« Certains enfants sont sacrifiés dès leur plus jeune âge » – avec une professeure de la France d’avant
Photo de couverture : Photo de classe à Clérey-la-Côte, non datée

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La France d'avant

« Certains enfants sont sacrifiés dès leur plus jeune âge » – avec une professeure de la France d’avant

On a rencontré Danny Genthial, prof de SVT à la retraite, pour évoquer avec elle les multiples évolutions de l’enseignement hexagonal au cours des 50 dernières années.

Dans le cadre de notre nouvelle colonne, intitulée « La France d'avant », on a choisi d'interviewer longuement des anonymes au sujet des évolutions qu'a connues leur profession au cours des 50 dernières années, évolutions qui en disent parfois long sur les chamboulements récents de notre cher pays.


En cinquante ans, l'École a connu une véritable révolution. Le nombre de ses élèves est passé de 10 millions en 1960 à près de 13 millions aujourd'hui. Plusieurs millions d'élèves supplémentaires donc, répartis sur tous les niveaux d'enseignement. Mais c'est surtout l'enseignement secondaire, avec les collèges et les lycées, qui a connu une très forte croissance de ses effectifs.

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À la suite de l'allongement de l'âge de la scolarité obligatoire, porté à 16 ans en 1959, et de la mise en place du collège unique, les effectifs de l'enseignement secondaire sont passés de deux millions en 1960 à un peu plus de cinq millions aujourd'hui. Une augmentation qui a conduit à des constructions massives d'établissements – dont 1 800 nouveaux collèges entre 1980 et 2000. Aujourd'hui, la quasi-totalité d'une génération atteint la classe de troisième, ce qui n'était pas le cas de 30 % des enfants en 1980. À cela s'ajoute l'élévation du niveau de qualification, le nombre d'admis au baccalauréat ayant été multiplié par 15 entre 1960 et 2016.

Des évolutions que Danny Genthial aura suivies de près. Âgée 75 ans, cette ancienne professeure, aujourd'hui à la retraite, a passé trente-six ans de sa vie dans l'enseignement. J'ai rendez-vous avec elle dans une banlieue résidentielle du sud de Paris. Elle m'accueille à son domicile, brushing impeccable et élégance discrète. Enfoncée dans son canapé en cuir marron, je l'écoute me parler de son métier avec l'animation des personnes passionnées.

VICE : Bonjour Danny. Pouvez-vous me parler de votre carrière ?
Danny Genthial : J'ai obtenu mon CAPES en 1967, à 25 ans. J'ai eu envie de devenir prof de sciences naturelles grâce à un enseignant au lycée qui m'a vraiment fait aimer cette matière – sauf que je ne voulais pas faire de la recherche. J'ai fait cinq ans d'études supérieures : une de propédeutique – l'année préparatoire aux licences située juste après le baccalauréat, qui existait jusqu'en 1966 – trois ans de licence puis une année de préparation au concours.

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J'aurais préféré commencer par enseigner au collège car je pensais être plus à l'aise avec des plus petits, mais on ne choisit pas et ma première affectation a été dans un lycée. Je faisais des remplacements à Vincennes. Mon mari, fonctionnaire, était souvent muté et quand il a été nommé dans le Sud en 1976 j'ai réussi à le suivre. J'ai enseigné dans un petit collège de Fronton, près de Toulouse. Je m'y suis beaucoup plu. À l'époque, on avait un microscope pour toute la classe !

« Si vous êtes titulaire d'un master, il vous suffit d'envoyer un CV et une lettre de motivation sur le site du rectorat pour devenir enseignant. »

Après, ça a été Orléans, où, comme beaucoup de professeurs, j'ai dû couvrir deux établissements en même temps. Heureusement que j'avais une voiture ! Je me suis même retrouvée à devoir enseigner la physique. Comme c'était pour des collégiens, je me suis mise au niveau sur mon temps libre et ça allait, mais je n'aurais pas pu le faire pour des lycéens, c'est sûr. Mon époux a ensuite été nommé à Paris, mais il ne l'a su qu'en octobre. J'avais déjà effectué ma rentrée. Pendant un an, nous avons été séparés, et il revenait nous voir – les enfants et moi-même – pendant le week-end.

Pour me rapprocher de Paris, j'ai accepté un poste à Vitry-sur-Seine, dans un collège classé ZEP [la dénomination actuelle est « Réseau d'Éducation Prioritaire », ndlr]. J'y ai passé sept ans, et c'est vrai que j'ai eu des classes pas toujours faciles. Au bout d'un moment, il y a eu des suppressions de postes. Comme j'étais la dernière arrivée dans l'établissement, j'ai été la première à le quitter. On m'a proposé un poste dans un lycée voisin situé à Ivry-sur-Seine. J'y ai fini ma carrière, après 15 années dans cet établissement.

