Les libertariens rêvent-ils de monnaies électriques ?
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Les libertariens rêvent-ils de monnaies électriques ?

Souvent considérées comme axiologiquement neutres, les cryptomonnaies, comme le Bitcoin ou l’Ether, trouvent pourtant leurs racines idéologiques dans les théories économiques néolibérales. Sans être pour autant condamnées à servir cette idéologie.

« Il y a deux ans, j’ai suggéré un remède radical, à savoir priver le gouvernement de son monopole d’émission de la monnaie, pour confier celle-ci à l’industrie privée, le tout sur le ton de la blague. Cependant, à mesure que j’y réfléchissais, je suis devenu de plus en plus fasciné par cette idée. Elle me semble en effet désormais offrir un remède efficace contre nos troubles monétaires, et ouvrir un chapitre vierge et inexploré de la théorie de la monnaie. »

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C’est en ces mots que, dans un article paru dans le Wall Street Journal en août 1977, l’économiste autrichien Friedrich Hayek se prononçait en faveur de la création de monnaies privées, remettant en cause l’un des piliers de la puissance étatique, à savoir le privilège exclusif de la création monétaire. Longtemps l’hypothèse d’Hayek est apparue, au mieux, comme une construction intellectuelle stimulante mais n’ayant aucun moyen de se concrétiser matériellement. Pourtant, à l’heure où le Bitcoin ne cesse de battre des records de valorisation et où les levées de fonds en cryptomonnaies se multiplient, la vision de Hayek quitte progressivement le champ de la fiction pour revêtir des accents prophétiques.

L’économiste autrichien développe plus longuement ses théories en faveur des monnaies privées dans un ouvrage baptisé La dénationalisation de la monnaie, paru en 1976. Il y développe l’idée selon laquelle les crises à répétition qui jalonnent l’histoire du capitalisme – dont le choc pétrolier de 1973 est alors le dernier avatar – ne sont pas dues à un dysfonctionnement intrinsèque du marché mais à l’instabilité des politiques monétaires conduites par les gouvernements. Jouissant d’un monopole sur l’émission de la monnaie, l’État n’est pas soumis à la concurrence du marché, il tend donc à prendre de mauvaises décisions. Cela génère des dysfonctionnements du système monétaire – dont l’inflation est l’un des plus évidents. Enfin, ces dysfonctionnements eux-mêmes dégénèrent en crises économiques.

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Publicité mettant en exergue le côté résolument cool du Namecoin, une cryptomonnaie. Image : Namecoin/Flickr

Or, le récent abandon de l’étalon-or inquiète beaucoup Hayek : il craint que les gouvernements ne soient ainsi davantage incités à faire tourner la planche à billets pour relancer l’économie, générant encore plus d’instabilité. Pour y remédier, il propose donc la création de monnaies privées. Soumises à la loi du marché et au principe de libre-concurrence, ces monnaies deviendraient selon lui rapidement plus stables et plus fiables que les monnaies étatiques que nous connaissons aujourd’hui.

Si tous les néolibéraux ne furent pas d’ardents promoteurs des monnaies privées, l’idée d’une monnaie affranchie de la tutelle étatique est en revanche très populaire au sein d’une branche radicale du libéralisme.

Hayek prédit également que les réactions du secteur bancaire institutionnel face à ces monnaies d’un type nouveau seraient immanquablement négatives. « La vieille garde des banquiers serait probablement bien incapable de seulement imaginer comment ce nouveau système opérerait, et lui opposerait ainsi un rejet quasi unanime. » écrit-il. Et ce ne sont pas les récentes déclarations du président de JP Morgan, qui vont lui donner tort : lors d’une conférence à New-York, ce dernier a qualifié le Bitcoin de « fraude », faisant le bonheur des meurtriers, des dealers et des Nord-Coréens. Après sa mort, les travaux de Hayek sur les monnaies privées ont été poursuivis par plusieurs économistes sous la bannière du Cato Institute, un laboratoire d’idées farouchement libéral installé à Washington.

