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LE NUMÉRO DU VILAIN BOUC

Tout le monde a le droit d'être belle

Vous avez vu les documentaires de Christophe de Ponfilly sur Massoud ? Dans Une vallée contre un empire, tourné en 1979, il suit un groupe de moudjahidin qui crapahutent dans la montagne...

Mom Sam Un a 35 ans, elle est mariée et a trois enfants ; son accident date de 1996

Vous avez vu les documentaires de Christophe de Ponfilly sur Massoud ? Dans Une vallée contre un empire, tourné en 1979, il suit un groupe de moudjahidin qui crapahutent dans la montagne quand l’un d’entre eux marche sur une mine. Sa jambe est arrachée et deux jeunes médecins sont obligés de l’amputer sur place, au couteau. En voyant ça, on réalise que les mines antipersonnel sont les petites merdes les plus mesquines et dégueulasses jamais inventées par l’homme. C’est sûrement ce qu’a dû se dire Morten Traavik, un artiste norvégien, en passant quelques semaines dans la famille de sa meuf en Angola, l’un des trois pays les plus touchés par ces saloperies. À force de voir passer des amputés, il en est revenu avec l’idée d’organiser un concours : Miss Landmine. Le premier s’est déroulé en Angola en 2008 et tout s’est bien passé. Mais Miss Landmine 2009 devait avoir lieu au Cambodge – dont le sol est toujours truffé de ces engins explosifs, quinze ans après la défaite des Khmers Rouges – jusqu’à ce que le Premier ministre cambodgien décide de tout annuler. On a ­appelé Morten pour en savoir un peu plus. Vice : Bonjour Morten. Donc vous étiez en voyage en Angola, choqué par le nombre de personnes mutilées par des mines, quand on vous a proposé d’être membre du jury d’un concours de beauté tout à fait classique… Mais comment avez-vous eu l’idée d’organiser un concours de Miss mine antipersonnel ?
Morten Traavik : L’idée est très simple en fait, il s’agit d’associer deux notions que tout oppose en apparence. Dans le domaine du théâtre, dont je suis issu, ça s’appelle un contrepoint. La tension dramatique naît toujours d’un contraste. Plus dur est le contraste, plus forte est la tension. Et vous considérez ce concours comme une œuvre d’art, un projet humanitaire ou une façon d’aider ces femmes tout en vous amusant ?
Je préférerais ne pas influencer la façon dont les gens perçoivent Miss Landmine en choisissant l’une des trois solutions. Je vois ça d’abord et avant tout comme un miroir. En étant confronté à ces candidates très spéciales, on ne les voit pas seulement sous un jour nouveau et surprenant, on se regarde aussi soi-même et on découvre ses propres préjugés. Quels préjugés ?
Eh bien, je suppose qu’ils diffèrent d’une personne à l’autre. Mais les critiques auxquelles j’ai été confronté sont révélatrices. On m’a accusé d’organiser un freakshow, un concours de monstres. Et le gouvernement cambodgien considère que ce concours est insultant pour la dignité de ces femmes. Je trouve cette façon de voir les choses assez révélatrice des préjugés dont ces femmes ont à souffrir. En parlant avec les candidates, se sont-elles plaintes d’être ostracisées à cause de leur handicap ?
Là aussi, tout dépend des personnes. Certaines femmes ont des vies relativement normales depuis leur accident. Mais la plupart d’entre elles souffrent d’être mises à l’écart et jugées à cause et de leur handicap, et de ce qui leur est arrivé. Le Cambodge est non seulement un vrai champ de mines, mais c’est aussi par certains aspects un pays un peu arriéré. La plus grosse partie de la population travaille à la campagne et n’est pas éduquée. Ils sont encore sous le joug de croyances religieuses, et l’une d’entre elles est le karma dont le principe, avec celui de la réincarnation, est que ce que vous vivez dans cette vie… … vous le méritez.
Oui exactement, parce que vous avez fait le bien ou le mal dans une vie précédente. Donc en plus de souffrir du trauma de l’accident et du handicap qui en découle, ces femmes sont confrontées au regard de leur entourage qui considère que c’est plus ou moins leur faute. Ce dont elles sont en plus elles-mêmes persuadées.

