Life

Grandir à Aulnay-sous-Bois lors des émeutes de 2005

Aulnay-sous-Bois

Je ne fais pas partie de ceux qui défendent corps et âme la banlieue. Certes, elle est toujours représentée de la même manière dans les médias et c’est très agaçant d’avoir continuellement les mêmes réflexions de la part de personnes qui n’ont jamais mis les pieds dans ta ville. « Oh là là mais tu habites à Aulnay-sous-Bois, y a beaucoup de trafics de drogue là-bas non ? » Non. Le 93 regorge surtout de lieux et de personnes extraordinaires. Mais ce département a aussi bien des défauts. Aulnay-sous-Bois restera toujours dans mon coeur. La ville qui m’a foutu la rage et forcé à me dépasser. Pour finir par la quitter.

J’ai vécu à Aulnay de mes trois à vingt-quatre ans. Alors que je grandissais, la banlieue changeait aussi avec moi. Petite, j’adorais cette ville. Elle a ce charme particulier qui rappelle les villages français avec son calme, ses grands parcs et ses commerces, qui n’ont pas bougé depuis les années 90, aux devantures bien désuètes.

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J’ai toujours été scolarisée dans le public et à l’école primaire, à part quelques moqueries sur untel qui portait de la marque ou non, nous étions encore assez sympas les uns envers les autres. Cela n’a pas duré. Je suis entrée au collège un an après les émeutes de 2005. Je n’en garde qu’un bref souvenir. Je me souviens de ma mère très inquiète suite à la déclaration de l’état d’urgence par Chirac. On avait regardé son allocution présenté par Pujadas sur France 2, ça avait l’air très grave. Une fois, lors d’une virée en voiture avec ma grand-mère, je me souviens avoir vu les restes du concessionnaire Renault et du resto Courtepaille, qui avaient été incendiés. J’avais regardé les carcasses noires en me disant simplement que c’était dommage et que j’aurais bien aimé manger à Courtepaille un jour. C’est là-bas qu’on m’invitera à déjeuner pour fêter mes 18 ans. Quelle drôle d’idée, j’aurais mieux fait de me taire.

Mais manger, parlons-en. Aulnay n’est pas le fief de la haute gastronomie française. Ici, c’est grec, mcdo, pizzas et parfois sushis. Parfait pour un ado. À une époque, il y avait probablement plus de coca cherry dans mon corps que d’eau. Le week-end, les sorties se terminaient souvent autour d’un kebab sauce samouraï. Heureusement, plus tard, j’ai découvert un formidable restaurant à Aulnay, l’Auberge des Saints Pères, le seul étoilé de tout le 93 dans ma ville. De quoi être fière.

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C’est au collège que j’ai enfin compris ce qu’habiter en banlieue “chaude” voulait dire. J’ai vraiment l’impression d’avoir été poussée à grandir trop vite. Comme la plupart des enfants, entrer en 6ème est un moment que l’on attend avec impatience. Pour me faire plaisir, ma maman m’avait fait la surprise de m’acheter un sac à dos flambant neuf pour aller en cours. Elle savait que j’aimais personnaliser mes affaires et avait réussi à se procurer des patchs animaux à coller sur le sac. Elle en avait acheté au moins une vingtaine pour que je puisse choisir ceux que je voulais. Grâce à elle, personne n’aurait le même cartable que moi ! J’avais choisi des patchs félins particulièrement stylés et réalistes. Un jaguar, un chat, un guépard et une pastèque. Oui, je sais, la pastèque est de trop. Toute contente de mon sac pour le premier jour de l’école, je n’ai, pourtant, plus jamais voulu le porter dès mon retour à la maison. Je n’ai jamais donné d’explications à ma pauvre mère qui avait passé tout un après-midi à coller les décorations au fer à repasser. Ce jour-là, deux petits cons, aussi en 6ème, se sont moqués bruyamment de mon sac en me traitant de “Bébé” tout en n’oubliant pas de préciser que le cartable n’était pas de marque. Bébé étant la pire insulte à cet âge, je n’ai plus jamais voulu le porter. Maman, désolée.

