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La mort tombée du ciel : comment les bombardements aériens ont changé le monde

L'histoire vue du ciel.
https://en.wikipedia.org/wiki/Dresden#/media/File:Fotothek_df_ps_0000010_Blick_vom_Rathausturm.jpg

Comme pour se substituer à Dieu, l'Homme a envoyé son message du haut des cieux. Qu'il s'agisse d'une bombe lancée depuis un biplan bourdonnant au-dessus du désert ou d'un missile tiré d'un drone furtif contrôlé depuis un pays lointain, les bombardements aériens ont changé à la fois ceux qui les ont ordonnés et ceux qui en ont été la cible. Si bien que l'histoire de la bombe aérienne et celle du 20e siècle se confondent, soutient Thomas Hippler dans Governing form the Skies.

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L'historien et philosophe, qui enseigne à l'Université de Caen en France, note d'abord une coïncidence. Le premier « bombardement aérien » a eu lieu en Libye en 1911. « J'ai décidé de lancer une bombe depuis l'avion », a écrit le lieutenant italien Giulio Gavotti dans son journal personnel. Il avait été dépêché en Afrique du Nord pour contribuer à la victoire de l'Italie sur l'Empire ottoman. À 15 kilomètres de Tripoli, il a aperçu des « combattants arabes » près d'une oasis et a décidé de s'en charger, même s'il était en mission de reconnaissance. Une main sur le manche de l'appareil, il a prudemment sorti avec l'autre une bombe de sa boîte, retiré la goupille avec ses dents et l'a lancée. Les combattants sont morts, et des civils aussi.

Cent ans plus tard, l'OTAN lançait une campagne de bombardement au même endroit, bouclant par le fait même un siècle de bombes tombées du ciel. Cette fois c'était pour établir une zone d'exclusion aérienne ouvrant la porte à un changement de régime. Les rebelles ont eu la voie libre pour assassiner Mouammar Kadhafi, chef d'État de la Libye depuis des décennies. « Ces bombes ont été larguées aux mêmes endroits que celle de Gavotti 100 ans plus tôt. »

En lançant une bombe depuis son avion, l'Italien a inauguré une nouvelle façon de faire la guerre qui allait définir tous les conflits à venir. Fini le champ de bataille où s'affrontent deux armées d'États souverains : la nouvelle matrice des conflits armés est en trois dimensions. Les stratégies militaires doivent désormais « considérer des objectifs militaires et civils », ce qui a conduit aux « guerres asymétriques qui nous obsèdent depuis ». Ces relations et corrélations parsèment le livre de Hippler, constituant peu à peu une histoire de la bombe et du siècle.

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US Air Force F-16 Fighting Falcons à l'Aviano Air Base. Photo : US Army photo par le sergent Tierney P. Wilson

Dans nos échanges par courriel, je lui ai d'abord demandé pourquoi pensait-il que les combats aériens étaient un prisme intéressant à travers lequel examiner l'histoire. Son premier livre, m'a-t-il répondu, portait sur la conscription, une démocratisation de la guerre, car elle l'a étendue à la population civile, mais aussi une antidémocratisation, car elle force les conscrits à obéir. Cette contradiction lui a donné une idée qu'il a voulu explorer : si la conscription signifie que la population prend part à la guerre, cela implique presque inévitablement aussi l'inverse : que la population peut être victime de la guerre. Attaquer n'importe où, n'importe quoi, des maisons ou des centres-villes, devient permis.

À l'époque où Gavotti s'est engagé dans un combat aérien au-dessus de Tripoli, le potentiel de l'aviation préoccupait l'Occident. Louis Blériot a effectué la première traversée de la Manche en avion en 1909, poussant H. G. Wells, qui rédigeait alors un article pour le Daily Mail, à reconnaître l'importance de cette technologie révolutionnaire. Il a écrit que la possibilité de traverser la Manche en quelques minutes plutôt qu'en quelques heures pouvait permettre de porter un coup fatal à l'Empire britannique : « Nos forces ont maintenant une faiblesse. »

Dans ces années, le potentiel utopique de l'aviation a occupé les rêves fascistes du futurisme italien, qui voyaient en la fusion de l'homme et de la machine, un monstre composite, le sommet de la réussite. Il est aussi apparu dans l'idéal des cosmopolitistes libéraux. Pour eux, l'aviation signait la fin des frontières et le début du libre mouvement des produits entre les États du monde. Et le fait qu'elle puisse également semer la destruction était une raison de croire qu'elle assurerait le maintien de la paix.

