« Il y a deux ans, j’ai suggéré un remède radical, à savoir priver le gouvernement de son monopole d’émission de la monnaie, pour confier celle-ci à l’industrie privée, le tout sur le ton de la blague. Cependant, à mesure que j’y réfléchissais, je suis devenu de plus en plus fasciné par cette idée. Elle me semble en effet désormais offrir un remède efficace contre nos troubles monétaires, et ouvrir un chapitre vierge et inexploré de la théorie de la monnaie. »
Hayek prédit également que les réactions du secteur bancaire institutionnel face à ces monnaies d’un type nouveau seraient immanquablement négatives. « La vieille garde des banquiers serait probablement bien incapable de seulement imaginer comment ce nouveau système opérerait, et lui opposerait ainsi un rejet quasi unanime. » écrit-il. Et ce ne sont pas les récentes déclarations du président de JP Morgan, qui vont lui donner tort : lors d’une conférence à New-York, ce dernier a qualifié le Bitcoin de « fraude », faisant le bonheur des meurtriers, des dealers et des Nord-Coréens. Après sa mort, les travaux de Hayek sur les monnaies privées ont été poursuivis par plusieurs économistes sous la bannière du Cato Institute, un laboratoire d’idées farouchement libéral installé à Washington.Si tous les néolibéraux ne furent pas d’ardents promoteurs des monnaies privées, l’idée d’une monnaie affranchie de la tutelle étatique est en revanche très populaire au sein d’une branche radicale du libéralisme.
De l’attrait des libertariens pour les cryptomonnaies
Or, pour servir d’intermédiaire à ces échanges, il est nécessaire de passer par une monnaie. Mais la monnaie telle que nous la connaissons, émise par une banque centrale placée sous le contrôle d’institutions étatiques, a tout pour déplaire aux anarcho-capitalistes, qui se méfient de l’État. Le passage par des services fournis par de grandes entreprises intermédiaires, comme Visa, n’est guère préférable, les anarcho-capitalistes préférant l’autonomie individuelle au pouvoir des grandes entreprises. C’est ici que les cryptomonnaies entrent en jeu, permettant, selon Ian Bogost, de donner libre cours au rêve anarcho-capitaliste sans l’entacher d’une dimension étatique ou corporatiste.Pour le journaliste, le Bitcoin et ses confrères virtuels diffèrent ainsi largement d’autres technologies de paiement, comme Paypal ou Apple Pay. Là où ces dernières fournissent simplement une interface plus pratique, les cryptomonnaies offrent un système où aucune partie tierce (entité publique ou entreprise privée) n’intervient dans la mise en place des échanges entre individus pour assurer leur sécurité. À la place, cette sécurité est assurée par des protocoles mathématiques. En effet, les cryptomonnaies sont basées sur la blockchain, cette base de données virtuelle et décentralisée qui permet aux internautes d’effectuer des transactions sécurisées grâce au travail de « mineurs », garants de la sécurité du réseau. Ils assurent l’authentification de chaque échange à l’aide de techniques cryptographiques avancées, supprimant le besoin d’un tiers pour garantir confiance et sécurité. Blockchain et cryptomonnaies peuvent ainsi donner vie au rêve libertarien.Les cryptomonnaies permettent de donner libre cours au rêve anarcho-capitaliste sans l’entacher d’une dimension étatique ou corporatiste.
Des utopies adossées à la Blockchain
Ainsi, Ethereum, le cousin du Bitcoin, n’est pas seulement une cryptomonnaie, mais aussi une plateforme que de nombreux entrepreneurs utilisent aujourd’hui pour créer de nouveaux modèles d’affaires. Citons par exemple Golem, qui ambitionne de devenir une sorte de Airbnb de l’informatique, et propose à ses utilisateurs de louer la puissance de leur ordinateur, lorsque celui-ci n’est pas utilisé, à d’autres internautes qui en ont besoin. Ces derniers s’acquittent en échange d’une petite somme en cryptomonnaie. Citons également Storj, qui donne aux particuliers la possibilité de louer la capacité de stockage de leur ordinateur moyennant rémunération (en cryptomonnaie, bien sûr). Ou encore Suncontract, qui permet d’échanger de l’énergie de particulier à particulier.D’autres applications visent à redonner aux internautes le contrôle sur leurs données, et leur permettre de vendre celles-ci aux grandes entreprises, au lieu de les céder gratuitement comme c’est le cas aujourd’hui. Tous ces services empruntent au rêve libertarien (des individus commerçant librement entre eux) tout en possédant une composante sociale : un service comme Storj pourrait remettre en cause la domination écrasante d’Amazon et Google sur le marché du cloud, l’échange d’énergie entre particuliers vise à lutter contre le réchauffement climatique, Golem permet aux habitants des pays défavorisés de bénéficier d’une bonne puissance informatique sans investir dans du matériel hors de prix… Comment appréhender un tel paradoxe ?« Si nombre d’avocats de la blockchain et des cryptomonnaies sont des libertariens, le mouvement du logiciel libre est plutôt ancré à gauche. La blockchain intéresse ainsi les deux bords politiques. »