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Hayek est considéré comme l’un des chefs de file du néolibéralisme, un mouvement de pensée économique qui, durant la seconde moitié du XXe siècle, s’efforce de réactiver le paradigme libéral face aux thèses keynésiennes alors dominantes dans les pays européens et nord-américains. Hayek fait partie de l’école autrichienne, mais le mouvement fut particulièrement dynamique aux États-Unis, notamment autour de Milton Friedman, fondateur du courant monétariste, qui fut le conseiller économique de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Si tous les néolibéraux ne furent pas d’ardents promoteurs des monnaies privées (Hayek fait en la matière figure d’exception), l’idée d’une monnaie affranchie de la tutelle étatique est en revanche très populaire au sein d’une branche radicale du libéralisme : le libertarianisme.

De l’attrait des libertariens pour les cryptomonnaies

Peu connue en Europe, cette idéologie, qui touche à la fois à l’économie, la philosophie et la politique, est très influente parmi les cercles de pensée américains, quoique ses résultats dans les urnes demeurent timides : lors des dernières élections présidentielles, le candidat libertarien Gary Johnson n’a obtenu que 3% des suffrages. De nombreuses personnalités américaines se revendiquent (ou se sont revendiquées) de ce courant, dont des hommes politiques (le sénateur Ron Paul et son fils, Rand Paul), des écrivains (Ayn Rand) et des acteurs (Clint Eastwood). Cette idéologie est également portée par certains entrepreneurs de la Silicon Valley. Le fondateur de Paypal, Peter Thiel, est ainsi un libertarien convaincu, qui rêve de cités-états autonomes voguant sur l’océan et fonctionnant comme de véritables petits paradis libertariens, avec un état quasi inexistant et une large place accordée à la liberté individuelle. L’ex-patron d’Uber, Travis Kalanick, n’est quant à lui pas un libertarien déclaré, mais a témoigné à plusieurs reprises de son admiration pour les romans d’Ayn Rand, qui forment autant de fables libertariennes.

Le courant se décompose en deux écoles. Les minarchistes, tels que l’économiste Robert Nozick, sont partisans d’un état minimal, cantonné aux fonctions régaliennes, tandis qu’une branche plus radicale, l’anarcho-capitalisme, prône, avec Murray Rothbard, un état zéro et une privatisation totale de la société, incluant par exemple la police, l’armée et la monnaie. Dans un article paru dans The Atlantic, le journaliste Ian Bogost souligne le lien évident qui existe selon lui entre ce dernier courant et les cryptomonnaies. Pour le journaliste, le cœur de la philosophie anarcho-capitaliste repose sur la confiance placée dans l’individu au détriment de l’État. La vision idéale de l’économie qui en découle est ainsi celle d’un grand marché où des individus autonomes, affranchis de la tutelle étatique, mais aussi des grandes entreprises, s’adonnent librement à l’échange de leurs propriétés respectives.

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Les cryptomonnaies permettent de donner libre cours au rêve anarcho-capitaliste sans l’entacher d’une dimension étatique ou corporatiste.

Or, pour servir d’intermédiaire à ces échanges, il est nécessaire de passer par une monnaie. Mais la monnaie telle que nous la connaissons, émise par une banque centrale placée sous le contrôle d’institutions étatiques, a tout pour déplaire aux anarcho-capitalistes, qui se méfient de l’État. Le passage par des services fournis par de grandes entreprises intermédiaires, comme Visa, n’est guère préférable, les anarcho-capitalistes préférant l’autonomie individuelle au pouvoir des grandes entreprises. C’est ici que les cryptomonnaies entrent en jeu, permettant, selon Ian Bogost, de donner libre cours au rêve anarcho-capitaliste sans l’entacher d’une dimension étatique ou corporatiste.