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Selon Hippler, cette « paix » reposait sur une vision raciste de l'humanité : la paix pour les pays colonisateurs, mais les bombes pour les pays colonisés. En fait, quand beaucoup d'historiens écrivent au sujet des bombardements aériens, ils se concentrent sur la Deuxième Guerre mondiale et laissent complètement tomber les attaques contre les populations de pays colonisés dans l'entre-deux-guerres, les considérant comme de « simples exercices » avant les vrais combats.

Dans les années 20, le Royaume-Uni a mis au point ses techniques de bombardement aérien dans la corne de l'Afrique. Mohammed Abdullah Hassan, surnommé « Mad Mullah » par les Britanniques en raison de son insistance sur l'indépendance, a été la victime de la première campagne de bombardement organisée et effectuée par la nouvelle Royal Air Force (RAF).

Plus tard dans la décennie, la RAF a mis en place une forme de maintien de l'ordre en Irak qui a permis au Royaume-Uni de réduire ses coûts d'opérations au sol : un contrôle total depuis le ciel. Plutôt que de tuer des insurgés un à un, « l'objectif était de détruire la vie sociale et économique des populations rebelles, leurs maisons et leurs villages, leur bétail et leur agriculture ».

Des théoriciens comme Aimé Césaire et Hannah Arendt ont d'ailleurs soutenu après la Deuxième Guerre mondiale que « les éléments fondamentaux de l'autorité totalitaire avaient d'abord été appliqués dans les colonies avant d'être réimportés ».

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L'une des idées centrales de Hippler, c'est que le bombardement stratégique — la puissance aérienne brutale qui a entre autres dévasté Coventry et Dresden — avait pour objectif de réduire une « population » en « populace ». Je lui ai demandé ce qu'il entendait par là. « Depuis la fin des monarchies, la politique repose essentiellement sur un principe : par le peuple, pour le peuple, m'a-t-il expliqué. Les États modernes cherchent à renforcer l'unité de leur population par différents moyens, comme la sécurité sociale, tout en essayant simultanément de briser l'unité des États ennemis, de changer leur population en une populace désorganisée. »

Aujourd'hui, les bombardements aériens sont différents. Plutôt qu'une guerre d'unité entre deux nations, l'ennemi est devenu un réseau de terroristes composé de cellules hétérogènes. D'ailleurs, le bombardier prééminent de notre époque est le drone, qui, en survolant la même zone de la Mésopotamie que la RAF dans les années 20, effectue une surveillance furtive permanente. Dans les mots de Hippler, « la bombe est devenue la matraque mortelle d'un policier mondial ».

Alors que les forces policières intérieures se sont changées en une force qui ressemble à une armée — qui s'engage avec des tanks blindés dans des combats contre des citoyens qui se révoltent —, les forces armées, elles, sont devenues une police mondiale qui traque des terroristes individuels, et ce, qu'importe le pays dans lequel ils se trouvent. Ce n'est ni la guerre ni la paix, plutôt un entre-deux.

Si l'on entend parler de l'imminence possible d'une Troisième Guerre mondiale, le livre de Hippler, lui, donne l'impression que nous y sommes déjà plongés : c'est un conflit perpétuel, asymétrique entre États et groupes non étatiques. Mais il semble impossible qu'une pluie de bombes s'abatte au cœur des empires d'autrefois, comme Londres ou Paris.

Hippler acquiesce, mais avec une réserve : « Le scénario d'un futur conflit majeur plausible est ce que les stratèges appellent une "guerre hybride", qui comprend des attentats terroristes et des opérations de guérilla… mais aussi des opérations financières. La frontière entre la guerre et la paix s'estompe. Le scénario le plus plausible serait peut-être non pas un bombardement aérien, mais plutôt une gigantesque cyberattaque pour couper l'alimentation électrique entraînant en quelques jours une panique sociale générale. »

Le bombardement aérien pourrait être chose du passé, mais ce qu'il a engendré sera peut-être encore plus destructeur.