Toutes les photos sont publiées avec l’aimable autorisation d’Angéline. Toutes ont été prises à Caquerey, en 1996.
Je suis née en 1991 à Langres, en Haute-Marne. Pour trouver Langres, c’est simple : il faut repérer la température minimale sur la carte de la météo. Diderot y est né, on est super fiers de ça – c’est même la seule chose dont on soit fiers à Langres. La ville est pauvre, aucun poste ne se crée, tous les jeunes s’en vont et tout est délocalisé. Enfin, presque tout : il y a deux entreprises dans la commune et l’une d’elle fabrique toutes les poubelles de France. Vos poubelles viennent de chez moi.
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Les 9 000 habitants de Langres sont essentiellement des petits vieux. Comme il n’y a pas beaucoup de magasins de vêtements, tout le monde est habillé pareil et tout le monde se retrouve au même Leclerc pour faire ses courses. Tu y croises donc aussi ceux que tu n’as pas forcément envie de croiser : tes camarades de collèges qui ont eu un enfant à quatorze ans et à qui tu ne sais jamais quoi dire parce que tu n’as pas forcément eu la même vie qu’eux. Je ne vais plus au Leclerc maintenant – ça m’angoisse.
De mon côté, j’ai grandi à 17 kilomètres de Langres, dans un hameau nommé Caquerey. À l’époque où j’y étais, il n’y avait que huit habitants à Caquerey. Contrairement aux villages alentour, mon hameau a été introuvable sur Google Map jusqu’en 2010, c’est-à-dire jusqu’au moment où la voiture de Google Map a fini par passer. Ce n’est pas facile de s’y rendre car sur les pancartes le hameau n’est indiqué qu’une seule fois, en italique. À part cela « Caquerey » est écrit en gros deux fois, à l’entrée et à la sortie du hameau – où le nom est mal orthographié.
Mes parents sont agriculteurs et possèdent une ferme laitière : nous avons environ quarante vaches et à peu près autant de taureaux et de bœufs. Quand j’étais adolescente, ma journée type commençait par un café avec mon père. Lui se levait tous les matins à 6 heures et me rejoignait à 9 heures pour prendre une collation au saucisson et au fromage tandis que je prenais mon petit-déjeuner. Ensuite je partais au collège ou au lycée en bus. Comme il n’y avait pas d’abribus, j’ai toujours attendu mon bus sous la pluie. Évidemment, ce bus ne s’arrêtait devant le lieu-dit que pour moi, du coup ma commune avait décrété que lorsqu’il y avait un nouveau chauffeur c’était mon rôle de lui expliquer par où il devait passer.
En rentrant de mon premier jour au lycée j’ai oublié de le faire et le conducteur est rentré dans Caquerey pour me ramener. L’unique route du hameau étant impraticable pour un bus, il est resté bloqué là pendant plusieurs heures. L’événement a fait l’objet d’un article dans le journal du coin.
Autrement, mes allers et retours se déroulaient sans encombres, suivant le même schéma régulier : j’allais étudier puis je rentrais vers 18 heures, lorsque mon père trayait les vaches. Je m’empressais alors de récupérer une casserole de lait pour notre consommation personnelle car le laitier passait récupérer l’ensemble de la production tôt le matin. Puis nous dînions ensemble une fois mon père rentré, c’est-à-dire tard, vers 21 h 30. Les repas étaient toujours extrêmement copieux ; comme il travaillait dur toute la journée, ma mère voulait être sûre qu’il mange à sa faim. Du coup elle préparait au moins une entrée, deux plats et trois desserts. Mon père était fatigué tôt et il s’endormait peu de temps après le dîner, vers 22 h 30, 23 heures.
