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Streaming ou télévision : où va le jeu vidéo ?

Alors que les chaînes de télé s'intéressent de plus en plus à l'e-sport, ont-elles vraiment une chance de séduire les gamers ? Et avec quelles conséquences pour les plateformes de streaming ?

Cet article vous est présenté par GAME FEVER, diffusé mercredi 26 octobre à 20h50 sur CANAL+. Cliquez ici.


Le streaming est une technologie formidable. Grâce à elle, vous n'avez pas besoin de télécharger l'intégralité d'un fichier audio ou vidéo sur votre disque dur avant de pouvoir le lire. Vous vous connectez à Spotify ou YouTube, sélectionnez l'album ou le tuto maquillage de votre choix et l'obtenez presque instantanément grâce à la magie du flux de données continu. Votre appareil connecté garde la ligne et votre impatience d'internaute est flattée. Du coup, vous scrutez l'écran sans remords et sans compter : en 2015, les 75 millions d'utilisateurs de Netflix ont regardé 42,5 milliards d'heures de films et de séries. Cela représente en moyenne 93 minutes de visionnage par jour pour chaque abonné.

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Les géants du numérique ont compris très tôt que les contenus streamés représentaient l'avenir du maillage informatique mondial. D'après le spécialiste des médias en ligne Dan Rayburn, Microsoft a commencé à travailler sur des technologies de diffusion de vidéo sur Internet dès 1993, deux ans seulement après l'ouverture au public du World Wide Web. Du fait des limitations techniques de l'époque, les images en flux continu ont attendu le début des années 2000 et l'arrivée de l'ADSL pour investir les navigateurs. L'inauguration de YouTube en janvier 2005 a signalé le début de leur règne sur le réseau : de 12% en 2006, la part du traffic total d'Internet revendiquée par la vidéo est passée à 70% en 2016. Le producteur de matériel informatique Cisco estime qu'elle pourrait atteindre les 90% en 2019.

Les entreprises qui ont installé le streaming sur le trône d'Internet sont bien décidées à l'y maintenir longtemps. Google, Netflix, Amazon et leurs compères investissent des sommes considérables dans des Content Delivery Network (CDN), des réseaux informatiques spéciaux qui leur permettent d'apporter toujours plus de vidéo aux internautes, toujours plus rapidement. En injectant des milliards de dollars dans ce genre d'installations, les léviathans de la Silicon Valley se donnent également les moyens de tenir leur pari sur le live streaming. Les CDN ont permis à YouTube de diffuser de la vidéo en direct dès 2008. Il servent aussi de base au Periscope de Twitter et à Facebook Live, deux services de retransmission en temps réel que Jack Dorsey et Mark Zuckerberg promeuvent à grands coups de partenariats avec des célébrités et des médias importants. Le magazine TIME note que l'objectif de ce grand élan vers le direct est de donner une raison aux internautes de rester plus longtemps sur un site donné ; plus ils s'attardent, plus les espaces publicitaires qui permettent de les toucher seront vendus cher aux annonceurs. Que ça vous plaise ou non, le futur d'Internet se déroule déjà en live streaming.

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Pour convaincre les internautes de se lancer en direct ou d'en regarder encore plus, les grands pontes du numérique misent aussi sur un loisir que pratique au moins un Français sur deux : le jeu vidéo. Depuis le 26 août dernier, les propriétaires de titres Blizzard Entertainment sur PC peuvent retransmettre leurs parties en live sur Facebook grâce au service Blizzard Streaming. Le directeur des partenariats vidéoludiques du réseau social, Leo Olebe, a laissé entendre que cette collaboration avec l'éditeur d'Overwatch n'était qu'une mise en jambe ; après tout, 650 millions de personnes jouent à des jeux connectés à Facebook chaque mois. "Les gamers sont partout, s'est-il enthousiasmé auprès du magazine Business Insider. Ils sont présents sur chaque type d'appareil, ils jouent à n'importe quel moment, nous voulons être là où se trouvent les gamers." Le problème, c'est que bon nombre d'entre eux ont déjà leurs habitudes chez la concurrence : grâce à leur imposant catalogue de vidéos en direct et à la demande, le site et l'application YouTube Gaming reçoivent des centaines de millions de visiteurs uniques mensuels depuis leur lancement le 26 août 2015.

YouTube Gaming (capture d'écran de l'auteur).

