Guerre civile au Sud-Soudan (1/13) : Ils débarqueront tous ici

«Ils débarqueront tous ici. Peut-être pas tout de suite, peut-être pas dans un an, mais ils débarqueront. Monsanto, Nike, Samsung. »

Notre chauffeur s’appelle Edward. Il a la trentaine, il est blanc, né au Kenya, il a les joues roses et les cheveux blonds. Son accent anglais est du genre archaïque – colonial, diraient certains.

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Quelques heures plus tôt, Edward m’annonçait qu’il avait trouvé un pilote prêt à emmener notre équipe au Sud-Soudan, dans la région tenue par les rebelles. Le Sud-Soudan est le plus jeune État souverain d’Afrique et du monde. Il a obtenu son indépendance par référendum le 9 juillet 2011 – 98 % des votants s’y étaient prononcés favorables.

Quelques semaines avant notre arrivée, le gouvernement s’était effondré suite à une série d’événements, dont le principal était l’éviction de l’ancien vice-président et actuel chef des rebelles Riek Machar, sur ordre du président Salva Kiir. Aux dernières nouvelles, Machar avait fui et se cachait quelque part au fin fond de la brousse. J’étais persuadé que j’y parviendrais, à condition de pouvoir affréter un avion et trouver un foutu pilote pour nous emmener là-bas.

Edward me raconte ce qu’il ferait avec un million d’euros à « investir en Afrique ». Nous roulons à toute allure sur une route sombre de Nairobi, la lumière des phares peinant à éclairer la route.

À nos côtés se trouve Machot Lat Thiep, un des « enfants perdus » et ancien enfant-soldat, aujourd’hui gérant d’un supermarché à Seattle. Il est venu parce qu’il veut « sauver son pays ». Nous sommes également accompagnés de Tim Freccia, photographe et réalisateur qui n’en est pas à son premier reportage en Afrique. Ça a été plutôt simple de les convaincre de venir.

Le vrai problème fut de trouver un pilote au Kenya prêt à nous faire passer clandestinement au Sud-Soudan. La raison, c’est que le pilote risquait d’être accusé de soutien aux rebelles, ce qui le condamnerait à brûler vif juste après l’atterrissage. Nous étions là depuis dix jours, avions rencontré une dizaine d’affréteurs et une demi-douzaine de pilotes, et ceux qui n’avaient pas refusé sur le coup s’étaient barrés au dernier moment. On se demandait si on n’allait pas plutôt rentrer aux États-Unis. Et là, Edward nous affirme qu’il a trouvé le bon mec.

« Ce type est un cow-boy. Il évacue des otages en Somalie », nous dit-il. Les Somaliens ont tenté de lui prendre son hélico l’an dernier, mais il s’est barré. Il a passé un mois derrière les barreaux, mais c’était le prix à payer. »

Edward est un mec enjoué. Il jette quelques brefs coups d’oeil à travers le pare-brise, pour éviter les nids-de-poule. Nous passons à côté d’un camion accidenté. « Passez-moi l’appareil. » Il se rapproche du camion et le prend en photo. Les locaux essaient de l’en empêcher, mais Edward se rapproche encore, jusqu’à pouvoir prendre un cliché satisfaisant de l’épave. « Sale histoire. »

Le tout jeune État du Sud-Soudan s’est embrasé il y a quelques semaines, et Machot tient à s’y rendre. De mon côté, je cherche un scoop, un entretien avec Machar. Tim est là pour immortaliser tout ça.

Nous sommes en route vers notre avion. Ce pilote est notre dernière chance.

Il nous reste trois heures à tuer avant d’atteindre l’aérodrome. Dans ma poche, je palpe une liasse de billets : 15 000 dollars. Nous parlons de l’Afrique et de l’avenir.

« Tu crées une entreprise, tu remplis toute la paperasse, tu ouvres un site web – et tu attends de voir », me dit Edward.

Il dépasse un camion-citerne vétuste et reprend?: « Tôt ou tard, ils finiront par venir à toi. Le fils du président a piqué le nom Vodafone. Ils ont essayé de l’en dissuader l’espace de deux semaines, mais il n’y a rien eu à faire. Ils ont dû changer de nom pour Safaricom. »

Il parle du fils du président kényan Uhuru Kenyatta, lui-même fils du père fondateur de la nation, Jomo Kenyatta.

