Le 30 janvier dernier, plusieurs sans-papiers occupaient l’église du Béguinage dans le centre de Bruxelles pour demander leur régularisation, un geste humain reclamé à l’Etat pour des centaines de femmes et d’hommes en situation irrégulière sur le territoire. D’autres investissaient également l’ULB et la VUB. Six mois plus tard, le message n’a pas été entendu et les occupant·es sont passé·es à des formes de revendication plus radicales. Depuis le 23 mai, ce sont 475 personnes qui ont débuté une action de grève de la faim afin de se faire entendre. Face à l’inaction politique, cette grève s’est étendue depuis le week-end dernier en grève de la soif ravageante.
VICE est allé sur place pour essayer de comprendre pourquoi ces sans-papiers en sont arrivé·es à cette mobilisation de la dernière chance et quelle est la position des politiques face à une telle détresse.
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Dans l’église du Béguinage, une multitude de sans-papiers se sont installé·es dans l’espoir d’un geste de la part de l’État belge. En majorité marocain·es ou algérien·nes, la plupart sont en Belgique depuis maintenant plusieurs années voire décennies. C’est le cas d’Ahmed, qui assure la coordination entre l’intérieur et l’extérieur de l’église mais qui est trop affaibli pour nous parler. Il est décrit ainsi par une militante : « Ahmed, ça fait 27 ans qu’il habite en Belgique, il s’est marié ici, il a eu cinq enfants, ses cinq enfants sont belges, il les a mis dans les meilleures écoles possibles pour leur donner une chance d’intégration et d’épanouissement, sa femme a les papiers, ses enfants ont les papiers, sauf que ce papa qui est en face de moi n’en a pas et peut se faire expulser à tout moment. Mais pour aller où ? Pour retourner dans son pays ? Son pays, c’est ici. »
Le seul recours possible pour les personnes ne disposant pas de droit de séjour en Belgique est une demande de régularisation. Cette procédure permet à des personnes en situation irrégulière de demander auprès de l’administration une autorisation pour séjourner en Belgique soit pour des raisons humanitaires (article 9 bis), soit pour des raisons médicales (article 9 ter). Ces deux articles sont les seules solutions qui s’offrent aux personnes en situation irrégulière pour pouvoir rester en Belgique de façon légale. La décision finale est octroyée selon des critères jugés peu clairs et trop subjectifs par les grévistes.
Sur place, l’avocate et militante Véronique Dockx nous explique les raisons qui poussent les sans-papiers à se retrancher dans l’égise : « Le système ne fonctionne pas. Tout est fait pour qu’il ne fonctionne pas. Si on a une famille avec deux enfants majeur·es, on doit demander 366 euros par personne pour l’ouverture d’un dossier qui prendra des semaines voire des mois à être étudié, pour prendre le risque d’un refus et donc d’une expulsion. Je comprends que les gens ne puissent s’y risquer. »
De son côté, le gouvernement, par l’intermédiaire de Sammy Mahdi, secrétaire d’Etat à l’Asile et à la migration, n’entend pas les revendications d’une même oreille. Celui qui apparait dans tous les cris des sans-papiers et des manifestant·es s’oppose à une campagne de régularisation. Il a confié à la RTBF : « Céder à de telles actions donne le message à toute personne qui reçoit l’ordre de quitter le territoire qu’elle ne doit pas y donner suite et qu’il lui suffit d’attendre assez longtemps en séjour irrégulier pour pouvoir rester. Le problème se répète tous les 10 ans donc ce n’est pas la réponse qu’il faut apporter. Il faut des réponses structurelles pour des catégories de personnes et il faut faire en sorte que les gens aient une réponse plus rapidement à leur demande de régularisation. On travaille justement sur le renforcement d’effectifs. »
La Belgique a connu en 1999 puis en 2009 une campagne de régularisation où plus de 40 000 personnes avaient été régularisées, entraînant ainsi l’adaptation de la loi de 1980 sans réellement apporter plus de clarifications.
Sans surprise, le gouvernement joue la carte de la règle et Sammy Mahdi défend les positions de son action : « À un moment où les gens mettent leur vie en danger, il est nécessaire de bien expliquer les règles et de dire ce que l’on fait et ce que l’on ne fait pas. La zone neutre est très importante pour leur expliquer pour quelle raison ces personnes ont une chance ou non d’obtenir une régularisation. Elles reçoivent aussi la possibilité d’introduire immédiatement leur demande dès lors qu’elles savent si cela en vaut ou non la peine. »
C’est cette phrase qui fait le plus réagir au sein des militant·es. Sur la place, au cours d’une conférence de presse de la dernière chance, une jeune étudiante répond au secrétaire d’État qui ne n’a pas fait le déplacement : « C’est toujours la même phrase qu’on entend “les règles, c’est les règles”. Je sais pas si monsieur Mahdi a des enfants, mais quand iels lui demanderont pourquoi certaines personnes sont mortes en attente de leur régularisation, est-ce qu’il leur répondra “parce que les règles, c’est les règles” ? »
Cédric Herrou a fait le déplacement depuis la France. L’agriculteur est connu pour s’être fait arrêter par l’Etat français après avoir porté secours à 150 migrant·es qui tentaient de passer la frontière entre l’Italie et la France en 2016 – la Cour de Cassation l’a définitivement acquitté le 31 mars 2021. Sa prise de parole était brève et percutante : « Très honnêtement, je ne sais pas trop ce que je fais ici. Je crois que je n’ai jamais eu aussi honte de ma vie, j’ai envie de pleurer. En 2021, des gens sont en train de crever dans l’indifférence la plus totale. »
Du côté du paysage politique, malgré l’urgence de la situation, les réactions traînent et sont mitigées. Lundi matin, le vice-Premier ministre PS Pierre-Yves Dermagne a indiqué au Premier ministre Alexander De Croo que les membres socialistes du gouvernement démissionneraient si un·e gréviste mourait. Pour Ecolo, c’est pareil : « Nos actes seront bien entendu posés en pleine cohérence avec nos propos et nous l’avons fait savoir dès hier au Premier ministre », a indiqué son co-président Jean-Marc Nollet sur Twitter.