Le soudain intérêt de Google et Facebook pour le live vidéoludique n'a rien de mystérieux : YouTube Gaming et Blizzard Streaming ont été créés pour rivaliser avec le champion incontesté de la discipline, Twitch. Cette plateforme issue du défunt site de streaming en direct Justin.tv n'en finit plus de croître depuis son lancement en juin 2011. Un mois après son inauguration, huit millions d'internautes la fréquentaient déjà. En 2014, l'année de son rachat pour près d'un milliard de dollars par Amazon, elle attirait en moyenne un million de streamers et 55 millions de spectateurs chaque mois : les premiers jouent, les seconds les regardent jouer. Les chiffres officiels indiquent que cette audience a presque doublé en 2015. Ses plus grands diffuseurs comptent désormais un à deux millions et demi d'abonnés ; sa chaîne la plus regardée, presque un milliard de vues. Ceux qui n'ont pas grandi avec les jeux vidéo ne comprennent pas toujours ce succès, mais une chose est sûre : le spectacle est parti pour durer.

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Aujourd'hui, malgré l'arrivée de compétiteurs issus des plus grosses écuries du numérique, Twitch maintient sa position de leader du live gaming grâce à l'engagement de sa communauté. En plus de lui accorder en moyenne 106 minutes de leur temps chaque jour, ses visiteurs sont prompts à utiliser ses services de chat et à soutenir financièrement leurs diffuseurs préférés. De part et d'autre du flux vidéo, la concurrence est perçue comme dénuée de réel avantage, peu pratique voire mal conçue. "Les gros streamers ont construit leur fanbase sur Twitch, analyse le journaliste Dan Webb dans le magazine MCV. Ils ne risquent pas d'aller sur YouTube de sitôt." Tant pis pour l'énorme audience potentielle de la plateforme de Google, son adversaire le plus sérieux parmi ses innombrables rivaux : pour le moment, le biotope de Twitch semble imperturbable.

Twitch (capture d'écran de l'auteur).

En plus d'avoir entraîné la ruée des titans de la tech vers les gamers, Twitch a montré au tout-venant qu'il était possible et facile de parler de jeux vidéo en direct sur Internet. "Le streaming a vraiment explosé grâce à la popularisation de Twitch et des bonnes connexions Internet qui permettent à n'importe qui de se streamer en train de jouer" explique Samuel Rives, un ancien membre de l'équipe du site d'information sur les jeux en réseau VaKarM devenu streameur pour Nvidia. Enfin dotés d'outils suffisamment performants et entraînés par la croissance outrancière de Twitch, les gamers amateurs ont décidé de parler de jeu vidéo comme ils l'entendaient en ouvrant leurs propres webTV. Ces chaînes de télévision qui diffusent uniquement sur Internet et souvent en direct font florès en France depuis qu'Alexandre "Pomf" et Hadrien "Thud" Noci ont inauguré O'gaming.tv en décembre 2011. "Ca a vraiment été des moteurs du milieu, se souvient Samuel Rives. A partir de là, les webTV se sont développées".

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La finale du Championnat du monde de League of Legends 2015. Image : Riot esports via Flickr.

Aujourd'hui, O'gaming émet depuis Twitch. Grâce à sa petite dizaine de chaînes dédiées à League of Legends, Counter Strike ou StarCraft, elle est devenue la plus suivie des webTV françaises avec un pic d'audience record de 92 000 spectateurs. En juillet 2015, elle revendiquait en moyenne un million de visiteurs chaque mois. Sur Twitch, de nombreuses concurrentes galopent après O'gaming : Eclypsia, revenue très motivée de son exil fiscal au Royaume-Uni ; GamersOrigin, qui séduit grâce à sa chaîne sur le jeu de cartes Hearthstone ; MilleniumTV et JVTV, deux canaux happés par le géant du réseau français Webedia suite au rachat de leurs propriétaires respectifs Millenium et Jeuxvideo.com en 2014. Toutes ensemble, ces webTV génèrent plusieurs millions d'heures de visionnage chaque mois.

Mais au fait, qu'est-ce qui attire et retient à ce point les internautes sur Twitch, YouTube Gaming, Blizzard Streaming et tous leurs concurrents ? Qu'est-ce qui a permis aux hommes d'affaires du numérique de découvrir que le jeu vidéo était à ce point gorgé d'avenir ? Streamers individuels et webTV divisent souvent les contenus qu'ils diffusent de la même manière, par titre joué ou par type de jeu. Les Let's Play ont pour but de faire découvrir un titre au public, les Long Play d'explorer une aventure à fond. L'exercice du Speedrun, qui consiste à finir un jeu le plus vite possible, est plutôt populaire. Mais ce qui pousse les internautes à se connecter en masse sur des sites de streaming en direct, c'est avant tout le sport électronique ou e-sport, les compétitions de jeux vidéo. Lorsqu'une plateforme ou une webTV fait une grosse audience, c'est bien souvent grâce à cette discipline. O'gaming, par exemple, a enregistré son record de spectateurs connectés lors du premier tour des championnats du monde 2015 de League of Legends. Au cours de cet événement, Twitch a été amené à accueillir plus de deux millions de visiteurs simultanément.