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Quel regard portez-vous sur vos années d'enseignement ?
Je n'ai jamais regretté mon choix. J'ai été une prof heureuse. Mais alors j'ai bossé, hein ! On entend souvent que les enseignants se la coulent douce et ne travaillent que 18 heures par semaine [le nombre d'heures en présentiel pour les titulaires du CAPES, ndlr]. Quand vous cumulez tout, on tourne plutôt autour des 40 heures.

Pour qu'un prof ne soit pas chahuté, qu'il soit pris avec sérieux, il faut travailler d'arrache-pied. Quand on reste dans un établissement, au bout d'un certain temps une réputation se forme. Les élèves en parlent entre eux et disent : « Tu verras, untel est vraiment bien » ou au contraire : « Il est horrible. » Une fois qu'un tel discours est véhiculé, il est très dur à défaire. Il faut donc être vigilant. Personnellement, je rendais les copies d'une semaine sur l'autre. Je relevais tous les travaux pratiques et les notais tous. Quand un chapitre était terminé, je ne donnais pas les mêmes contrôles d'une année sur l'autre.

Je ne crois pas me vanter en disant que j'ai été appréciée de mes élèves. Au début, j'avais du mal à me faire aux différences entre chaque classe, et puis j'ai fini par me comporter presque comme une comédienne. Je n'agissais pas de la même façon suivant les publics. Il y a des classes où l'on peut plaisanter et d'autres moins, mais l'essentiel est d'avoir un contact avenant. J'appelais mes élèves par leur prénom, et je leur demandais s'ils voulaient que je les tutoie ou que je les vouvoie. Ils ont toujours préféré le tutoiement. Je pense vraiment que tout en étant strict il faut savoir être un peu tolérant et toujours discuter avec eux – c'est avec l'expérience que vous apprenez à faire cela.

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J'ai quand même eu deux ou trois gros problèmes dans ma carrière avec des élèves. Du coup, je convoquais la famille pour un entretien durant lequel l'élève était présent. Par contre, je ne suis jamais partie de la maison en ayant mal au ventre, alors que c'était le cas pour d'autres collègues. Après, il y a également des profs en mode pilote automatique, qui n'ont jamais changé leurs cours pendant 10 ans. C'est comme partout ailleurs : il y a des profs de qualité, et d'autres qui ne font pas ce qu'il faut.

Un récent rapport sénatorial précise que le nombre d'enseignants démissionnaires a fortement augmenté entre 2012 et 2016 – et c'est d'autant plus visible au niveau des enseignements stagiaires. Comment l'expliquez-vous ?
Je ne dirais pas que les conditions se sont dégradées. Les plaintes concernant le manque de moyens, le sureffectif, les élèves plus ou moins difficiles selon les établissements, je les entends quasiment depuis mes débuts.

La réponse n'est pas nécessairement à aller chercher en amont non plus, à mon sens. On a toujours dénoncé le manque de préparation des professeurs, qui ne feraient pas assez de stages sur le terrain avant de se lancer. C'est dur de savoir si on est vraiment fait pour ça avant de se retrouver devant une classe. On critiquait beaucoup la formation dispensée par les IUFM. Aujourd'hui, les IUFM ont été remplacés par les ESPE, mais la préparation reste globalement la même.

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Selon moi, le véritable enjeu se situe au niveau du recrutement. L'Éducation nationale manque terriblement de professeurs et fait de plus en plus appel à des contractuels. Si vous êtes titulaire d'un master, il vous suffit d'envoyer un CV et une lettre de motivation sur le site du rectorat pour devenir enseignant. Les nouveaux professeurs peuvent parfois avoir l'impression d'être livrés à eux-mêmes. Par ailleurs, c'est souvent ceux qui débutent qui se retrouvent dans des zones difficiles.

Alors que la création des zones prioritaires date de 1981, la situation dans les collèges et lycées semblent ne pas s'améliorer.
Absolument, mais on ne peut pas dire non plus que le niveau baisse. Dès le début de ma carrière, j'avais en sixième des enfants qui avaient du mal à lire. Ils ânonnaient. Du coup, lorsqu'il y avait une interrogation écrite, ils ne comprenaient pas exactement la question – tout ça parce que la lecture n'était pas suffisamment assimilée. Ce phénomène existait déjà voilà 20, 30 ans. Il ne faut pas tomber dans une forme de révisionnisme nostalgique.