Pour le journaliste, le Bitcoin et ses confrères virtuels diffèrent ainsi largement d’autres technologies de paiement, comme Paypal ou Apple Pay. Là où ces dernières fournissent simplement une interface plus pratique, les cryptomonnaies offrent un système où aucune partie tierce (entité publique ou entreprise privée) n’intervient dans la mise en place des échanges entre individus pour assurer leur sécurité. À la place, cette sécurité est assurée par des protocoles mathématiques. En effet, les cryptomonnaies sont basées sur la blockchain, cette base de données virtuelle et décentralisée qui permet aux internautes d’effectuer des transactions sécurisées grâce au travail de « mineurs », garants de la sécurité du réseau. Ils assurent l’authentification de chaque échange à l’aide de techniques cryptographiques avancées, supprimant le besoin d’un tiers pour garantir confiance et sécurité. Blockchain et cryptomonnaies peuvent ainsi donner vie au rêve libertarien.

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Des utopies adossées à la Blockchain

Si l’anarcho-capitalisme est parfaitement compatible avec les cryptomonnaies, il serait toutefois erroné de cantonner ces dernières à un simple outil au service de l’ultralibéralisme. Elles peuvent en effet servir des usages très divers, et les acteurs qui se trouvent derrière leur promotion sont répartis sur la totalité du spectre politique. Ainsi, si la Silicon Valley compte plusieurs libertariens parmi ses rangs, il ne s’agit pas du tout du paradigme dominant dans cet écosystème qui penche très majoritairement du côté démocrate en matière politique. L’entrepreneur Peter Thiel a d’ailleurs suscité nombre de réactions négatives de la part de ses pairs en soutenant Donald Trump lors de la dernière campagne présidentielle. Toutefois, l’idéologie de la Silicon Valley se distingue du corpus démocrate sur plusieurs sujets.

Dans un essai publié en 1995 et baptisé The Californian Ideology, les théoriciens des médias Richard Barbrook et Andy Cameron la définissent comme un mélange piochant parmi les corpus idéologiques de la gauche et de la droite américaine, le tout marqué par une tendance techno-utopiste. L’idéologie californienne part ainsi du principe que la société est façonnée par la technologie, et que cette dernière peut apporter une réponse à la plupart des problèmes sociaux, à condition d’être employée à bon escient. Tout comme le libertarianisme, cette idéologie qui mêle individualisme, transhumanisme, éloge d’une régulation minimale, défense de l’environnement, préoccupations sociales et techno-utopisme, le tout saupoudré de références à la contre-culture des années 1960, peut être difficile à appréhender d’un point de vue européen. L’essentiel est qu’elle se marie parfaitement avec la vague des cryptomonnaies, qui, en plus d’être le fruit d’initiatives individuelles et de proposer une solution hautement technologique à de vieux problèmes socio-économiques, offrent une base solide sur laquelle peuvent fleurir de nombreuses utopies.

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« Si nombre d’avocats de la blockchain et des cryptomonnaies sont des libertariens, le mouvement du logiciel libre est plutôt ancré à gauche. La blockchain intéresse ainsi les deux bords politiques. »

Ainsi, Ethereum, le cousin du Bitcoin, n’est pas seulement une cryptomonnaie, mais aussi une plateforme que de nombreux entrepreneurs utilisent aujourd’hui pour créer de nouveaux modèles d’affaires. Citons par exemple Golem, qui ambitionne de devenir une sorte de Airbnb de l’informatique, et propose à ses utilisateurs de louer la puissance de leur ordinateur, lorsque celui-ci n’est pas utilisé, à d’autres internautes qui en ont besoin. Ces derniers s’acquittent en échange d’une petite somme en cryptomonnaie. Citons également Storj, qui donne aux particuliers la possibilité de louer la capacité de stockage de leur ordinateur moyennant rémunération (en cryptomonnaie, bien sûr). Ou encore Suncontract, qui permet d’échanger de l’énergie de particulier à particulier.

