Pourquoi les suicides en direct vont (sûrement) continuer

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Pourquoi les suicides en direct vont (sûrement) continuer

Personne n'a attendu Periscope pour se suicider en direct. S'en prendre à l'application, c'est se tromper totalement de combat.

Dans notre pays, le suicide tue beaucoup plus que les accidents de la route. 9 715 français ont mis fin à leur vie en 2012, presque 27 chaque jour ; 200 000 autres ont essayé. L'Observatoire National du Suicide (ONS) estime dans son rapport 2016 que l'isolement, la dépression, la maladie physique et les affaires de sentiments sont les principales sources de souffrance qui conduisent à l'irréparable. De nombreuses structures tendent la main à ceux qui les subissent, notamment SOS Amitié, Suicide Ecoute et Fil Santé Jeunes. Elles ont du travail : une étude réalisée par l'Ifop en janvier dernier estime que 13 millions de français auraient déjà "envisagé sérieusement" de se supprimer. Malgré ces chiffres alarmants, les idées et gestes suicidaires restent vaguement tabous. Faute de campagnes de sensibilisation à grande échelle, bien peu savent comment réagir face à un comportement ou une déclaration qui trahit une intention de mort. C'est peut-être parce qu'il dévoile cruellement cette impuissance que le suicide d'Océane attire tant l'attention.

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Océane avait 19 ans lorsqu'elle s'est jetée sous un train à l'entrée de la gare RER C d'Egly, dans l'Essonne, le 10 mai dernier. La jeune fille originaire d'Etampes a retransmis son geste en direct sur Internet par le biais de l'application Periscope. Au cours des heures qui ont précédé sa mort, elle a utilisé cet outil de live streaming à plusieurs reprises pour annoncer qu'un événement qui "risqu[ait] d'être très, très choquant" était à venir, intimer aux "gens mineurs" de ne pas rester devant leur écran et prévenir ses spectateurs qu'ils comprendraient de quoi il était question aux alentours de 16 heures. "La vidéo que je vais faire n'est pas faite pour faire le buzz, avait-elle alors expliqué. Elle est faite pour faire réagir les gens, pour ouvrir les esprits et rien d'autre." Plus tard, elle avait ajouté : "C'est le seul moyen de faire passer le message que je veux faire passer."

La gare RER d'Egly, dans l'Essonne, où Océane s'est donné la mort (capture d'écran Google Street View).

Lors de l'ultime direct qu'elle a réalisé sur le chemin de la gare, Océane a accusé son ancien petit ami de l'avoir violée et d'avoir diffusé les images de son acte sur Snapchat. En la voyant s'approcher des voies, les internautes ont compris qu'elle était sur le point d'attenter à sa vie. Ce n'est qu'à ce moment-là que les secours ont été prévenus ; trop tard. La jeune fille s'est jetée sous la rame à 16h29. Environ un millier de personnes ont assisté à son suicide. Bien qu'obstrué par un objet non-identifié, le flux vidéo diffusé sur Periscope est resté actif pendant pendant de longues minutes après le choc. Quelques instants avant qu'il ne soit interrompu, les spectateurs ont pu entendre les secouristes s'affairer autour de la victime. Les dernières images de la vidéo sont celles de l'homme qui récupère le téléphone d'Océane. Sur elles, un internaute a plaqué : "Elle a sauté en live".

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Les équipes de Periscope ont supprimé le dernier film d'Océane quelques heures après sa mort. Le matin suivant, sa première vidéo a également été effacée du catalogue de l'application. Des fragments de ces derniers directs ont néanmoins été enregistrés et diffusés sur le web. En les décortiquant, de nombreux commentateurs se sont interrogés sur les raisons du suicide de la jeune fille et sur la nature du "message" qu'elle tenait à faire passer en retransmettant son geste en direct.

L'enquête en recherche des causes de la mort ouverte par le parquet d'Evry au lendemain du suicide de la jeune fille a déjà permis d'apporter quelques éléments de réponse à ces questions. Mercredi 11 mai, le procureur Eric Lallement a déclaré lors d'une conférence de presse qu'Océane avait fait parvenir "un SMS à un jeune homme, ami du compagnon avec lequel elle a entretenu une relation affective" quelques heures avant de passer à l'acte. D'après le magistrat, elle y "évoque des violences et un viol que son compagnon lui aurait fait subir et déclare mettre fin à ses jours à cause du mal que celui-ci lui avait fait". L'individu incriminé par ce message était toujours entendu par la police mercredi soir. L'enquête sera réorientée si les faits dont il a été accusé par son ancienne petite amie sont avérés. Les violences sexuelles ou physiques sont l'une des causes de souffrance les plus couramment invoquées par les femmes qui se suicident.