À la période des vêlages, il était très fréquent que l’on vienne me réveiller à deux heures du matin en toquant doucement à ma porte : « Angéline, est-ce que tu viendrais m’aider à tirer un veau ? » J’adore mon père et quand il me demande quelque chose, je le fais. Y compris quand cela implique d’enfiler tout ce qui me tombe sous la main, d’attraper une lampe torche, des torchons et de courir à la ferme, 200 mètres plus loin, dans la nuit noire et sous la pluie, pour aider une vache à accoucher de son petit avec un cordage et une poulie. Il existe des systèmes bien plus évolués, mais je crois qu’ils ne sont simplement pas arrivés jusqu’à nous. Une fois le veau sorti, je lui mettais de l’eau tiède sur les naseaux et les essuyais avec de la paille pour qu’il puisse respirer. Quand ça se passait mal et que le veau ne sortait pas, nous appelions le vétérinaire, qui me demandait systématiquement si j’étais bien sûre de vouloir rester, ce à quoi je répondais tout aussi systématiquement que oui, j’avais l’habitude. Il ouvrait alors la vache et sortait quelques organes de son ventre pour pouvoir récupérer le veau avant de la refermer avec une énorme aiguille. Quand il y avait un accident et que nous perdions une vache ou un veau, c’était une catastrophe. Ces animaux coûtent une fortune.
Dans ma vie je suis partie trois fois en vacances avec mes parents. En tout et pour tout, j’ai vécu trois semaines de vacances avec eux.
Il arrivait aussi qu’une vache soit retrouvée sur la route et que, par je ne sais quel jeu de téléphone entre agriculteurs, on découvre ensuite qu’il s’agissait bien de la nôtre. En général, ce genre de chose se produisait toujours au moment où on voulait partir en vacances ou se rendre à un dîner important de l’autre côté de la région. Donc là, rebelote : on enfilait un pull, des bottes, un bonnet et on partait courir, parfois en pleine nuit, dans la rue ou dans les champs pour récupérer ta vache. Les vaches connaissaient très bien la voix de mon père et dès qu’elles l’entendaient, elles revenaient. Une fois, on s’est rendu compte qu’un troupeau entier de génisses – des vaches qui n’ont jamais fait de veaux – s’était évaporé. Vingt-cinq adolescentes avaient pris la clef des champs en détruisant tout sur leur passage, notamment les clôtures des agriculteurs voisins. Nous avons fini par les retrouver dix kilomètres plus loin en suivant les bouses et les indications des passants : « Oui, on a vu un troupeau de vaches passer il y a une demi-heure ». Ça arrivait assez souvent.
Dans ma vie je suis partie trois fois en vacances avec mes parents : une fois à l’âge de 6 ans, en Bretagne, une fois à l’âge de 7 ans en Ardèche et une fois quand j’avais 18 ans, à Bordeaux. En tout et pour tout, j’ai vécu trois semaines de vacances avec eux. Mon père n’avait pas de jours fériés, pas de week-ends, pas de vacances. Dans notre région il y a plus de vaches au mètre carré que d’habitants et on s’arrange entre agriculteurs pour se remplacer les uns les autres en cas de maladie ou de problème – jamais pour partir bronzer.
Il n’y avait absolument rien à faire là-bas. Tout était silencieux et quand une voiture arrivait, on l’entendait venir de très loin. On ressentait l’étrange et stérile besoin de se précipiter à la fenêtre, mû par une inexplicable curiosité, pour savoir qui était en train de passer dans le hameau de Caquerey à cet instant précis. Il devait y avoir environ cinq voitures qui passaient chaque jour dans le lieu-dit. Tout le monde connaissait les déplacements de tout le monde donc quand une nouvelle voiture passait, c’était un peu le scoop du hameau.
Au collège, j’ai enfin pu commencer à rendre visite à mes amis à vélo – je pouvais parcourir jusqu’à 17 kilomètres pour aller voir quelqu’un. Mais quand j’étais petite je ne voyais personne. Mon frère et ma sœur étaient déjà grands, du coup je passais mon temps à lire. J’avais un bleu de travail agrémenté d’une énorme poche et je glissais dedans des pavés tout aussi énormes, achetés au Leclerc du coin, que je lisais assise à côté de mon père dans le tracteur ou installée sur une botte de foin. Mes livres, que je dévorais en une semaine, n’avaient généralement rien à voir avec mon univers à moi et parlaient de mondes féeriques, imaginaires, inaccessibles. Je devais un peu batailler avec ma mère pour qu’elle m’en achète. Ma mère nous a toujours poussés à la réussite, c’était quelque chose qui lui tenait à cœur, même si pour cela il fallait faire des sacrifices. Elle s’arrangeait pour que nous ne manquions de rien, mais les dépenses superflues n’étaient pas les bienvenues. Il fallait donc argumenter : des tournevis, oui, mais un livre à quoi ça sert ?
