Bien avant que Kanye West interpelle sur Twitter le boss de Facebook pour l’aider à concrétiser ses rêves, il a essayé de téléphoner à Gene Brown.
Gene Brown, ancien MC et producteur installé en Caroline du Nord aux États-Unis, n’avait pas les moyens de lui filer du cash, mais il pouvait lui offrir des pépites soul, funk et rock extraites d’albums obscurs : du pur prêt-à-sampler. C’était au début des années 2000, quand Kanye commençait tout juste à décoller grâce à sa « chipmunk soul » [ ainsi définie en raison des modifications qu’il opérait sur le pitch et le tempo des chanteurs soul qu’il samplait, perfectionnant une technique inventée à l’origine par RZA]. Trouver une boucle qu’il pouvait manipuler et transformer en hit pour un rappeur de l’écurie Roc-A-Fella Records – ou bien pour son premier album, un classique qui allait bientôt voir le jour – était pour lui comme découvrir de l’or. Alors qu’il assistait à un concert au Tar Heel State, son collègue producteur 9th Wonder lui confia que Brown avait chez lui des disques remplis de ces trésors.
« Il a dû essayer de me téléphoner une dizaine de fois », raconte Brown. « C’est habituel : les artistes entendent parler de moi et essaient de me contacter. »
Mais le contact ne s’est pas fait ce soir-là : Brown était en voyage et n’a jamais répondu au téléphone. Près de 10 ans plus tard, alors que Kanye était à Paris en train de travailler sur Yeezus, le digger de vinyles quadragénaire allait finalement lui envoyer une sélection de fichiers au format wav, prêts à être samplés. Mais à l’époque, les coups de fils de jeunes producteurs émergents, c’était le quotidien de Brown, rien d’extraordinaire. Il avait alors préféré se concentrer sur ce qu’il était en train de faire, et qu’il fait encore aujourd’hui : voyager aux quatre coins du pays à la recherche des sons que les plus gros artistes du monde peuvent transformer en classiques hip-hop.
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Questlove, Pete Rock, Q-Tip, Just Blaze et DJ Premier ne sont que quelques noms d’artistes légendaires qui ont demandé à Brown de leur fournir de la matière. Quelques-uns des plus beaux albums de hip-hop de ces dix dernières années portent sa griffe : Furthest Thing de Drake, Go Crazy de Young Jeezy, ou The Season, du Californien Anderson .Paak, toute dernière signature d’Aftermath Entertainment. Certains projets ont même vu le jour à partir des trouvailles de Brown, comme c’est le cas pour une grande partie du très honnête premier album de Little Brother, The Minstrel Show, ainsi que pour The Renaissance de Q-Tip, encensé par les critiques à sa sortie. Grâce à son travail, Brown est devenu un personnage connu dans le milieu, et le respect qu’il inspire s’est manifesté à plusieurs reprises : notamment quand des personnalités consacrées du rap comme Kymabo « Hip-Hop » Joshua ou Peter Rosenberg l’ont désigné comme fournisseur de référence pour leur collection personnelle de disques, ou quand des mecs comme Easy Mo Bee, DJ Scratch, et Freeway ont joué au Bowery Electric pour sa fête d’anniversaire.
Pour autant, le chemin vers cette consécration ne fut pas de tout repos : Brown, comme tant d’autres artistes, a raclé les fonds de tiroirs avant de finalement trouver son créneau. Ce n’est qu’après des années à essayer de réussir comme artiste solo et leader de groupe qu’il a fini par découvrir qu’il avait de l’or dans ses mains, caché au milieu de la poussière des vieux vinyles qu’il dénichait. Il a eu la révélation au milieu des années 90 quand, suite à l’insistance de deux de ses amis diggers, il prit un stand lors d’une convention de disques à New York.