Sur ce continent réputé pour ses affaires douteuses, il s’agit d’une forme avancée d’arnaque légale. C’est une sorte de squat, comparable à ce que faisaient les chefs tribaux à l’époque où les explorateurs blancs tentaient de s’approprier leurs terres. À l’époque, les transactions se réglaient via quelques bijoux.

« Enregistrer son entreprise coûte 200 euros. J.P. Morgan, Goldman Sachs… On sait qu’ils finiront par s’installer ici. »

Nous quittons Nairobi pour continuer vers le nord, après avoir traversé un océan de minibus matatu, de nids-de-poule géants et de piétons. Notre impatience s’inscrit dans une configuration occidentale de rapport au temps, absurde si on la compare à l’insouciance qui caractérise parfois les Africains.

Robert Young Pelton en train de compter une liasse de billets de cent dollars.

J’ai choisi Edward parce qu’il s’y connaît en roses. Les roses constituent l’une des principales cultures au Kenya. Edward a passé les dernières semaines à organiser des vols pour secourir des travailleurs d’ONG coincés au Sud-Soudan. En tant que Blanc né au Kenya, il sait des choses dont les gens de passage ne se douteraient jamais.

Il m’explique que les roses représentent un sacré marché au Kenya. « Elles doivent pousser en altitude, aux alentours de 4200 mètres. Un peu plus haut, la fleur sera trop grosse; plus bas, la tige sera trop longue. Je connais celles qui se vendent bien. Celles qui poussent le mieux. Si je m’achetais un petit bout de terre et que j’y faisais pousser les meilleures roses, je ferais fortune. » Edward en a marre de voir d’autres personnes, moins informées que lui, se faire de l’argent alors qu’il doit jongler avec plusieurs boulots pour s’en sortir. « Un mètre carré de roses peut rapporter 40 euros de bénéfice chaque année. »

Nous nous mettons sur le bas-côté pour laisser passer un camion.

Les roses sont aussi utilisées par les trafiquants de drogue. Une grande partie de l’industrie de l’aviation repose en fait sur le transport de khat, drogue produite au Kenya et en Somalie. Dans l’autre sens, beaucoup de drogues rentrent également : héroïne et cocaïne, la plupart du temps. Edward connaît ce marché. « Les fleurs sont transportées avec des petits paquets blancs qui sont censés contenir du sucre pour les empêcher de faner. Ils sont fermés hermétiquement; les chiens ne peuvent rien détecter. »

Le commerce de roses permet aussi de blanchir de l’argent. « Tu paies tes dépenses en shillings kényans, mais tu te fais payer à l’étranger dans des monnaies fortes comme l’euro ou le dollar. Il suffit de garder ces sommes sur un compte offshore, et d’en rapatrier juste assez pour couvrir les coûts. »

Edward n’est pas impliqué dans ce genre d’affaires, mais il constate que ceux qui le sont se font beaucoup d’argent. C’est un natif, au courant de tout ce qui se passe sur son continent, et qui essaie de gagner sa vie. Il est dégoûté lorsqu’il voit des étrangers faire fortune sous ses yeux.

Quand je lui ai demandé de nous trouver un pilote, c’est devenu pour lui un défi personnel. Nous continuions à discuter en nous enfonçant dans la nuit kényane.

Un camion Brookside Dairy (le numéro un local des produits laitiers) nous bloque la route.

« Je te le dis Robert, la corruption est partout ici. » Il montre le camion : « Brookside Dairy appartient au président kényan. Quand les Italiens de Parmalat ont essayé de s’installer ici, comme par hasard, ils n’ont pas réussi à obtenir d’autorisation. » (Parmalat a par la suite déclaré que c’était en raison de violences liées aux élections.)

