwest — je suis originaire de Viroqua, une petite ville du Wisconsin — et Shirley avait l’impression d’être une citoyenne américaine de seconde zone puisqu’elle venait d’Écosse. On retrouvait ça dans les paroles de Shirley, dans le ton de sa voix et dans la manière qu’elle avait de chanter. Elle a toujours eu une position radiciale, depuis le début. D’une certaine manière, je pense qu’elle a été un modèle pour beaucoup de nos fans.

Il y a aujourd’hui énormément de nostalgie autour des 90’s. Ça fait partie des raisons qui vous ont motivées à organiser cette tournée ?
Shirley Manson : Pas vraiment, on est pas très nostalgiques. Je crois qu’on l’a avant tout fait pour nous. C’est un peu égoïste, mais c’est hyper excitant.

Tu trouves ça égoïste ?
Shirley Manson : Ouais, on se fait plaisir. C’est un moment unique dans nos vies et c’est pour nous une opportunité de jouer une setlist complètement différente de ce qu’on jouait à l’époque. Il y a des morceaux comme « Stroke Of Luck » qu’on a encore jamais joués en concert – ou alors on a dû sacrément le merder. On n’a jamais répété pour cet album, jamais joué les faces B donc ouais, c’est égoïste et excitant. La nostalgie, c’est pas vraiment mon truc. La seule chose que je regrette c’est l’incroyable liberté qu’il y avait dans les années 90. Musicalement c’était une époque palpitante et très éclectique. C’était aussi la première fois que la musique alternative (par ça, j’entends tout ce qui se distingue de la pop) a fait son entrée dans la culture mainstream et l’a finalement dominé. Ça n’était encore jamais arrivé, et ce n’est plus arrivé depuis. Aujourd’hui, on a encore des artistes alternatifs géniaux, mais ils ne sont pas mis en avant, ils ne font pas la couverture des magazines, ils ne passent pas à la télé ni à la radio. Les années 90 étaient une période passionnante pour moi, parce que j’adore la musique alternative. J’aime les idées qui provoquent et les personnes qui raisonnent et qui se rebellent. J’ai très envie que ce moment se reproduise à nouveau dans la musique.

Quel impact a eu Garbage sur votre vie ?
Shirley Manson :
Oooh. Je ne sais pas si je peux répondre à cette question, je ne peux pas revenir sur chaque moment que j’ai vécu et séparer mon moi actuel du reste de ma vie. Contrairement à beaucoup de groupes, nous n’étions plus des kids quand on a formé Garbage. J’avais 28 ans et le reste du groupe avait une trentaine d’années. On était considéré comme des vieux. L’avantage d’avoir du succès sur le tard, c’est que tu es déjà au parfum de pas mal de choses, si tu vois ce que je veux dire. J’avais déjà passé une dizaine d’années dans un groupe et Butch produisait déjà des albums à succès. Mais, par exemple, quand la Cour Suprême des Etat-Unis a légalisé le mariage gay, il y a de ça quelques semaines. Je me suis rendue compte que ça faisait 20 ans qu’on apportait, avec le groupe, notre soutien à la communauté LGBT. J’ai aussi pris conscience que nous étions, en tant que personnes, toujours très fidèles à notre premier album. On l’assume toujours à 100 %. C’était un disque qui abordait des thèmes adultes, parce que nous étions nous-mêmes déjà adultes. On a beaucoup de chance de pouvoir regarder 20 ans en arrière et de se dire que cet album correspond toujours aux personnes que nous sommes.

Butch Vig : Pour moi, Garbage ce n’est pas qu’un groupe — c’est un style de vie. Il y a un esprit de camaraderie entre nous 4 que j’aime énormément. Garbage a été un exutoire créatif pour chacun d’entre nous, artistiquement mais aussi humainement. J’ai beaucoup appris auprès de Shirley, ne serait-ce que la façon dont elle foit les choses en tant que femme et expatriée. C’était très enrichissant pour Duke, Steve et moi. Garbage m’a aussi permis d’occuper plusieurs rôles. Si je n’avais été qu’un simple batteur dans un groupe, j’aurais fini par m’en lasser. Avec Garbage, j’ai eu plein de casquettes différentes, et ça a rendu le groupe très intéressant pour moi pendant 20 ans. Je peux tour à tour écrire des morceaux, produire, jouer de la guitare et programmer des synthés. On partage tous ces rôles. Et ça a été quelque chose de très sain pour nous quatre.

À l’exception de To Bring You My Love de PJ Harvey et peut-être du premier album d’Elastica, aucun album de rock en 1995 n’avait vraiment abordé aussi frontalement le sujet du désir sexuel féminin.
Shirley Manson : J’ai repensé à tout ça en voyant l’importance que prenait Miley Cyrus aujourd’hui. Je l’ai entendue parler au sujet de sa sexualité et de son genre, et je m’identifiais vraiment à ce qu’elle disait. Elle s’exprimait beaucoup mieux que moi sur son comportement et sur les motivations qu’il y avait derrière ses choix. C’est seulement après avoir lu une interview d’elle que je me suis dit que j’avais finalement fait la même chose en 1995. Si tu retrouves des articles de presse sur nous à l’époque du premier album, tu verras que je faisais exactement comme elle : je m’attrapais toujours l’entrejambe, je tirais la langue et ça me faisait marrer de lever mon t-shirt quand les gens avaient le dos tourné, en pleine réunion d’affaires. Je jouais avec le pouvoir de la sexualité féminine.