On était alors encore dans « l’âge d’or » du hip-hop, et les conventions du genre étaient fréquentées par quelques-uns des plus brillants artistes du genre, à la recherche d’inspiration. Et même s’il avait beaucoup moins de disques que ses compères – une seule caisse, comparée à leurs deux tables remplies, raconte-t-il – Brown a cassé la baraque et a réussi à vendre des disques à des beatmakers aussi connus que Diamond D ou Buckwild. C’est à partir de là qu’il est devenu réputé à New York pour posséder la crème de la crème des vinyles, y retournant plusieurs fois dans l’année pour liquider ses caisses. Il a aussi commencé à en vendre dans sa région, puisqu’il faisait déjà partie d’un réseau de musiciens talentueux depuis la fac à l’Université Centrale de Caroline du Nord (NCCU), fréquentée par les membres de Little Brother et du collectif de rap Justus League.
L’activité de Brown peut sembler surprenante aux yeux de certains, voire poser un problème à d’autres, et notamment à ceux qui ont été très agacés l’été dernier lorsqu’ils ont appris que le plus grand rappeur au monde n’écrit pas toujours ses propres paroles. Brown, lui, pense que son job est nécessaire pour les artistes, mais aussi crucial en ce sens qu’il aide à maintenir la tradition du sampling, une pratique à l’origine du hip-hop.
Noisey : Comment as-tu commencé à vendre des disques ?
Gene Brown : C’est venu naturellement, parce que j’avais déjà commencé à produire, à écrire des paroles, et je connaissais un peu les subtilités qui faisaient la différence sur tel ou tel disque. Et j’ai toujours été légèrement plus doué que la plupart des gens quand il s’agissait de trouver des choses. Je tombais sur plusieurs copies du même disque, et je l’échangeais ou le revendais à quelqu’un. Je me suis dit que c’était une bonne façon d’obtenir les choses que je voulais, ou bien me faire de l’argent.
Quand as-tu vendu ton premier disque ?
J’étais encore à l’école. J’avais rencontré un type lors d’une convention de disques en Caroline du Nord. Il était venu organiser cette convention, alors qu’il vivait en Virginie, à Richmond. Tu sais, quand tu es un peu curieux, tu cherches des nouveaux endroits à explorer, des nouveaux magasins de disques pour trouver autre chose. Je suis donc allé dans une de ses conventions et on a établi le contact. Il avait cet ami, Lennard Gill, que tout le monde appelle Len Funk. Il est connu depuis l’âge d’or du hip-hop à New York ; c’était un de ceux qui étaient vraiment impliqués dans la scène. On a fini par bien s’entendre, tous les deux. On s’échangeait des disques, on se faisait écouter du son.
Une fois, à la convention, Len Funk et son ami m’ont dit : « Écoute, mec, on va organiser une convention à New York. Tout que tu apportes ici est vraiment dingue. Amène donc une caisse là-bas et installe-toi avec nous. » Je n’avais jamais participé à une convention de disques en tant que vendeur, et je ne croyais même pas en être capable. Mais les gars m’ont convaincu. J’y suis allé avec eux, je n’avais qu’une caisse de disques, alors qu’eux occupaient deux tables. Et je n’imaginais pas que ça allait être aussi dingue : j’ai quasiment liquidé ma caisse entière, et j’ai récolté plus d’argent qu’eux deux réunis avec leurs 15 ou 20 caisses ! Rashad Smith, Diamond D et Buckwild étaient là, et m’ont acheté des disques.
Et à cette époque, où en était ta carrière musicale ?
J’avais fini l’école et j’étais rentré à Charlotte pendant une année, puis j’avais décidé de déménager à Atlanta. J’y suis donc allé, et j’enregistrais toujours de la musique, et sortais des disques. J’ai fini par monter un groupe et on a commencé à jouer le long de la Côte Est. On m’a fait deux offres de contrat qui sont finalement tombées à l’eau. J’ai eu beaucoup d’opportunités de production pour des gros artistes intéressés par des beats, mais ça ne suffisait pas à faire un album, ou bien il n’y avait pas assez d’argent sur la table. J’en ai eu marre et je me suis découragé. Au même moment, je vendais déjà les disques de ma collection personnelle, et je réalisais que ça marchait beaucoup mieux pour moi, et que c’était une activité bien plus stable. Ensuite j’ai eu une petite fille, et lorsqu’elle est née, ça a été comme une prise de conscience. Je me suis dit, « ok, je ne peux plus me contenter d’être un artiste précaire ».
Qu’est-ce que tu dis aux gens qui pensent que ces artistes devraient peut-être trouver eux-mêmes leurs propres samples ?