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Le nombre de visiteurs qui se ruent sur Twitch pour y suivre les tournois de sport électronique est tel que Dan Sahar, le co-fondateur du service d'aide à la distribution de flux vidéo Qwilt, estime que la plate-forme "n'existerait pas"sans lui. Cependant, on pourrait également affirmer que le boom actuel de l'e-sport a beaucoup à voir avec l'avènement du live streaming. En 2009, le monde ne comptait que 161 tournois vidéoludiques ; en 2015, près de 3 000. Dans ce laps de temps, le total des sommes proposées aux vainqueurs de ces compétitions a également connu une croissance délirante, passant d'un peu plus de deux millions à près de cinquante millions de dollars. En août dernier, les cinq membres de l'équipe chinoise Wings Gaming se sont partagés 9,1 millions de dollars après s'être imposés comme les meilleurs joueurs mondiaux de Dota 2. Sans l'arrivée à maturité des techniques de retransmission en direct sur Internet, le sport électronique n'aurait jamais pu devenir assez rentable pour se permettre de telles folies.

Le jeu League of Legends, lancé en 2009, écrase la concurrence en matière de nombre de joueurs.

Aujourd'hui, l'excitation suscitée par la symbiose entre live streaming et e-sport touche à peu près tout le monde. Les géants de la Silicon Valley et les spectateurs, on l'a vu, mais aussi les développeurs de jeux vidéo et les annonceurs. Les premiers créent des jeux spécialement pour la compétition ; les seconds investissent de plus en plus dans le sport électronique, séduits par son public fidèle et jeune. "Je ne pense pas que les gens de 50 ans vont se mettre à regarder des tournois de League of Legends, expliquait l'analyste Michael Pachter au magazine économique Forbes en 2013. Par contre, je pense que les gens de 20 ans qui en regardent maintenant vont continuer à en regarder et que des enfants de 10 ans vont s'y mettre." Cette logique pousse des marques telles que Coca-Cola et American Express à investir des sommes de plus en plus importantes dans l'e-sport. A la lumière de ce consensus entre ceux qui assurent son assise technologique et ceux qui lui permettent d'être rentable, on peut aisément deviner ce qui va advenir du streaming vidéoludique en direct : il va croître, plus vite et plus fort encore.

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La grande victime de cette course à un avenir meilleur, c'est la télévision. L'âge moyen du téléspectateur français avance, doucement mais sûrement : d'un peu moins de 47 ans en 2005, il est passé à presque 51 ans en 2015. La tranche fatidique des 15-24 ans suit de moins en moins le petit écran, auquel elle préfère les ordinateurs et les smartphones. Aux Etats-Unis, le problème est le même. Lorsque les chaînes se donnent les moyens d'aller les chercher sur ces nouveau canaux à l'aide d'offres à la demande, les choses se passent plutôt bien. Malheureusement, ça ne suffit pas. Pour convaincre les jeunes de revenir au bon vieil écran du salon et, ce faisant, parer à l'érosion des recettes publicitaires, la télévision tente toujours plus : plus de télé-réalité, plus de synergie avec le smartphone… Et depuis peu, plus d'e-sport.

Counter Strike, l'un des jeux les plus populaires du monde de l'e-sport.

De part et d'autre de l'Atlantique, les chaînes se dirigent doucement vers le sport électronique. Turner Broadcasting System (TBS), le groupe qui détient CNN, proposera bientôt une compétition de Counter Strike aux téléspectateurs. En juillet dernier, la célèbre chaîne sportive ESPN2 a diffusé la finale d'un tournoi de Street Fighter V. La coupe du monde ESWC FIFA 16 a été retransmise en France par l'Équipe 21 en octobre 2015. Le succès de l'initiative a poussé la chaîne à lancer son propre Championnat de France du jeu de football, l'E-Football League, en janvier 2016. Une saison 2 est déjà prévue. Le 11 octobre dernier, le Groupe Canal et son propriétaire Vivendi se sont lancés dans la mêlée en annonçant un partenariat avec le plus grand organisateur de rencontres esportives du monde, l'Electronic Sports League (ESL). Le communiqué officiel explique que cette alliance aboutira à "la création des premières ligues officielles esports en France" : "ces compétitions prendront une nouvelle dimension et seront diffusées sur les antennes du Groupe CANAL qui devient ainsi un acteur e-sports majeur dans notre pays."

