Depuis dix ans qu’elle pille sans vergogne le caveau de la pop-culture eighties, l’industrie hollywoodienne a développé quelques astuces élémentaires. Elle a ainsi fait de la musique son bras armé lorsqu’il s’agit de rafistoler les doudous loqueteux des trentenaires. Le réalisateur du Ghostbusters 2016, Paul Feig, le dit lui-même. « Pour moi, c’était évident : après la scène d’ouverture, boum, il fallait qu’on balance la chanson de Ray Parker Jr. C’est grâce à elle qu’on se dit : ‘waouh, je suis devant Ghostbusters’ ». Logique : à l’heure où le métier de cinéaste hollywoodien équivaut à celui des DJs de pubs irlandais, condamnés à passer inlassablement les tubes d’une époque révolue à des gamins qui auraient rêvé de la vivre, le secret d’un recyclage de blockbuster réussi réside plus que jamais dans la pertinence de la playlist, l’habileté des transitions, la finesse des mashups.
Théoriquement, Paul Feig ne pouvait donc pas se planter en glissant ce hit oecuménique en ouverture. Et pourtant. On ne reviendra pas sur le lynchage au long cours de son Ghostbusters par la twitto-racaille, à cause de son casting féminin et d’un trailer pas jouasse (à noter que le film a en plus reçu un accueil tiède aux États-Unis, malgré les louanges d’une presse sans doute soucieuse d’encourager le geste militant). Précisons simplement que la vision du film confirme les appréhensions suscitées par l’annonce d’un tel reboot chez le cinéphile adulte et normalement constitué – donc pas atteint de ce trouble neuronal très répandu, qui pousse le trentenaire à bénir tout produit culturel lui rappelant son passé de chiard pourri-gâté.
Pas besoin de décrire la bête : la bande-son suffit à identifier ce qui ne tourne pas rond dans le cerveau des décideurs. Outre le vieux Ray Parker Jr, ce reboot de Ghostbusters s’offre un pot-pourri transgénérationnel, une sorte de partouze insensée voyant Missy Elliott fricoter avec Fall Out Boy, Mark Ronson avec Passion Pit, tandis que Pentatonix et Walk The Moon se disputent le remix du thème principal comme un nonos déjà bien décharné ; bref, une B.O. absurde racontant à elle seule le gouffre existentiel où l’entertainment ne cesse de s’enfoncer.
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Mais pour bien mesurer ce gouffre-là, mieux vaut d’abord tenter de saisir ce qui rendait le morceau originel aussi sympathique à la base. Indice : c’était un morceau de 1984, précisément ; un tube composé par un type de son temps, un crooner R&B ayant fait ses gammes auprès de l’intelligentsia soul des seventies. Ray Parker Jr assure les guitares de Stevie Wonder, écrit pour Aretha Franklin, Diana Ross ou The Carpenters avant de fonder son propre groupe, Raydio, en 1977. Bien qu’ils ne lisent probablement pas ceci, les habitués du festival de Montreux doivent se souvenir de The Other Woman (1982), son premier tube solo, qui, à l’époque, culminait déjà au top du Billboard. De quoi faire de lui un candidat idéal pour composer l’hymne de Ghostbusters, à la demande de la production et avec pour seule contrainte d’intégrer le titre du film aux paroles.
S’inspirant des slogans cheap crachotés par la télé locale (« Décrochez votre téléphone et appelez maintenant ! »), Parker trouve la structure du morceau : ce sera une réclame putassière pour le business des casseurs de fantômes. Ça tombe bien, le film aussi se conçoit vaguement comme une fable invitant à lâcher sa planque universitaire pour tenter l’aventure du privé et du self-branding. Pressé par le studio, Parker bricole en 48 heures ce hit très basique et néanmoins efficace. Tellement efficace qu’Huey Lewis l’accuse d’avoir copié sur lui. Plus précisément, sur son « I Want a New Drug (Love) » de 1983.
De fait, le riff lancinant de Ghostbusters semble marteler au ralenti celui des News. Lewis s’empresse donc de poursuivre l’auteur du single le plus vendu de la planète en 84 – ce qui, sur le papier, semble en effet un joli coup à jouer. L’affaire se réglera à l’amiable des années plus tard. Entre temps, Parker est entré dans l’histoire et a poursuivi une carrière paisible, loin des médias – alors que le jackpot décroché lui aurait largement permis de disparaitre et de devenir le Patrick Hernandez américain, ce qui aurait ajouté encore un cachet eighties supplémentaire à la légende. L’auteur de Ghostbusters VS. celui du Power of Love de Retour vers le futur, tout ça était déjà extrêmement mid-eighties de toute façon. Le reste du disque est d’ailleurs en harmonie : de Thompson Twins à Air Supply, voilà une B.O. qui ne ment pas sur la date de ponte.