La plupart des gens avec qui je bosse doivent faire partie d’un certain milieu, économiquement parlant. Je suis sans doute le meilleur dans ce que je fais, et c’est pour ça qu’ils sont intéressés par mes services. Beaucoup de gens ne se réalisent pas la valeur de ce boulot. Et puis il y a ceux qui s’en rendent compte, mais qui n’ont pas le budget pour acheter mes disques. Ils font du mieux qu’ils peuvent de leur côté : ils vont digger eux-mêmes, ou vont sur internet.
Avec les types qui sont vraiment en haut de l’échelle,c’est différent : ils n’ont pas le temps de digger, alors ils payent pour avoir le top, ce qui leur fait gagner du temps. Énormément de temps. Ils savent pertinemment ce qu’ils vont obtenir lorsqu’ils déboursent une telle somme. Ils peuvent bien essayer de digger eux-mêmes, mais ils ne trouveront pas le dixième de ce qu’ils obtiendraient si c’était Gene qui venait les voir. D’ailleurs, pour la plupart d’entre eux, ce n’est absolument pas une bonne idée d’aller digger : tout le monde les dérange pour leur demander un autographe, ou essaie de les épier pour savoir ce qu’ils sélectionnent. Ce que moi je fournis, c’est un service personnalisé, du sur-mesure, du cinq étoiles.
Je crois vraiment que ce que je fais est très important pour maintenir le « boom-bap », ce son old-school du hip-hop qu’on n’a pas envie de perdre. Je sais parfaitement que je facilite le travail de tous ces mecs, ce qui leur permet de faire de la musique qu’on a tous envie d’entendre. Et c’est un truc assez naturel : il s’agit de faire vivre la bonne musique, point. C’est le point de vue macro de mon activité, qui fait partie d’un ensemble bien plus large… ce n’est pas forcément qu’une histoire d’argent.
En parlant de ça, est-ce que je peux me permettre de te demander le coût de tes services ?
Je vends le disque à son prix juste. Il arrive qu’on me verse un extra si le disque devient un single. Certains mp3 de mes disques peuvent valoir très cher. Parfois on me fait une offre du type « j’ai besoin de x fichiers, voici de quoi rémunérer ton temps de travail ». Ça a pu monter jusqu’à 5000 $ pour un CD de fichiers wav. J’ai aussi vendu des disques à 2000 $ pièce. Il ne faut pas oublier que mon boulot n’est pas sans risque… un client peut écouter le sample, et essayer ensuite de le trouver lui-même. On trouve tout sur internet de nos jours. Je dois donc gérer des situations délicates avec certaines personnes. Il doit y avoir un certain respect.
Tu peux nous dire tes beats préférés qui sont basés sur des samples que tu as dénichés ?
Pas facile de mentionner des chansons spécifiques. Je dirais « Go Crazy » et « Mr 17.5 » de Young Jeezy, et « Girl » des Destiny’s Child. J’ai aussi fait des choses bien avec Ludacris, Drake, DJ Spinna, Apathy.
Et Kanye ? Tu as bossé avec lui ?
Kanye a essayé de me contacter deux fois au début des années 2000. Il est venu voir un concert en Caroline du Nord et 9th était là. Il lui a demandé : « Hey mec, où est-ce que tu as dégoté tous ces samples ? C’est taré. » Alors 9th lui a parlé de moi et Kanye a dit : « Il faut qu’on le contacte sur-le-champ ! » Je pense qu’il m’a appelé dix fois cette nuit-là, sans réussir à me joindre. Plus tard, son manager, Hip-Hop, a essayé de me mettre en contact avec lui pour une production, alors qu’il était en studio à Paris. Je lui ai alors envoyé du son.
Tu crois qu’on peut en entendre sur The Life Of Pablo ?
Je crois que non, mais je n’en suis pas sûr. Je ne l’ai pas encore écouté en entier. Kanye est très aléatoire dans sa façon de trouver des sons.
Qu’est-ce que tu penses de « No More Parties in L.A. » que certains considèrent comme un retour au son de ses débuts ?
C’est de la bonne came. Le genre de son que j’aime écouter.
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