« Un garçon m’a craché au visage. Simplement parce que j’ai refusé de lui faire ses lacets »

Cela peut paraître anodin mais cela a été comme ça durant toute ma scolarité. J’ai vraiment eu l’impression qu’il fallait grandir le plus vite possible pour ne pas se faire bouffer. Cette même année de 6ème, un garçon m’a craché au visage. Simplement parce que j’ai refusé de lui faire ses lacets. En 4ème, une camarade de classe a crié en classe de technologie « La honte, Justine ne sait pas ce que c’est qu’un clitoris » tout en riant bruyamment. Cette même année, ça en venait aux poings. Oui, même chez les filles. Je me battais pour la première fois dans la cour de récré contre Houssna, qui avait voulu m’insulter et me pousser gratuitement dans les escaliers. Pendant qu’une meute se formait autour de nous en criant « Baston, baston ! » La semaine suivante, plusieurs garçons avaient été payés par cette même fille pour me tabasser à la sortie du collège. Bref, l’adolescence n’était pas facile.

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Ce qui est chouette à Aulnay, c’était la diversité. Ma mère étant Algérienne et mon père Français, je m’intégrais pleinement dans ce pluralisme que font les banlieues. Très rapidement, j’ai compris qu’il était bien vu de donner une autre nationalité que la Française quand on nous demandait d’où on venait. Je répondais donc par la nationalité de ma mère mais jamais celle de mon père. En grandissant, ce phénomène s’est accentué. Personne n’était Français. Gustavo était Brésilien, Tiffany Italienne, Marie Espagnole et Khadija Marocaine. Même Alexandre, mon meilleur ami d’enfance dont je connaissais la famille se prétendait Portugais. Mais ce n’était pas un problème de mentir sur sa nationalité parce que “La France c’est de la merde” et ça tout le monde s’amusait à le dire au collège, sans vraiment comprendre la gravité de nos propos. Rassurez-vous, avec l’âge, les moins bornés d’entre nous ont arrêté et certains se sont pris plus d’une baffe de la part de leurs parents pour avoir osé dire ça.

« Sur les bancs de l’école, j’ai croisé des enfants brillants mais qui n’ont jamais été poussés par les enseignants ailleurs que vers la sortie. »

J’ai aussi compris assez rapidement que les profs nous voyaient comme de parfaits débiles. Un jour, en seconde, je bavardais en cours avec une camarade et une prof a affirmé que je n’arriverai jamais à rien, avec le plus grand mépris possible. Ça m’a tellement foutu en boule. Aucun professeur ne devrait jamais dire ça, même s’il le pense. Sur les bancs de l’école, j’ai croisé des enfants brillants mais qui n’ont jamais été poussés par les enseignants ailleurs que vers la sortie. La plupart des professeurs en REP (Réseau d’éducation prioritaire) n’ont pas envie d’être là. Je les comprends, ils sont payés une misère, sont malmenés par les élèves et en bonus prennent le RER. Je me souviendrai toujours de mon prof de mathématiques en 4ème brutalisé par la classe qui, un jour, a été agressé par un camarade. En plein cours, ce dernier avait sorti une cisaille à haie de son sac et l’avait collé contre la gorge du prof pour le faire taire.

Cela a fait de moi une adulte très critique du Ministère de l’Education nationale qui envoie tous les ans des jeunes inexpérimentés dans les pires collèges et lycées de France. En cours, nous avions donc le droit à des jeunes profs, remplis d’espoir, et des profs aigris qui nous cataloguaient selon nos origines. Au lycée, une prof d’histoire avait même élaboré un plan de classe selon nos prénoms. À chaque bureau, un élève au nom francisé était assis à côté d’un à consonance étrangère. Un bon programme pour nous préparer à ce qui allait nous arriver une fois l’école terminée.

Je ressentais un profond malaise. Venir d’Aulnay-sous-Bois dans la tête des quelques Parisiens que je croisais c’était forcément être un futur inscrit chez Pôle Emploi. J’ai commencé à avoir la certitude que je n’arriverai pas à me sortir de cette ville et de ces préjugés en écoutant seulement en cours. Je me suis mise à lire tout ce qui me tombait sous la main, à m’intéresser à l’actualité et avoir des correspondants anglais trouvés en ligne, et parfois très louches, pour vraiment apprendre la langue. En un trimestre, je suis passée de 9,8 de moyenne générale à 13,9, bon ce n’est pas super impressionnant vous me direz, mais pour moi c’était une petite révolution.

