Si vous ne terminez pas vos jeux vidéo, c’est tout à fait normal
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Gaming

Si vous ne terminez pas vos jeux vidéo, c’est tout à fait normal

Faut-il vous flageller ? Oui. Faut-il flageller les développeurs ? Bien sûr. Faut-il flageller la société de consommation ? Assurément.
Paul Douard
Paris, FR

Vous avez attendu trois ans, visionné 16 teasers et toléré trois reports successifs de la date de sortie d'un jeu vidéo, afin que le studio de développement « puisse offrir au joueur la meilleure expérience possible ». Aujourd'hui, il est enfin arrivé. Vous allez même jusqu'à vous rendre dans un magasin indépendant pour mettre la main sur une version belge de votre Graal, histoire de l'avoir quelques heures plus tôt. Mais cinq malheureuses heures de jeu plus tard, vous êtes de retour sur votre PC à jouer à CS GO contre des adolescents russes. Tout ça pour ça ? Le truc, c'est que vous n'êtes pas seul. Comme beaucoup d'entre vous, j'ai un nombre considérable de jeux dans ma bibliothèque Steam que je regarde de loin, sans jamais vraiment y toucher. Sur certains, le compteur n'affiche que « 1 heure » – ce qui est terriblement humiliant, sachant que j'ai dépensé une considérable partie de mon salaire dans leur achat. Pourtant, tout ça me semble parfaitement banal – ou presque. En 2014, une étude d'Ars Technika révélait que 37 % des jeux achetés sur Steam n'étaient en fait jamais lancés. Si nous ne lançons même pas la moitié des jeux que nous achetons, nous n'arrivons que très rarement au boss de fin dans l'autre moitié. « Aujourd'hui, 90 % des joueurs qui commencent votre jeu n'en verront jamais la fin, à moins qu'ils ne la regardent sur YouTube », expliquait Keith Fuller, producteur chez Activision, en 2011. Et non, ce constat ne concerne pas que les jeux « médiocres ». Selon la plateforme Raptr, seulement 10 % des joueurs de Red Dead Redemption ont terminé le jeu. Alien Isolation ? Environ 15 %. Étrange quand on sait que les joueurs se plaignent quasi systématiquement d'une durée de vie en constante baisse dans la plupart des jeux. Pourtant, les chiffres semblent bien indiquer que les joueurs qui passent plus de dix heures sur un seul et même jeu sont relativement rares. Pour la streameuse professionnelle française Prescilia Poirel – alias Trinity – qui passe sa journée à jouer, même constat : « Si je devais mettre un chiffre sur les jeux en solo que je ne finis pas, je dirais environ 75 %. » La première chose évidente qui peut pousser le joueur à poser la manette avant le boss de fin, c'est l'offre dantesque de jeux vidéo qui est mise à disposition des joueurs. Bien sûr, à l'époque où vous deviez demander à vos parents de vous emmener en voiture au Cora du coin pour acheter un jeu en boîte, ce dernier possédait forcément quelque chose de spécial. Aujourd'hui, il vous suffit de lancer Steam pour avoir plus de 7 000 jeux à portée de main. Ces dernières années, le nombre de nouveau jeux disponibles sur la plateforme de Valve a explosé : en 2016, 4 207 nouveaux jeux ont été publiés, soit près de 38 % du catalogue complet – et non, cela ne prend pas en compte les extensions. Avec de telles possibilités, le joueur est sans cesse tenté de se lancer dans une nouvelle expérience, presque à la manière d'un Tinder. D'ailleurs, l'application n'est pas très loin de Steam puisqu'elle propose de switcher les nouvelles offres de jeux quotidiennement – sauf qu'en lieu et place de « Roger, comptable chez Norauto », vous allez tomber sur « Rainbow Six Siege, fps-stratégie ».

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Un aperçu des nombreuses missions décourageantes dont l'auteur doit s'acquitter sur le jeu « Mad Max ».

Mais si le joueur est noyé sous les milliers de titres, le jeu en lui-même peut être responsable de sa propre chute – de par sa difficulté bien trop prononcée, par exemple. Dernièrement, j'ai frénétiquement éteint mon PC après être mort six fois de suite à cause de ces putains de Cystoïdes dans le jeu Preyqui est pourtant très bon. Quelques mois plus tôt, le jeu Outlast 2 avait rendu fou une poignée de joueurs à cause de sa difficulté mal dosée – avant d'être corrigé grâce à un patch. « Nous savions que le jeu pouvait être exigeant », a déclaré Philippe Morin, fondateur de Red Barrels, à Waypoint. Sauf que le jeu n'était pas exigeant, il était carrément infernal. « Les joueurs doivent être patients, ils ne peuvent pas ouvrir une porte sans risquer de mourir. C'est l'expérience que nous voulions créer. Cela étant dit, nous avons réalisé que nous avions poussé trop loin dans cette direction », a-t-il ajouté. Tu m'étonnes. Cette difficulté poussée qui vous donne envie de vous défenestrer peut être la conséquence d'un gameplay complètement foireux, où le joueur se sent injustement puni alors qu'il pense avoir fait tout ce qui était en son pouvoir. On peut ainsi évoquer la mission « The Big Chief » dans Mad Max sorti en 2015, qui donne envie de jeter son écran par la fenêtre après s'être frappé la tête à cinq reprises contre un mur. Dans l'open world d'Avalanche Studios, on passe le plus clair de son temps en bagnole – et tout va bien. Sauf que cette mission du jeu consiste à faire une course sur un circuit fermé où le moindre pixel mal placé vous fera perdre le contrôle de votre engin et où tous les PNJ n'auront qu'une mission : vous faire péter les plombs. Les topics de joueurs désespérés sur cette mission ne manquent pas. L'injustice est le pire sentiment que puisse ressentir un joueur. Tous ceux qui se sont frottés à la mission « Learning to Fly » de GTA San Andreas sauront de quoi je parle. Néanmoins, cette tendance serait minime selon la streameuse Prescilia Poirel : « Je dirais que la simplification des jeux est un acteur majeur de cette impression de "trop court". Au fil des années, les jeux sont devenus de plus en plus simples afin de moins frustrer le joueur et de s'ouvrir à un plus large public, mais en contrepartie de cette impression de facilité émerge une impression de trop court. »