Il n’y a qu’une seule boîte dans la région. Je n’y suis allée qu’une fois, contrainte et forcée : la population qui s’y retrouve a entre 14 et 50 ans, ce qui dégage quelque chose de profondément glauque. Sinon, outre les soirées chez les uns et chez les autres, il y avait de temps en temps des bals où l’on dansait sur de la musique des années 1980. Il y avait également des fêtes foraines et, une fois par an, des feux de la Saint Jean où l’on faisait brûler un énorme tas de bois sur la place du village. L’intérêt de ces événements était triple : échapper à tes parents, boire avec tes amis, voir qui va sortir avec qui et potentiellement, savoir si toi si tu vas sortir avec quelqu’un.
Avec ma mère nous allions voir la doyenne de mon hameau, une vieille fille qui répondait au nom de Lucie, une fois par semaine environ, pour boire un chocolat chaud et lui tenir compagnie. Lucie se souvenait d’avoir vu les Allemands faire du vélo à Caquerey pendant l’Occupation. Elle avait habité toute sa vie dans une ferme sans toilettes. Un après-midi, Lucie a examiné mes mains et, après avoir vérifié qu’elles étaient calleuses et boudinées comme il fallait, m’a fait un compliment : « Tu as de bonnes mains pour traire les vaches. »
En dépit des prédictions de Lucie, j’ai toujours su que je ne reprendrais pas la ferme. Mon père nous avait tous mis en garde en nous disant que c’était « trop d’emmerdes ». J’avais déjà des envies d’ailleurs. J’ai révisé mon bac au milieu des champs et quand je l’ai eu, je suis partie étudier à Lyon. Je ne suis pas allée à Dijon, lieu de ralliement de tous les bacheliers de Haute-Marne, car j’avais envie de découvrir de nouveaux visages. J’ai fait du droit, pour faire plaisir à ma mère qui tenait à ce que j’ai un « cursus solide », à même de m’assurer un travail plus tard. Après avoir obtenu mon diplôme de droit, j’ai effectué un stage chez un commissaire-priseur en me disant que ce serait probablement plus sympa qu’un cabinet de notaire. Là, j’ai réalisé que j’adorais les objets d’arts – il n’y en avait aucun chez moi –, et je me suis redirigée vers des études d’histoire de l’art à Paris.
L’auteur en compagnie de sa sœur et d’une vache.
Lorsque je retourne à Caquerey aujourd’hui, j’ai le cœur serré. Je suis contente de retrouver mes parents mais j’ai peur de les voir vieillir seuls. Mon frère, ma sœur et moi sommes tous partis loin. Mes parents sont malgré tout heureux que nous ayons réussi, ils nous ont poussés et se sont pliés en quatre pour nos études : ils sont rares les enfants d’agriculteurs qui deviennent ingénieurs, comme mon frère et ma sœur, ou clerc de commissaire-priseur, comme moi. Je sais que pour sa retraite mon père touchera 600 euros par mois et ma mère moins de 200. J’ai souvent envie d’y retourner. Faire les foins, faire les moissons et aider mes parents avec les vaches : tout me manque. J’y retournerai.
Caquerey compte aujourd’hui 13 habitants. Nous sommes une famille de cinq personnes, cela fait donc huit étrangers sur mon futur territoire : depuis que je suis toute petite je complote pour mettre la main sur le hameau, y planter des vignes et y installer tous les membres de ma famille. Je n’y vis plus mais ce sont mes racines, c’est toujours « chez moi » et ça compte plus que je ne saurais le dire.
Un jour, Caquerey m’appartiendra.