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« Les deux seuls quartiers parisiens que l’on connaissait étaient les Champs-Elysées et Châtelet Les Halles. »

On me demande souvent pourquoi je connais si peu Paris. Avant d’entrer à la fac, j’y allais rarement sauf pour les gardes chez mon père où je ne bougeais pas de son appart ou de son commerce. La carte Navigo pour les banlieusards n’était pas dézoné et l’aller-retour Aulnay-Paris n’était pas donné, de bonnes raisons pour rester chez soi. Et puis aller à Paris pour quoi faire ? Les deux seuls quartiers parisiens que l’on connaissait étaient les Champs-Elysées et Châtelet Les Halles. On faisait rarement le voyage juste pour se promener dans la capitale. La plupart du temps c’était pour aller voir un film qui ne passait pas dans les cinémas de nos centres commerciaux.

Au lycée, le temps était long. Aulnay commençait vraiment à nous ennuyer. Pour passer le temps, mon copain de l’époque, qui vivait dans une cité, avait décidé de faire pousser un plant de cannabis dans l’armoire de sa chambre. Une grosse lampe arrosait de lumière, jour et nuit, les feuilles qui avaient, étonnamment, réussi à pousser. Bien sûr sa mère l’a grillé très rapidement mais l’a laissé continuer son petit business jusqu’à ce que la plante finisse par mourir, faute de soins.

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Aulnay c’est un peu le village dans lequel tu peux vraiment rester toute ta vie sans jamais rien avoir vu d’autre. Autrement dit, l’enfer pour moi. C’est lorsque j’ai voulu m’émanciper du 93 que je me suis mise à détester ma propre ville. J’ai vu la différence entre être une ado et une femme. Lorsque je portais des robes ou des talons, je sentais tout de suite les regards très insistants sur moi. Le chemin jusqu’au RER était une plongée en apnée. Tous les matins, c’était la même réflexion : À quelle heure vais-je rentrer ? Après 20h, il était hors de question de se faire remarquer. Plusieurs fois, on m’a suivi et j’ai été deux fois agressée. Toutes mes amies ont vécu la même chose. Quand j’allais en cours le matin, en attendant le RER, on me glissait à l’oreille «T’aimes ça hein ? » que je sois en jean ou en robe. J’ai alors compris que le choix des vêtements n’était pas suffisant pour être tranquille.

Il faut aussi avoir une certaine attitude, une démarche assurée avec un regard fixe et les écouteurs scotchés aux oreilles pour ignorer les appels et insultes. Ce genre de remarque je n’y avais pas le droit à Nanterre, là où il y avait ma fac, ou à Paris, là où il y avait mon école de journalisme. Je ne parlerais pas d’insécurité en banlieue mais plutôt d’un malaise ambiant. Quand j’y retourne, je suis souvent un peu nostalgique mais je me rappelle vite pourquoi j’ai voulu en partir. Dans d’autres circonstances, j’aurais vraiment aimé faire ma vie à Aulnay et y élever des enfants. La ville est mignonne, pas trop polluée, il y a de belles ballades à faire mais on nous a laissé tomber. Même la municipalité ne fait plus l’effort de financer des projets culturels. Le seul festival littéraire du 93, qui se déroulait à Aulnay, a perdu ses dotations en 2018 et a dû fermer ses portes.

Malgré toutes ces critiques, j’essaye toujours de lutter contre les clichés autour des banlieues, lorsque j’en ai le courage. C’est assez dingue de voir à quel point le 93 nous colle à la peau. Le jour de mon oral d’entrée en école de journalisme, un des membres du jury a tout de suite tiqué sur mon adresse et m’a demandé : « À votre avis, pourquoi y a-t-il plus de personnes radicalisées venant de banlieue ? » Je ne vous dirai pas ce que j’ai répondu mais simplement, sans aucune vantardise, que cette année les membres du jury se sont engueulés avec les directeurs de l’école car ils souhaitaient me mettre la note maximale pour l’oral.

Justine est sur Twitter.

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