Niveau soutien, Sammy Mahdi peut compter sur le président du MR, Georges-Louis Bouchez, qui appelle le secrétaire d’Etat et le gouvernement à garder leur sang-froid : « La situation humaine est dramatique, mais la grève de la faim n’est pas une méthode de négociation. Nos concitoyen·nes nous attendent aux responsabilités, pas dans la surenchère. Il faut des solutions aussi face au Covid et suite aux inondations. » Le président du CD&V Joachim Coens considère que la solution ne passe pas aujourd’hui par une régularisation massive, comme le demandent les grévistes, mais par une assistance médicale, forcée s’il le faut : « Il faut tout faire pour préserver la santé et la vie des gens. Un mort serait un drame pour tous les partis de la coalition. »
Du côté des militant·es et des sans-papiers, ces réactions agacent. On a évoqué avec Cédric Herrou ces déclarations des différents groupes politiques, en commençant par celles du PS. « Iels disent que s’il y a un décès, il y aura des démissions. Mais démissionnez maintenant, dit-il. Ces personnes sont face à un mur, face à la mort et vous attendez qu’elles crèvent, c’est une honte. » Il ajoute ensuite un commentaire sur les mots de Georges-Louis Bouchez : « C’est leur boulot de trouver des solutions pour que les gens ne meurent pas dans les églises. Je leur demande un argument qui soit pragmatique sur le choix de ne pas les régulariser. On parle souvent de problèmes d’intégration. Ici, il y a des gens qui sont prêts à mourir pour montrer l’amour d’un pays, c’est quand même une preuve irréfutable d’intégration. »
Suite aux aller-retours constants des ambulances transportant des sans-papiers en situation critique, Sammy Mahdi s’est dit prêt à créer une zone neutre pour orienter les demandeur·ses d’asile en grève de la faim vers les procédures existantes. Cette solution est inacceptable pour les sans-papiers et les défenseur·ses de leur dignité.
Véronique Dockx est la première à être choquée par cette mesure faible et inefficace : « En 2004, le gouvernement a accordé l’amnistie à des personnes qui fraudaient le fisc en contournant les lois pour leur accorder une régularisation fiscale sous forme d’une démarche volontaire. Ces fraudeur·ses avaient un impact sur toute la société en échappant au fisc, pourtant on leur a accordé l’amnistie. Pourquoi on ne contourne pas les lois ici ? » Elle justifie cette mobilisation radicale en réaction à une politique repressive à l’égard des sans-papiers accentuée par la crise sanitaire actuelle : « On a créé un régime juridique exceptionnel pour les exilé·es, on les a retirés de nos juridictions. Déjà nous, quand on doit aller en justice c’est compliqué, mais pour ces personnes, c’est pire. Les sans-papiers n’ont pas été protégé·es pendant cette crise du Covid ; elles n’ont pas pu être confiné·es ni indemnisé·es. On est face à un État qui met la vie de personnes en danger. Il faut changer cette loi, ce n’est plus possible. On a un gouvernement qui a peur de l’extrême droite et qui finit par appliquer son programme. »
Dans un communiqué rendu public lundi par l’ONU, deux de ses rapporteurs présents sur place pour observer la situation dans l’église ont appelé le gouvernement à prendre des mesures face aux risques de « violation des droits humains » auxquels sont exposé·es les 150 000 sans-papiers recensé·es en Belgique.
Cette grève de la soif venue s’ajouter à la grève de la faim constitue un réel danger selon le docteur Michel Roland, ancien président de Médecin du monde : « On sait néanmoins qu’on parle de quelques jours de survie. La circulation du sang et la tension diminuent, le rythme cardiaque augmente très fort et le rythme respiratoire s’accélère, ce qui augmente encore la perte d’eau. Tout ceci accentue les problèmes neurologiques et surtout l’insuffisance pré-rénale déjà initiés par la grève de la faim. Les troubles ioniques que cela génère entraînent une défaillance des organes nobles, comme le cœur, avec une issue fatale. »
L’opinion publique se mobilise peu à peu, mais ça reste timide. Impuissante, une militante nous fait part de son agacement sur la place du Béguinage : « On était plus de 10 000 personnes l’an dernier pour la manifestation Black Lives Matter en hommage à George Floyd, une personne morte aux Etats-Unis, pourquoi ne sommes-nous que 500 alors que des personnes sont en train de mourir ici-même, chez nous, en Belgique ? »
Alors que certaines personnes ont perdu près de 15 kilos et que le bal des ambulances se poursuit quotidiennement, plusieurs personnalités publiques comme Noam Chomsky, Ai Wei Wei ou encore Luc et Jean-Pierre Dardenne se sont exprimées en signant une lettre publiée par Mediapart pour réclamer de la part du gouvernement une action efficace et de renouer le dialogue avec les grévistes sans-papiers.
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