À l’époque, j’avais compris le pouvoir qu’elle recelait et je n’aimais pas la manière dont on la percevait. On la représentait généralement de manière très cliché, très esthétique et soumise. Beaucoup de jeunes femmes ne se rendent pas compte de la puissance qu’elles ont. Elles pensent que leur sexualité les rend faibles, alors qu’en réalité, c’est tout le contraire. Je pense que ce n’avait pas été mis en avant dans les années qui ont précédé la sortie de notre premier album.

Il y a quelque chose de sombre dans Garbage, mais pas sombre à la manière de Nine Inch Nails, Marilyn Manson ou même Portishead — des groupes assez sombres et extrêmement populaires à l’époque. Des morceaux comme « Stupid Girl », « Only Happy When It Rains » et « Stroke of Luck » étaient à la fois sombres, dansants et hyper pop.
Butch Vig : Je pense que nous avons tous les 4 des personnalités assez mélancoliques. À la différence de certains des groupes que tu as mentionné, Shirley ne cherche pas la confrontation, elle ne va pas te crier sa colère en pleine face. Ce n’est pas la même noirceur. Je ne sais pas si je peux vraiment expliquer ce que c’est. C’est un truc qu’on partage au sein du groupe. On aime juxtaposer une mélodie pop avec des paroles sombres, ou l’inverse.

Shirley Manson : On a compris la force des messages contradictoires. Parfois en tant que groupe, quand on voit d’autres groupes ou d’autres artistes, on se dit « wow, c’est dingue, il n’ont qu’une seule dimension » L’être humain n’a pas qu’une seule facette. On voulait à tout prix mettre ça en avant. On voulait faire de la musique pop mais de la musique pop mordante. On voulait composer de belles mélodies mais avec des messages brutaux par dessus. On voulait brouiller la perception des gens. À mon sens, c’est la plus grande force du groupe, mais ça nous a aussi apporté beaucoup de problèmes. Je pense que les gens veulent qu’on leur donne une musique à laquelle ils peuvent s’identifier. Avec nous, puisqu’on était plus difficile à cerner, je pense que les gens se méfiaient, ils devaient se dire « peut-être qu’ils ne sont pas cool parce qu’ils font de la pop » ou « ils ne sont peut-être pas si alternatifs que ça parce que leurs morceaux passent en club. » On nous a souvent reproché d’être bidons. On voulait juste pouvoir mener à bien notre vision de la musique. Et c’est ce qu’on a fait, avec beaucoup d’aplomb, en y repensant bien. D’ailleurs, je comprends pourquoi les gens pétaient des câbles contre nous — on a fait du bon travail [Rires].

J’ai l’impression que quelques morceaux sont des règlements de compte vis-à-vis de choses ou de personnes qui t’ont causé du tort, Shirley. Comment tu le vis, 20 ans après ?
Manson :
[Rires] Je le vis très bien. Je suis trop honnête, c’est peut-être ma plus grande force mais c’est aussi mon plus gros défaut. Seule la vérité m’intéresse. Le reste, c’est de la connerie, ça ne m’intéresse pas, je n’ai pas le temps pour ça. J’avais déjà ça en moi à l’époque. Je savais ce que je voulais dire et comment je voulais le dire. C’était très authentique, même à l’époque. Ces lignes de conduite m’accompagnent encore aujourd’hui. C’est un vrai soulagement, parce que je connais beaucoup d’artistes qui ne veulent plus jouer leur premier album parce qu’ils estiment n’avoir plus aucun rapport avec cette première production. C’est génial, je me sens encore proche de tous ces morceaux. Ils résonnent encore dans ma vie actuelle, avec les connards auxquels je dois parfois faire face.

Du coup, tu as toujours quelque chose à propos de quoi chanter.
Shirley Manson :
C’est un fait. Le monde change, les connards restent les mêmes et ne bougent pas. Ils sont là pour durer [Rires]

Vous vous attendez à quel genre d’ambiance pour cette tournée d’anniversaire ?
Butch Vig :
Vu qu’on a donné plus de 1000 concerts ces 20 dernières années, on a nettement plus d’assurance quand on monte sur scène aujourd’hui. Et on se sent aussi plus libres – à ce stade on n’a plus rien à prouver. Pendant notre première tournée, on essayait juste de ne pas trop craindre. [Rires]. Mais maintenant, on fête l’anniversaire de notre premier album et on va s’éclater. On bosse encore sur l’arrangement des morceaux à l’heure actuelle. Il y a certains morceaux que l’on a encore jamais joués en concert, comme par exemple, « Alien Sex Fiend ».



Garbage sera en concert à Paris le 7 novembre au Zénith à l’occasion de la tournée « 20 Years of Queer »

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