Ce nouveau goût de Canal+ pour l'e-sport pourrait paraître étrange. Pourtant, la collaboration entre petit écran et compétitions vidéoludiques n'a rien d'inédit : les tournois de jeux vidéo se regardaient à la télévision bien des années avant l'arrivée à maturité du streaming. Tout a commencé à la fin des années 90, quand la Corée du Sud s'est défendue contre la crise économique asiatique en misant sur le développement de ses télécommunications. Les hordes de cybercafés qui se sont développés sur la crête de cette initiative, les PC bangs, sont vite devenus les quartiers généraux de hardcore gamers très portés sur la compétition. En 1999, les premiers affrontements entre spécialistes du jeu de stratégie StarCraft ont été diffusés sur les chaînes de télévision issues des nouvelles infrastructures du pays. L'année suivante, le gouvernement du pays a consacré l'e-sport en créant une fédération dédiée à ses professionnels, la KeSPA. La Corée du Sud comptait déjà deux chaînes câblées totalement dédiées au sport électronique en 2004 et aujourd'hui, elle reste la capitale mondiale de la discipline.

Starcraft 2. Image : Blizzard Entertainment.

Du côté occidental, il a fallu attendre 2005 pour qu'une compétition d'e-sport se fraie un chemin jusqu'à une chaîne de télévision : cette année-là, la victoire de Jonathan "Fatal1ty" Wandel face à Sander "vo0" Kaasjager en finale du CPL World Tour a été diffusée sur MTV. A l'époque, les acharnés qui souhaitaient regarder des affrontements vidéoludiques en ligne depuis leur ordinateur devaient prendre la peine de s'équiper de logiciels spéciaux et techniquement limités comme Half-Life TV. La télévision passait alors pour le meilleur moyen d'attirer les fans. Le streaming existait, mais lui faire appel pour retransmettre la moindre seconde de vidéo impliquait de débourser des fortunes pour une qualité d'image déplorable. Aux Etats-Unis, l'idée a tenu quelque temps avant de s'effondrer. En 2007, la chaîne de télévision par satellite DirecTV a tout misé sur un grand tournoi d'e-sports, la Championship Gaming Series. Elle a embauché des personnalités du milieu, acheté ses principales infrastructures. Quand le programme n'est pas parvenu à attirer l'audience escomptée, tout s'est effondré. Il était encore trop tôt.

Presque dix ans plus tard, l'e-sport télévisé est prêt pour un second round. Les gamins qui trituraient leurs manettes au début des années 2000 sont devenus des adultes. En grandissant avec eux, le jeu vidéo est devenu un loisir pop et respectable. Son installation réussie à la télévision, la matriarche des écrans de divertissement, ressemblerait presque à un sacre. Reste un problème : les gamers ont-ils envie de recevoir une telle bénédiction ? Sont-ils seulement prêts à y croire ? "Personnellement je suis très sceptique par rapport à tout ça, mais c'est plus une question de valeurs personnelles", avoue Samuel Rives. Il explique : "J'ai l'impression de voir des gens totalement étrangers au milieu venir récupérer les fruits que des associations et des personnes cultivent depuis 10 voire 20 ans. Et bien sûr que ça se fera au détriment des petits qui devront disparaitre. Mais malgré tout ça le milieu des webTV et de l'e-sport ont besoin d'argent et de visibilité."

Francois "Cnd" Balembois, l'un des membres d'O'Gaming, acquiesce dans une interview pour le site VaKarM : "Les moyens que peuvent déployer les chaînes de télévision même pas très grosses sont tellement importants, et bien supérieurs à la plus grosse des webTV. Ils vont créer du contenu e-sport spécialement pour la télé : des émissions avec des "experts", des reportages de qualité inside, des formats JT et des tournois formatés avec au coeur des équipes et des joueurs français pour raconter une histoire aux spectateurs. Au final, tout le monde sera gagnant, et il existera toujours du contenu web." Que le public se rassure : quoi qu'il arrive, la télévision ne renversera pas la course au streaming d'Internet.