Quelque part dans les ténèbres se cache une immense plantation d’ananas. « Tout le monde se fait de l’argent. La famille du président Kenyatta est l’un des principaux propriétaires terriens du pays », insiste-t-il. Il nous parle d’emplois fictifs : « Le gouvernement kényan fait figurer des centaines de personnes qui n’existent pas sur les registres. On a découvert que sur 16 000 fonctionnaires recensés, seuls 12 000 travaillaient réellement. »

Nous passons à côté d’une citerne à essence. « Avec l’essence aussi, il y a des arnaques. Les chauffeurs versent un pot-de-vin pour que les couvercles ne soient pas scellés. Des gamins viennent siphonner la citerne pendant le trajet, et remplacent l’essence avec du kérosène pour que le volume reste le même. Ils arrivent à faire ça pendant que le camion roule, en le suivant en pick-up. Ils peuvent se faire 800 euros par jour comme ça. À l’arrivée, le chauffeur demande aux gamins de sceller le couvercle, et il livre son chargement. »

Edward pense que l’Afrique est pourrie jusqu’à la moelle. Même si je n’ai aucun moyen de vérifier ses dires, il semble qu’il n’y ait pas de « mauvaise façon de réussir » ici. Ceux qui disposent de ressources ici ne sont pas plus bêtes que ceux qui viennent exploiter le continent. La corruption et le patronat sont deux moyens analogues d’arriver aux mêmes fins : il suffit de se faire de bons amis, puis de leur graisser la patte.

« Ils se font une fortune sur les marchés de change. Il y a un mec à la Banque centrale du Kenya qui dit aux investisseurs si la valeur du shilling va augmenter ou baisser. Ses amis investissent et se font des millions. C’est pour ça que tout est faussé : ils font varier la monnaie comme ils le désirent. Un type comme lui – il montre quelqu’un sur le bord de la route – se fait 300 shillings [environ deux euros] par jour. L’an prochain, il faudra qu’il gagne le double pour s’en sortir. Et pendant ce temps-là, des types se font de l’argent sur notre dos.»

« C’est frustrant, j’ai présenté 32 projets pour des champs de roses, des projets concrets approuvés par des comptables. Il me faudrait un total d’un million de dollars pour commencer – l’argent serait remboursé en un an et sept mois. »

Edward s’autorise une nouvelle digression. « Des entreprises comme Monsanto viennent s’installer ici. Ils viennent à toi parce que ça leur coûterait trop cher de régler ça devant un tribunal. C’est de la corruption; ils paient pour avoir la paix. »

Pourtant, ses tentatives ont tout de même fini par donner quelque chose.« J’ai acheté un bout de terrain près d’une base militaire. Un colonel m’a conseillé d’acheter une partie du terrain, ce que j’ai fait. Je l’ai payé 4 000 euros et je l’ai revendu 9 mois plus tard pour 35 000. Ils agrandissaient la base, et ils en avaient besoin pour construire une station essence. On peut dire que j’ai eu de la chance. »

Bagages et ravitaillement sont chargés dans un avion charter en partance de Nairobi.

Nous arrivons enfin. Il tourne brusquement, et nous nous enfonçons dans les ténèbres. La lumière blafarde éclaire une clôture grillagée.

« Soja soja », crie Edward dans un swahili parfait. Un garde ouvre les portes, et nous nous retrouvons au milieu de ce qui ressemble à un complexe hôtelier, à ceci près qu’à la place du bar-restaurant se trouve une piste d’atterrissage.

Notre discussion sur la manière dont les choses se font au Kenya indiquait que le seul moyen pour nous de décoller serait aussi de faire ça « à l’africaine ».

Un peu plus tôt, le pilote nous avait demandé de rédiger une fausse autorisation émanant du gouvernement sud-soudanais sur Photoshop, signée du nom d’un ministre imaginaire. L’autorisation n’était pas pour le pilote, mais pour l’éventuel bureaucrate qui demanderait à la voir, accompagnée d’une petite compensation monétaire, en échange d’un tampon garantissant que tout est en ordre.

Cela nous a coûté 11 000 euros en tout, soit plus du double d’un vol charter standard pour le Sud-Soudan. Mais en passant par ce biais, nous nous assurions qu’aucun membre de l’administration n’apprendrait quoi que ce soit de notre voyage.

Tandis que nous attendons notre pilote au bar, Edward me raconte une autre histoire: « Mon oncle et sa femme organisaient des sorties safari. Ils avaient un comptable à qui ils faisaient confiance. Ils faisaient leurs affaires, ils voyageaient beaucoup. Un jour, le comptable crée une entreprise fantôme qui ressemble en tout point à celle de mon oncle. Il se fait faire de fausses factures par un professionnel en échange d’une partie des gains. Mon oncle et ma tante ne faisant pas trop attention à la paperasse, le truc a continué pendant sept ans ; au final, ils ont perdu près d’un million d’euros. Il est impossible de combattre la corruption. Il y a un proverbe d’ici qui dit : Si tu soulèves trop de pierres, tu finiras mordu par un serpent. »

Notre pilote arrive finalement. C’est aussi un Blanc né au Kenya, costaud. On dirait qu’il a bu. Le propriétaire nous offre des bières et s’allume une cigarette.