En 89, Ghostbusters 2 prenait le même parti : mettre le doigt sur l’humeur de l’époque. Le script, calamiteux mais plein de bonnes intentions, tente de faire de New-York son sujet. Le slime rose et visqueux est une métaphore très bourrine de l’énergie négative qui possède la ville, alors que la criminalité est à son comble et que le grand nettoyage de Rudolph Giuliani se fait encore attendre. La reprise du thème est logiquement confiée à des rejetons du Queens, plus présentables que Public Enemy mais à peine moins patibulaires : Run-DMC.
Les autres titres sont signés Bobby Brown ou encore Doug E. Fresh, autres emblèmes d’un hip-hop récemment extirpé des quartiers et ayant explosé entre la sortie des deux films. Rien de plus sensé de la part d’une comédie de 1989 sur la reconquête de la Big Apple par des foules à nouveau unies (« We’re gonna have to take control, all on our own », chante Brown après que les Ghostbusters aient libéré Manhattan en maraboutant la Statue de la Liberté – quand on vous dit que c’est plein de bonnes intentions).
Vingt-sept ans plus tard, ce n’est plus un seul groupe qu’on invite à livrer sa relecture, mais toute une flopée. L’album ne compte pas moins de trois (TROIS !) versions différentes du titre de Ray Parker Jr. De quoi révéler la confusion qui règne à la racine du projet : on ne sait pas quelle couleur générale donner à ce Ghostbusters nouvelle manière. Des stars R&B des nineties se perdent dans un dialogue de sourd avec des college-rockers réchappés des 2000s et des poppeux obsédés par The Police. Tout ce beau monde fait mine de se rassembler autour d’un refrain de 1984. Un grand brassage faussement dingue et pseudo-démocratique, masquant mal l’indécision de marketers tellement paniqués qu’ils ne savent plus dans quelle décennie ils se trouvent.
Il n’y a qu’à voir le rap de Missy Elliott, noyé dans une paraphrase des paroles de Parker (« There’s something strange in my neighborhood / Look out the window and it ain’t too good ») et complètement déconnecté du film. Idem pour la macédoine de Mark Ronson, Passion Pit et A$AP Ferg, qui fait danser le personnage de Chris Hemsworth (pendant crétinoïde de Janine, la secrétaire à lunettes) façon chippendale métrosexuel devant une foule new-yorkaise en délire : quel rapport entre la chanson et la tonalité gender de la scène ?
Peu importe, l’idée semble être de prouver que la rengaine « Ain’t afraid of no ghost » est increvable et soluble dans la pop de tous les âges. C’est plutôt qu’à force de se recycler, de s’auto-dévorer, le cool des eighties finit par glisser complètement sur le présent. Le film est à l’avenant : la chasse au fantômes n’y est qu’un prétexte pour démontrer que les comédiennes issues du Saturday Night Live savent aussi balancer dix vannes à la minute sur une heure et demie – à moins que cette démonstration-là ne soit elle aussi qu’un prétexte pour appâter les trentenaires coincés dans leurs années de maternelle. Loin de nous l’idée d’imiter ces derniers, et pleurer une ère ancestrale où tout était génial, où les Ghostbusters étaient des chefs d’oeuvre dont les bandes-son soulignaient le propos avec subtilité – et pour cause : cette ère-là n’a jamais existé. Celle où la pop-culture s’adressait à son époque au lieu de capitaliser sur un sentiment nostalgique, en revanche, oui. Pas question d’exiger, comme tous les fanboys zombifiés, qu’on ne touche pas à nos doudous d’antan. Bien au contraire : touchez-les, pillez-les, violez-les, mais tirez-en quelque chose d’étonnant et sans rapport avec le fétichisme nécrophile. Quelque chose qui, plutôt que « waouh, je suis devant Ghostbusters », nous fasse dire : « waouh, je suis en 2016 ».
La B.O. de Ghostbusters est disponible depuis le 15 juillet. Le film sera sur les écrans en France à partir de demain 10 août.