Peter Bonser avait 11 ans quand son petit frère de trois mois a perdu la vie. Ses parents étant sourds, et il avait la lourde tâche de leur expliquer les raisons de ce drame. « J’ai dû expliquer à mes parents pourquoi leur fils venait de mourir, se souvient-il. Ma grand-mère m’avait demandé de le faire, car je maîtrisais mieux la langue des signes qu’elle. Elle l’avait appris sur le tard. »
En tant que rejeton de sourds, Peter Bonser a développé dès son enfance une capacité à servir d’interprètes entre deux mondes. La difficulté d’une telle position ne s’arrête pas à la simple communication. En effet, Peter a dû lutter tout au long de sa vie pour prouver à tout le monde que ses parents sont tout à fait capables de prendre soin de lui – une attitude difficile lorsque vous êtes âgé d’une dizaine d’années.
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Évidemment, Peter a été dans l’obligation de se comporter comme un adulte dès son plus jeune âge. En Australie, son pays d’origine, il est célèbre au sein de la communauté des sourds pour avoir fondé une association à destination des enfants d’un ou de deux parents sourds. Aujourd’hui, il me rappelle à quel point organiser les funérailles de son petit frère l’a marqué à jamais.
Mais les drames ne se sont pas arrêtés là au cours de son adolescence. À l’âge de 12 ans, Peter Bonser a accompagné sa mère dans l’ambulance après que cette dernière a été victime d’une hémorragie consécutive à un avortement. « J’étais là, encore tout jeune dans ma tête, en train de téléphoner à une ambulance, tentant d’interpréter des notions complexes en lien avec l’avortement, les transfusions sanguines », se souvient Peter.
Aujourd’hui, Peter partage sa vie avec une épouse qui, elle aussi, est fille de deux parents sourds. Au quotidien, il n’est pas rare de les voir échanger des signes, tant ils sont habitués à communiquer de cette manière. « J’ai parfois l’impression que la langue des signes traduit bien mieux ce que je ressens que l’anglais, résume Peter. Avec ma compagne, nous utilisons la langue des signes pour coller plus parfaitement à la réalité de nos sentiments. »
Evie Mahoney est une auteure, fille de parents sourds. Elle rappelle à quel point son audition a été considérée comme un don du ciel par les membres de sa famille. « Tant que mes parents avaient besoin de dire quelque chose, je le faisais pour eux », se souvient-elle. Evie est l’aînée d’une fratrie de six enfants – son statut l’a donc obligée à servir d’interprète dès son plus jeune âge. Elle était là pour les échanges du quotidien, et également pour les tâches administrations les plus rébarbatives – du genre, payer les factures.
« Quand j’avais neuf ans, j’accompagnais ma mère jusqu’à une cabine téléphonique, et elle me disait en langue des signes ce qu’elle voulait que je répète au mec de la compagnie d’électricité », ajoute-t-elle. Parfois, la situation était trop complexe pour qu’elle puisse être utile. Les questions à poser n’étaient pas adaptées à un enfant, et ses échanges au téléphone devenaient un calvaire. « Contrairement à ce qu’on pourrait penser, tout ça ne m’a pas vraiment donné confiance en moi, déclare Evie. Souvent, ma mère était déçue de constater que je n’avais pas posé telle ou telle question – je ne savais tout simplement pas que je devais les poser. J’avais l’impression de la laisser tomber. »
Toutes ces difficultés ne sont que rarement abordées dans les médias, où la place des sourds et muets est plus que limitée. De même, les pouvoirs publics n’agissent que rarement pour faciliter la vie de familles au sein desquelles les enfants doivent se comporter comme des adultes. Brent Phillips, père de famille australien sourd, s’en plaint régulièrement. « Il faudrait en faire tellement plus pour que les gens se rendent comptent de la difficulté d’évoluer dans un tel environnement pour les enfants. Il ne faut évidemment pas oublier les enfants sourds, nés de parents sans handicap. » Et Brent d’ajouter : « Il n’est pas question de mettre les sourds d’un côté. Il faut simplement s’intéresser à la complexité des liens familiaux au sein d’environnements aux modes de communication multiples. »
À l’heure actuelle, l’une des difficultés rencontrées par les enfants de parents sourds est de se mettre « au niveau » en ce qui concerne la maîtrise de la langue orale. En effet, certains enfants qui grandissent dans un environnement familial silencieux connaissent de légers retards dans la maîtrise de la langue parlée. Certains professeurs se trompent et notent sévèrement des enfants qui, en parallèle, maîtrisent parfaitement la langue des signes, et font souvent preuve d’une maturité très élevée pour leur âge.
Jayde Perry, à la tête d’une association internationale d’enfants de parents sourds, rappelle qu’elle maîtrisait la langue des signes à deux ans, ce que ses professeurs n’ont jamais daigné mettre en avant. « Je comprenais tout ce qui se passait autour de moi, alors que mes professeurs pensaient que j’étais attardée, résume-t-elle abruptement. Je pouvais m’exprimer de manière diversifiée – seulement, je n’avais pas le même niveau d’anglais oral que les autres. »
La plupart de ces enfants rattrapent leur retard sans problème, via des cours du soir. Malheureusement, une telle assistance est rare, et onéreuse. De plus, la formation des spécialistes n’est pas optimale. « Je connais de nombreux psychologues et pédiatres qui n’ont aucune idée de la manière dont on peut aider de tels enfants », affirme Jayde Perry.
Personne ne sait combien d’enfants de parents sourds font face à ces défis dans le monde. « C’est la question à un million. Je pense qu’on ne saura jamais combien ils sont », déplore Jayde.