Le pilote donne sa version de l’histoire qu’Edward nous racontait sur le trajet, comment il s’était faufilé dans l’espace aérien somalien pour secourir les Danois et les Philippins qui constituaient l’équipage du MV Leopard. Les autorités l’ont coincé à Mogadiscio et l’ont gardé un mois. « Ils savaient qu’il y avait de grosses sommes en jeu », dit-il en frottant son index contre son pouce.

Il se met à pleuvoir. Une odeur d’herbe fraîche envahit la pièce. Le pilote fait tomber la cendre de sa cigarette.

Je lui explique que nous voulons partir le plus vite possible pour entrer en contact avec les rebelles et nous entretenir avec leur chef. Je lui raconte tout le mal que nous avons eu à trouver un pilote qui voudrait bien aller plus loin que Djouba, la capitale du Sud-Soudan.

« Voilà votre avion », nous dit-il fièrement en montrant du doigt le Cessna 210 garé devant. « On coupera toutes les communications au décollage, on volera à basse altitude pour éviter les radars, on fera une escale à Lokichoggio et je vous déposerai à Akobo. Les collines devraient nous rendre indétectables par les radars. Quand on reviendra, personne n’aura rien remarqué. Vous mettrez vos affaires dans le compartiment latéral, et vous sortirez par la porte côté pilote. »

Il nous prévient qu’après l’atterrissage, l’avion restera au sol, moteur allumé, pendant quatre minutes avant de repartir. Puis il s’arrête, l’air sombre. Qu’il s’agisse de la météo, de ce qu’on a dit ou du simple fait de rester dans le noir, quelque chose le tracasse.

« Vous savez quoi… Ça va pas le faire. Je ne le fais pas. Je vais vous rendre votre argent. »Edward et moi nous lançons un regard, médusés.

Le pilote poursuit : « J’ai ramené des otages en novembre, et ils ont essayé de me voler mon hélico. Quand je suis rentré au Kenya, on m’a suspendu de permis pendant 30 jours. »

Il nous racontait la même histoire qu’une demi-heure plus tôt, mais elle était passée de « récit de bravoure » à « bonne raison de ne pas nous emmener ». Comme si ça ne suffisait pas, le courant venait d’être coupé.

« Je ne vais pas risquer ma licence et un business à 10 millions d’euros. J’ai beaucoup de contrats avec le Sud-Soudan, et si quelqu’un à Djouba découvre que j’ai fait ça, je suis foutu. »

« On va faire ça légalement. On va aller à Djouba, je connais des gens à l’aéroport, vous pourrez vous cacher dans un avion, et en un rien de temps vous serez partis pour Akobo. Chopez un visa pour le Sud-Soudan et on fait ça. Revenez me voir demain et on planifiera tout. »

Edward en reste sans voix. Nous retournons à sa voiture pour discuter, mais décidons presque immédiatement d’allumer le moteur et de partir de cet endroit que nous avons mis trois heures à atteindre, laissant derrière nous le pilote et son avion.

De retour sur la route pour Nairobi, Edward explose : « Quel enculé ! » dit-il en frappant sur le volant. « On lui avait tout expliqué ! Il était d’accord ! Putain ! »

Il me colle son Blackberry sous le nez pour me montrer un mail confirmant que nos plans ne sont plus un secret. « Regarde-moi ça. Quel enculé. Il n’a aucun contrat au Sud-Soudan, c’est pour ça que je l’avais choisi. »

J’ai l’impression que ma liasse de billets neufs, comptés avec soin, pèse une tonne dans ma poche. Nos chances de trouver un pilote n’ont jamais été si faibles, et il est désormais probable que notre périple tourne au fiasco. Edward roule à toute bombe en direction de Nairobi, et nous nous enfonçons dans nos sièges en nous demandant quel plan C, D, ou je ne sais quelle autre lettre s’offre encore à nous.

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