Cela dit, aujourd'hui, les parents au niveau du primaire peuvent refuser le redoublement d'un enfant. Pour moi, dès l'instant où en CP et en CE1 des acquis comme la lecture et le calcul ne sont pas assimilés, la suite sera problématique. C'est souvent au collège que les difficultés pour certains gamins sont les plus marquantes – depuis le collège unique obligatoire jusqu'à 16 ans, en fait. Certains élèves ne sont tout simplement pas faits pour l'école. Dans le secondaire, on a toujours du mal à orienter les élèves vers des filières professionnelles. Il y a même des parents qui poussent pour que leur enfant fasse une première S, même si l'élève n'a pas le niveau et sera malheureux comme les pierres.

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« On avait eu comme consigne de "noter" selon le niveau de la classe – c'est-à-dire que pour deux classes différentes, deux élèves du même niveau n'avaient pas forcément la même "note". »

Dès lors, quelles réformes adopter ?
Les réformes et l'Éducation nationale, c'est toute une histoire… « La mère de toutes les réformes », disait Alain Juppé. Chaque nouveau ministre de l'Éducation nationale tente de laisser sa marque, quitte à défaire tout ce que son prédécesseur a fait. Réforme de l'orthographe, des rythmes scolaires, etc. Toutes ces propositions ont sans doute des avantages et des inconvénients, mais la réalité c'est qu'un quinquennat est très court pour réformer tout un système éducatif.

En 36 années d'enseignement, j'en ai vu passer des projets, mais les résultats sont très longs à se matérialiser. Plus de cohérence et moins d'idéologie, voilà ce qui serait souhaitable. Prenez les rythmes scolaires, par exemple. Moi, j'ai alternativement travaillé le samedi et le mercredi, puis j'ai arrêté, puis je l'ai de nouveau fait. Le prof est contraint de s'adapter.

Par ailleurs, il est vrai que l'Éducation nationale est une grosse machine un peu rigide. Ce n'est pas facile de faire bouger les choses.

Si l'on parle « réformes », il est difficile de laisser de côté le débat au sujet de la notation à l'école. Quel est votre point de vue sur la question ?
Personnellement, j'ai noté mes élèves avec des lettres pendant un ou deux ans. Je me retrouvais à mettre des b-, des c+. On essayait de nuancer comme on pouvait. On avait eu comme consigne de « noter » selon le niveau de la classe – c'est-à-dire que pour deux classes différentes, deux élèves du même niveau n'avaient pas forcément la même « note ».

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Malheureusement, la note est bien souvent une arme. Les élèves sont tellement habitués à ce système que beaucoup ne fournissent plus le travail exigé s'ils ne sont pas notés. Il faut du temps pour adopter de nouvelles habitudes.

Et qu'en est-il du nombre d'élèves par classe ?
J'entends les professeurs s'en plaindre depuis tellement d'années ! Moi, je n'ai jamais eu une classe inférieure à 30 élèves au cours de ma carrière. Ma chance, c'est qu'en SVT on divise la classe pour les travaux pratiques. Du coup, je pouvais travailler en plus petit groupe. Mais qu'en est-il de l'enseignement des langues, par exemple ? Là, c'est un vrai problème.

En 2002, l'ouvrage controversé Les territoires perdus de la République rassemblait les témoignages de plusieurs professeurs qui s'inquiétaient du développement de l'antisémitisme, du racisme et du sexisme dans les milieux scolaires – notamment chez les jeunes « des quartiers » . Avez-vous constaté un tel glissement sur le terrain ?
Disons que vous avez des enfants qui n'ont aucune structure chez eux, qui arrivent à la maison et qui ne vont pas faire leurs devoirs ou ne pas changer leurs livres pour le lendemain. Lorsqu'il y avait cours le samedi matin, leurs parents ne se levaient pas et eux ne venaient pas à l'école. C'est terrible à dire, mais certains enfants sont sacrifiés dès leur plus jeune âge. Ça n'a rien d'un phénomène nouveau. J'ai connu ça, des professeurs avant moi l'ont sans doute connu aussi. Il fallait que l'école fasse tout : du programme d'apprentissage à la politesse.

Pour ce qui est de la laïcité, le sujet est débattu depuis des années. Je me souviens que j'avais une collègue qui portait une croix voyante en pendentif – le proviseur lui avait demandé de la mettre sous son pull. Quand je faisais cours le samedi matin et qu'il y avait un examen, certains élèves juifs ne le faisaient pas. Après, c'est vrai que la question prend de l'ampleur. L'école a du mal à trouver des solutions pour tout. On lui en demande beaucoup.

C'est noté. Merci beaucoup, Danny.

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