Mais ne croyez pas que vous n'y êtes pour rien. Si vous abandonnez après seulement trois missions qui consistaient à libérer un camp ennemi, c'est aussi parce que votre manière de consommer a évolué. Concrètement, vous êtes devenus de bons gros flemmards dont l'attention est très facilement détournée, un peu comme un Corgi sous Prozac. C'est ce que m'a expliqué Olivier Mauco, professeur à Science Po et spécialiste des jeux vidéo : « Les gens n'ont plus le temps de jouer dans la durée, la difficulté pour les éditeurs est de capter l'attention des joueurs. C'est ça la nouvelle rareté, pas le produit ».

En fait, peu importe que vous changiez de jeu toutes les cinq heures – l'important est que vous ne décolliez pas de la plateforme qui vous les vend. « Notre attention est maintenant une source de compétition entre toutes les technologies que nous utilisons. L'objectif de tous ces sites, applications et services est qu'on n'en décolle pas les yeux, que l'on clique, encore et encore » expliquait récemment James Williams, ancien employé de Google, à Usbek & Rica. Pour Olivier Mauco, « Il ne faut pas voir le jeu avec un début et une fin, mais comme un service. On crée un espace dans lequel on va se retrouver et jouer. Le cas le plus parlant, c'est GTA V : il y a un mode solo et un multi-joueurs qui est un service. Ce sont des jeux sans fin. » Dès lors que l'on considère le jeu comme un service, le concept même de durée de vie perd tout son sens – ainsi, le temps passé dessus ou le fait de terminer un jeu n'a plus vraiment d'importance. « La durée de vie d'un jeu est une idée assez absurde : elle date des années 1980 et est restée comme une valeur de dépense rationnelle, comme s'il devait y avait un rapport entre le prix du jeu et le temps passé dessus pour le joueur », poursuit Mauco. Il est certain que les jeux ont aussi évolué et proposent des expériences souvent bien plus rapides. Si les open world tentent systématiquement de péter les records de durée de vie avec un mode multijoueur et des missions secondaires qui pourraient tout aussi bien se résumer à vider un lave-vaisselle, beaucoup de jeux assument au contraire leur aspect « one shot » en proposant une expérience solo de seulement quelques heures, sans aucune rejouabilité. On peut bien sûr penser à What Remains of Edith Finch, un FPS narratif de deux heures – qui reste aujourd'hui un chef-d'œuvre dans son genre. Si plus aucune série ne fait 10 saisons de 24 épisodes d'une heure chacun, les jeux vidéo semblent eux aussi prendre le pli d'une consommation plus épisodique, mais plus addictive. « Aujourd'hui, il y a une tension entre deux genres différents. D'un côté les jeux open world d'Ubisoft et Rockstar, de l'autre ces titres indépendants très narratifs de quelques heures. Mais tout ce qui se trouve entre les deux s'effondre », ajoute Mauco. Concrètement, le joueur est aujourd'hui partagé entre les jeux qui ne se terminent jamais et ceux qui se terminent très rapidement. Comme toujours, le marketing a lui aussi son rôle à jouer dans la lassitude que vous ressentez à l'égard de vos jeux. Forcément, les jeux vidéo sont devenus de grosses productions qui mettent des années à voir le jour. Seulement voilà, les services marketing veulent vendre le plus tôt possible, et pour cela il faut également lancer la machine publicitaire le plus tôt possible. Récemment, Red Dead Redemption 2 avait cassé internet en officialisant sa sortie sur Twitter par le biais d'une simple image. Après que tout le monde se soit embrassé et se soit reconverti en fervent militant pour la paix mondiale, une autre annonce est arrivée, celle de sa date de sortie : printemps 2018. Voilà. Il faut donc patienter plus d'un an et demi entre un teaser et la sortie d'un jeu. Franchement, comment apprécier un jeu à sa juste valeur quand on vous le vend pendant deux ans ? « À un moment donné, vous connaissez déjà le jeu sans même y avoir joué », affirme Mauco. Globalement, les choses ne risquent pas de s'arranger. Avec l'arrivée des plateformes de jeux à la Netflix comme le Playstation Now, nous risquons d'entamer des centaines de jeux sans jamais vraiment nous y plonger. Mais l'industrie devra elle aussi s'adapter à cette nouvelle façon de consommer les jeux vidéo. Peut-être que bientôt, l'enfer que nous connaissons déjà avec le préliminaire au dîner « Je regarde ce qu'il y a sur le catalogue Netflix » pourrait se transformer en « Je regarde ce qu'il y a comme jeu ». Dans les deux cas, beaucoup de couples risquent de ne pas survivre à cela.

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