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Étrangement, les réactions médiatiques consécutives au geste d'Océane touchent moins à la fréquence et à la gravité des agressions sexuelles subies par les femmes qu'à Periscope. Depuis le début de l'année 2016, l'application de live streaming détenue par Twitter a été utilisée pour retransmettre une agression, un cambriolage et un viol. C'est aussi par son biais que le footballeur Serge Aurier a traité Laurent Blanc de "fiotte" et qu'un détenu du centre pénitentiaire du Gasquinoy, à Béziers, s'est exhibé joint à la bouche dans sa cellule.

Croire qu'Océane aurait pu être sauvée par une équipe d'internautes attentifs ou un modérateur efficace, c'est s'en prendre à un coupable confortable : Periscope est un outil de diffusion de vidéos en temps réel, pas un filet de sauvetage

Tous ces événements ont contribué à faire de Periscope un outil controversé. Bien sûr, le suicide d'Océane a aggravé les choses. Le médecin spécialiste de l'adolescence Xavier Pommereau estime dans Le Parisienque l'application a pu amplifier la résonance de l'acte de la jeune fille en lui permettant de "captur[er] le regard des témoins" et de "les entraîn[er] avec elle dans sa scène macabre." Dans la foulée, le quotidien francilien a organisé un sondage intitulé "Suicide sur Periscope : les réseaux sociaux doivent-ils mieux contrôler ce qu'ils diffusent ?" Plus de 88% des quelques 5 500 votants ont répondu "Oui". Dans cette question comme dans bon nombre d'articles qui traitent de l'affaire, c'est la peur du panurgisme qui s'exprime, d'autant plus vivace que Periscope est réputé pour sa popularité auprès des adolescents ; on craint qu'en diffusant son suicide sur Internet, Océane n'ait donné des idées aux jeunes français.

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Jeudi 12 mai, le site d'information Atlantico a adressé cette angoisse dans un article au titre limpide : Suicide en direct sur Périscope (sic) : pourquoi le risque de contagion est réel. Fabrice Mattatia, "expert en confiance numérique" et docteur en droit, y affirme que "dans ce type de situation, il y a toujours un effet d'entraînement (…) on peut craindre d'autres actes similaires – voire une escalade dans le sensationnalisme." Interrogé par Rue89, le psychiatre Christophe Delbien a affirmé que la vidéo d'Océane était susceptible de déclencher un "effet Werther", c'est à dire une vague de suicides par mimétisme. Ce phénomène tire son nom des Souffrances du jeune Werther, un roman de Goethe dans lequel un jeune homme met fin à ses jours après une déception amoureuse. Le phénomène de société consécutif à la parution de cette oeuvre a poussé les jeunes européens à s'habiller comme son protagoniste, mais aussi à se donner la mort à sa façon. Il a été montré que le suicide d'une célébrité pouvait bien amorcer un effet Werther, mais aussi que son intensité pouvait être corrélée à l'attention portée à l'événement par les médias. Si le taux de suicidea cru de 17% en Angleterre après la mort de Lady Diana, c'est sans doute parce que la mort de la princesse de Galles a fait l'objet d'une publicité exceptionnelle.

Comment faire pour empêcher qu'un acte semblable à celui d'Océane se produise ? Éviter un effet Werther en misant sur un traitement médiatique qualitativement et quantitativement raisonnable des suicides, à la manière duRoyaume-Uni ? Faire des efforts dans le sens de l'accès aux soins pour les victimes de violences sexuelles ? Faire de la prévention des actes autodestructeurs un enjeu majeur de santé publique, à la manière de la sécurité routière ? Non. Pour l'instant, l'affaire Océane ne semble avoir engendré qu'une seule proposition : changer Periscope et les manières dont il est utilisé.