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Sek Sokea a 27 ans, trois frères et deux sœurs, et elle travaille à la ferme ; à 12 ans, elle a marché sur une mine disposée sur la route nationale, sur le chemin de l’école

So Yeu a été blessée à l’âge de 25 ans en allant couper du bois, elle ignorait qu’il y avait des mines dans la forêt

Dos Sopheap a 18 ans, elle en avait 6 quand elle est allée voir son père à Ampil Bram Derm ; ils ont eu cet accident en essayant de fuir les Khmers Rouges, son père aussi a été blessé

Et que s’est-il passé, pourquoi le gouvernement cambodgien a-t-il interdit le concours ?
Il m’est difficile de vous donner une réponse sûre à 100 %. La seule explication, pour l’instant, est venue d’une déclaration du Premier ministre Hun Sen dans la presse… Que disait-il ?
Que le projet devait cesser immédiatement parce qu’il était insultant et dégradant pour la dignité de ces femmes. Et quelle a été la réaction des candidates ?
Je n’ai pas eu le droit de les rencontrer depuis que le concours a été interdit. On leur a déconseillé de venir me rejoindre à Phnom Penh mais je me suis déplacé en secret dans les provinces les plus proches de la capitale pendant quelques jours, sans le dire à personne. J’ai pu rencontrer certaines d’entre elles, qui étaient toutes extrêmement déçues. Elles étaient aussi très inquiètes parce qu’elles savent de quoi le gouvernement est capable. Vous pensez qu’elles auraient pu être menacées ou emprisonnées ?
Tout ce que je sais c’est qu’elles avaient peur, mais je dois être tenu pour seul responsable de cette situation, puisque je suis l’instigateur du projet. J’ai d’ailleurs été menacé d’emprisonnement si je n’arrêtais pas tout ça sur le champ, y compris le site Internet. Vraiment ?
Oui, j’ai eu un rendez-vous de dernière minute avec le ministère des Affaires sociales qui soutenait le projet depuis le début et qui a soudain fait volte-face. C’est là qu’ils m’ont signifié très précisément qu’ils prendraient toutes les mesures possibles pour m’empêcher de mener à bien le projet au Cambodge. Et que je devais me préparer à des poursuites légales si je ne fermais pas le site Internet. Je leur ai répondu que j’acceptais de mettre fin au concours sur le sol cambodgien pour des raisons évidentes de sécurité des candidates, mais qu’ils ne pouvaient pas me forcer à fermer le site Internet ou à en retirer les photos parce qu’ils n’appartenaient pas au Cambodge. Ils en sont évidemment conscients mais ça ne les a pas empêchés d’essayer de m’intimider. Je voulais aussi vous demander, à propos du concours : quels sont les critères du jury, sur quelles bases doivent-ils voter ? Les mêmes que pour un concours de beauté classique ?
Je n’ai jamais donné de consigne sur ce que les juges doivent prendre en considération. C’est une partie du challenge. Les gens doivent voter pour la candidate qui, selon eux, mérite le plus de gagner. Que ce soit celle qu’ils trouvent la plus jolie ou celle pour laquelle ils ont le plus de compassion, ou celle qu’ils perçoivent comme la plus pauvre et la moins à même de travailler pour gagner sa vie. C’est un choix conscient de notre part. Vous avez été traité de cynique et de raciste par des organisations humanitaires…
J’ai du mal à prendre ces réactions au sérieux. Mais je suis content que ces attitudes sortent du placard. Je leur dirais que plutôt que d’être outragés pour des personnes qui n’ont pas réclamé leur indignation morale, qu’ils demandent aux candidates ce qu’elles pensent du concours, puis qu’ils reviennent me voir pour qu’on puisse enfin commencer à discuter.