D’autres applications visent à redonner aux internautes le contrôle sur leurs données, et leur permettre de vendre celles-ci aux grandes entreprises, au lieu de les céder gratuitement comme c’est le cas aujourd’hui. Tous ces services empruntent au rêve libertarien (des individus commerçant librement entre eux) tout en possédant une composante sociale : un service comme Storj pourrait remettre en cause la domination écrasante d’Amazon et Google sur le marché du cloud, l’échange d’énergie entre particuliers vise à lutter contre le réchauffement climatique, Golem permet aux habitants des pays défavorisés de bénéficier d’une bonne puissance informatique sans investir dans du matériel hors de prix… Comment appréhender un tel paradoxe ?

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Les cryptomonnaies au service de la redistribution

Explications d’Andy Milenius, CEO de DappHub, une entreprise de recherche et développement centrée sur la blockchain et ses implications. « Historiquement, les racines de la Blockchain et des cryptomonnaies trouvent leurs racines dans le mouvement du logiciel libre. Ce dernier vise à produire du code ouvert et gratuit, à s’affranchir des intermédiaires, de l’exploitation et des frais de transaction. C’est toute une tradition culturelle numérique qui a nourri l’idée de la blockchain, qui n’est pas apparue par génération spontanée. Or, si nombre d’avocats de la blockchain et des cryptomonnaies sont des libertariens, le mouvement du logiciel libre est plutôt ancré à gauche. La blockchain intéresse ainsi les deux bords politiques : elle peut être mise au service de la coopération et de la solidarité, ou au contraire de la libre entreprise. »

En compagnie de Martin Kirk, membre du collectif The Rules, qui lutte contre la pauvreté et le réchauffement climatique, Andy Milenius a rédigé un essai consacré à la mise en place d’un revenu de base universel s’appuyant sur la blockchain et les cryptomonnaies. Pour les deux auteurs, la combinaison de cette technologie de pointe et du revenu universel permettrait de mieux distribuer les richesses et de réduire la pauvreté. « Nous n’avons pas besoin de davantage de richesses, il faut simplement que celles-ci soient mieux distribuées. Le revenu universel permettrait à tout le monde de vivre décemment. Cependant, un tel système risquerait également de générer encore davantage de consommation et de production, et les ressources de la planète sont déjà soumises à rude épreuve. » explique Martin Kirk. « C’est ici qu’interviennent les cryptomonnaies, qui permettent de s’attaquer à la source du problème, à savoir que chaque dollar créé par les banques doit être remboursé avec intérêts. De sorte que chaque fois que nous créons de l’argent il nous faut davantage produire et consommer pour rembourser la dette, c’est un cycle infernal. Un nouveau système monétaire, sans taux d’intérêt, permettrait de couper ce problème à la source. »

Martin Kirk propose ainsi la création d’une cryptomonnaie vertueuse, créée à l’échelle individuelle et sans dette attachée, qui permettrait de fournir un revenu de base universel à chacun. Il imagine également faire entrer en jeu d’autres technologies de pointe, comme l’impression 3D, pour favoriser la production locale, plus favorable à l’environnement. « On obtient ainsi un système très solide, décentralisé et tirant parti des nouvelles technologies. On pourrait alors favoriser de nouveau le développement de l’économie locale sans remettre en cause les aspects bénéfiques de la mondialisation. » Il affirme avoir été influencé par les penseurs anarchistes français du XIXe siècle, comme Proudhon et Fourier, ainsi que par le livre de Jeremy Rifkin, The zero marginal cost society. Loin, très loin des idées libertariennes, donc.

Dans un article du Monde Diplomatique, Edward Castleton rappelle que de nombreux penseurs socialistes ont jadis théorisé la création de monnaies alternatives, préfigurant l’apparition des cryptomonnaies. C’est le cas de l’allemand Silvio Gesell, qui eut l’idée d’une monnaie se dépréciant avec le temps pour stimuler la consommation et contrecarrer l’accumulation du capital. Les cryptomonnaies ont ainsi de quoi séduire des bords politiques qui n’ont pas grand-chose en commun, sinon la volonté de changer de système. Pour déchiffrer leur évolution future, mieux vaut donc lire à la fois Proudhon et Hayek.