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Du côté de 20 Minutes, on remarque l'absence d'une option de signalement d'urgence sur l'application. Michael Stora, le président de l'Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, préconise la mise en place de "modérations un peu fines"sur Periscope, quitte à le faire passer "du direct au faux direct". L'avocat spécialiste en nouvelles technologies de l'information et de la communication Antoine Chéron recommande lui aussi l'introduction d'un "système de veille ou de modération" sur l'application. "Youtube le fait,plaide-t-il dans 20 Minutes. Quand il y a des vidéos qui portent atteinte à des droits d'auteur ou à des personnes, elle les supprime automatiquement". Pour Justine Atlan, ce sont les jeunes utilisateurs qui doivent être formés. La présidente de l'association e-Enfance a affirmé sur France Info qu'il fallait "absolument éveiller les consciences là-dessus, parce que ce sont les applications qui vont susciter des comportements". "Est-ce que cette jeune fille se serait suicidée si elle n'avait pas pu le faire en live sur Périscope ?" demandait-elle quelques instants plus tôt.

Océane sur Periscope, peu avant son suicide.

Reste à trouver le moyen de modérer efficacement une application qui diffuse 350 000 heures (environ 40 ans) de flux vidéo en direct chaque jour. La force de travail nécessaire à cette tâche serait immense. Même aidés par un système d'urgence géré par les internautes, d'hypothétiques surveillants de Periscope seraient sans doute handicapés dans leur tâche par un grand nombre de fausses alertes. Un peu comme les modérateurs de YouTube, dont la mission consiste à faire le tri dans toutes les vidéos qui ont été signalées par les utilisateurs de l'hébergeur de vidéos. Malgré ses efforts, l'équipe de modération française vient d'être critiquée pour son manque de réactivité face aux vidéos haineuses : sur les 225 contenus qui lui ont été signalés par des associations antiracistes, elle n'en a supprimé que 16. Surveiller des images diffusées en direct pour y déceler les indices d'une crise suicidaire ne peut être que plus ardu. Face aux spectateurs qui s'inquiétaient de son état psychologique, Océane a nié toute velléité autodestructrice deux heures avant de se jeter sur les rails : "J'ai pas dit que j'allais me suicider, arrêtez-vous ! Mais non, je vais pas sauter d'un balcon. Je suis au rez-de-chaussée, tu veux que je saute de quoi ?"

Océane est loin d'être la seule à s'être suicidée en direct sur Internet. En 2010, un jeune homme d'origine suédoise, Marcus Jannes, s'est pendu face à sa webcam après avoir avalé des antalgiques. Ceux qui ont assisté à ses derniers instants ont commencé à y croire quand il a arrêté de bouger. La police a été prévenue une demi-heure après qu'il se soit passé la corde au cou. Abraham K. Biggs, un jeune homme de 19 ans originaire de Floride, a mis fin à ses jours en direct sur le site de livecam Justin.tv (aujourd'hui disparu) en 2008. Les 1 500 personnes qui l'ont regardé mourir d'une overdose médicamenteuse ont mis plusieurs heures à comprendre qu'il ne s'agissait pas d'une blague. L'un des modérateurs du site a averti la police, mais il était trop tard. Claire Lin a raconté et documenté son suicide en direct sur Facebook le 18 mars 2012. Alors que la jeune femme de 31 ans inhalait les vapeurs toxiques dégagées par une paire de peluches posées à côté d'un feu de bois, aucun des neuf amis avec lesquels elle dialoguait n'a pensé à prévenir les autorités. Son suicide a duré 67 minutes.

Marcus Jannes, Abraham K. Biggs et Claire Lin, comme bien d'autres, ont réussi leur suicide sur Internet. Par incrédulité ou par manque de sang-froid, leurs spectateurs n'ont pas pu les en empêcher ; il était déjà trop tard quand ils ont allumé leur clavier pour la dernière fois. La mauvaise nouvelle, c'est que ça va continuer. Personne n'a attendu Periscope pour se suicider en direct. Croire qu'Océane aurait pu être sauvée par une équipe d'internautes attentifs ou un modérateur efficace, c'est s'en prendre à un coupable confortable : Periscope est un outil de diffusion de vidéos en temps réel, pas un filet de sauvetage. Empêcher une personne de se donner la mort n'échoit qu'à nous, les humains. Malheureusement, quand personne ne vous a jamais expliqué comment faire, la tâche est ardue. En France, le suicide est toujours la première cause de mortalité chez les 25-34 ans.