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Thou Chorn a 32 ans et trois frères et sœurs ; à l’âge de 20 ans, elle est allée chercher du travail dans une autre province qui s’appelle Pich Nil : pendant son séjour, elle s’est rendue dans la forêt pour couper du rotin quand elle a marché sur une mine et perdu ses deux jambes

Song Kosal a 24 ans, elle se trouvait dans une rizière avec sa mère quand elle marché sur une mine, à l’âge de 5 ans

Sut Ai a 48 ans et deux enfants, elle ne se souvient plus bien de son accident, elle avait 29 ans et marchait pour aller se baigner, elle se souvient juste que des soldats vietnamiens l’ont amenée à l’hôpital

Sorn Charya a 20 ans et cinq frères et sœurs, elle a marché sur une mine en descendant d’un tamarinier, à l’âge de 10 ans

Pourquoi avoir choisi le Cambodge pour ce deuxième concours ?
Le problème des mines antipersonnel ne connaît pas de frontières. J’ai choisi le Cambodge, en partie parce que c’est un des pays les plus contaminés par les mines avec l’Angola et l’Afghanistan, et en partie parce que je voulais savoir si ce concours pouvait transcender les barrières culturelles. Quant aux statistiques, le problème principal c’est qu’elles n’existent pas. Personne ne sait exactement combien de mines sont toujours actives, ni où elles se trouvent. Nous n’avons que des estimations : il y a actuellement environ 40 000 personnes qui ont survécu à des mines antipersonnel au Cambodge, ce qui ne dit rien de précis sur le nombre de morts. Ce que nous savons, c’est qu’après quinze ans de paix et de déminage systématique, il y a toujours tellement de mines sur le sol cambodgien qu’une personne est tuée ou blessée chaque jour. Comment avez-vous procédé au « casting » ?
J’ai collaboré avec la Cambodian Disabled People’s Organisation, la CDPO, elle-même tenue par des Cambodgiens handicapés. Ils ont utilisé leurs bureaux dans toutes les provinces du pays pour annoncer le concours, puis les chefs de ces bureaux et moi-même avons choisi une candidate par province en essayant de respecter au mieux le principe de variété d’âge, d’occupation et de statut civil des candidates. Parlez-moi du trophée : est-ce la jambe en or qu’on peut voir sur votre site ou une vraie prothèse ?
Même si l’or peut être cool pour des occasions festives, je ne pense pas que la gagnante tienne à porter une jambe en or pour le restant de ses jours. La jambe en or n’est que la coupe. La prothèse que la gagnante portera vraiment sera produite par les meilleurs techniciens orthopédiques norvégiens et ajustée en plusieurs étapes, de décembre à janvier. Elle sera d’une couleur qui ressemble le plus possible à la couleur de peau de la gagnante. Pourquoi une seule femme bénéficiera-t-elle de cette prothèse et pas toutes les candidates ?
Parce que c’est un vrai concours, et que tout le monde ne peut pas gagner un concours. Si tout le monde gagnait une prothèse ce ne serait plus une compétition, ce serait une action de charité. C’est une façon de montrer que dans la plupart des pays concernés par les mines antipersonnel, si ce n’est dans tous ces pays, il n’y a pas suffisamment de prothèses pour couvrir les demandes. Et puis une prothèse coûte énormément d’argent, environ 15 000 dollars, et nous ne sommes pas une organisation gouvernementale. Nous faisons tourner ce projet avec un petit budget alloué par le consulat des arts norvégien. Je suis metteur en scène de théâtre donc je gagne la majeure partie de mes revenus grâce à d’autres projets. Et puis même si nous avions les fonds pour donner une prothèse à chaque candidate, je ne sais pas si je le ferais parce que je ne suis pas un grand fan des subventions. Je ne crois pas qu’il faille aider les pays en développement sans rien demander en échange. On a vécu ce système ces quarante dernières années et ça ne fonctionne pas, ça n’arrange rien. C’est un système artificiel. Si quelqu’un devait s’en occuper, c’est bien le gouvernement cambodgien, mais en interdisant le concours ils ont bien montré qu’ils s’en foutaient complètement. Vous avez envie de faire un concours de Mister Landmine ?
Je joue avec cette idée, oui, mais je veux voir jusqu’où nous ­conduira la version féminine d’abord. Et où allez-vous organiser le prochain concours, en Afghanistan ?
Ce serait un challenge passionnant de bien des façons, mais il s’agit avant tout de garantir la sécurité des candidates, ce qui pour l’instant paraît impossible en Afghanistan.