1378 (km)
Capture d'écran de « 1378 (km) ».
Gaming

Comment un étudiant a provoqué un scandale avec un jeu vidéo sur la RDA

Le projet scolaire de Jens Stober lui a valu des accusations d’incitation à la haine et des menaces de mort.

En 2009, Jens Stober étudiait l’art numérique à Karlsruhe, une ville allemande près de la frontière française. Dans le cadre d'un projet scolaire, il a créé un jeu vidéo qui propose aux internautes de se mettre dans la peau d'un garde-frontière de la RDA chargé d’abattre quiconque cherche à franchir l’ancien Rideau de fer. Le jeu a été baptisé 1378 (km), en référence au nombre de kilomètres de la frontière interallemande. Stober souhaitait simplement créer une « expérience interactive de choc » pour éduquer les joueurs sur la brutalité de la réalité de cette frontière. Mais avant même que l'étudiant puisse expliquer ses raisons, un scandale médiatique a éclaté.

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Jens Stobe 1378 (km)

Jens Stober, 33 ans aujourd’hui, a créé le jeu vidéo « 1378 (km) » en 2009. Photo : Carola Böhler

Stober s'intéresse aux mods depuis son enfance. Autodidacte, il est devenu level designer au cours de ses premières années de fac et a créé des scénarios pour Frontiers, un jeu multijoueurs qui permet de jouer, au choix, un garde-frontière ou un réfugié tentant d'entrer en Europe.

Inspiré par Frontiers et frustré par le manque de discussion sur l'histoire de la République démocratique allemande dans son université, Stober a proposé 1378 (km) pour un projet, dans le but de « rapprocher les jeunes de la folie du mur », dit-il. Ses professeurs ont aimé l'idée et l'ont encouragé à se lancer. Comme Stober n'avait ni le temps ni l'argent pour développer un jeu à partir de zéro, il s’est basé sur un jeu en ligne déjà existant : Half-Life 2 : Deathmatch Mode.

1378 (km) se passe en 1976, à une époque où la frontière entre l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest est fortement militarisée. Le régime communiste de la RDA a investi des milliards de marks dans des tours de contrôle, des mines, des clôtures de barbelés et des postes de surveillance. Trente mille soldats sont déployés et ont pour ordre d'abattre tous ceux qui tentent de traverser vers l'ouest. Le nombre réel de victimes est encore débattu aujourd'hui, mais certains chercheurs estiment qu'il dépasse le millier. C'est ce qui a valu au Mur de Berlin le surnom de « bande de la mort ».

L'emplacement du jeu a également une importance historique. Stober a choisi la ville de Geisa, le point le plus à l’ouest de la RDA. C'est là que les experts croyaient que les États-Unis attaqueraient l'Union soviétique si la guerre froide dégénérait en un conflit ouvert. Stober a utilisé la topographie de Google Earth pour reproduire fidèlement le territoire.

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1378 (km) im Shooter Modus

En 1976, la frontière entre l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest était fortement militarisée. Capture d'écran de « 1378 (km) ».

À première vue, 1378 (km) ressemble à n'importe quel autre jeu de tir à la première personne. Le gameplay est calqué sur celui de Frontiers, de sorte que les utilisateurs peuvent soit jouer un soldat stationné à la frontière, soit un civil qui essaie de la traverser. « Les joueurs partent du principe qu’ils connaissent ce genre de jeu, dit Stober. Mais s'ils choisissent le rôle d'un garde-frontière et qu’ils tuent un fugitif, ils sont catapultés dans une salle d'audience en l'an 2000 où ils doivent répondre de leurs crimes. »

Ce scénario, qui se réfère aux véritables procès criminels engagés contre les gardes-frontières de la RDA et leurs supérieurs hiérarchiques après la réunification de l'Allemagne, dure trois minutes ; ensuite, vous êtes ramené au FPS. Si vous tirez sur quelqu'un pour la troisième fois, vous êtes expulsé du serveur. « Si vous tirez, vous perdez », explique Stober.

1378 (km) Screenshot Mauerschützenprozess

Le procès visant à rendre justice aux victimes du Mur. Capture d'écran de « 1378 (km) ».

Quelques semaines avant la date de sortie prévue – le 3 octobre 2010, à l'occasion du 20e anniversaire de la réunification de l'Allemagne – Stober a présenté son jeu lors d'une conférence de presse universitaire. Les médias allemands ont repris l'histoire et en ont fait ce qu'ils voulaient. Tous les principaux journaux ont attaqué le jeu, le qualifiant de « répugnant », d'œuvre du révisionnisme historique ou de moyen de faire briller les horreurs de la bande de la mort. Le scandale a également dépassé les frontières du pays : il a été cité 800 fois dans des articles imprimés et en ligne dans le monde entier, notamment en Russie, au Royaume-Uni et au Japon.

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« Ils ont compris exactement le contraire de ce que je voulais dire, dit Stober. J'étais dans un état vraiment étrange. Ce jour-là, alors que je marchais dans la rue, il me semblait que tout le monde me regardait fixement. »

Le professeur Michael Bielicky, qui a supervisé le projet de Stober, décrit la situation comme un cirque médiatique. « Le téléphone sonnait tout le temps et des équipes de télévision étaient postées devant l'université. C'était de la pure folie, alors même que personne n'avait encore joué à ce jeu. Il n’était même pas sorti. »

L'année précédente, seize personnes avaient été tuées dans une fusillade dans une école de la ville de Winnenden, à vingt kilomètres de Stuttgart. Les fusillades en milieu scolaire sont rares en Allemagne et celle-ci avait particulièrement choqué le pays. Les politiciens ont donc utilisé le jeu de Stober pour mettre de l’huile sur le feu dans le débat sur les effets des jeux vidéo violents et sont complètement passés à côté de l'intention initiale.

En plus de l'attention non désirée des médias, Stober a commencé à être harcelé en ligne. Son compte Facebook et sa boîte mail ont été bombardés de messages haineux et de menaces de mort. « Les critiques s'adressaient à moi personnellement. Quand quelqu'un vous insulte et vous dit de vous tirer une balle dans la tête, vous sentez le sol se dérober sous vos pieds. »

Screenshot Todesstreifen 1378 (km)

« Si vous tirez, vous perdez. » Capture d’écran de « 1378 (km) ».

Quelques semaines plus tard, Stober a été contacté par le ministère public – de multiples accusations d'incitation à la violence et à la haine avaient été portées contre lui. « Les autorités étaient un peu perplexes quant à la raison pour laquelle elles devaient enquêter sur un étudiant en art dans le cadre d’un projet universitaire, se souvient-il. Je leur ai expliqué la situation et leur ai fourni toutes mes données. »

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Pendant ce temps, l'université a continué à défendre le projet de Stober, mais la date de sortie a dû être reportée de deux mois, car « il était tout simplement impossible d'avoir une discussion objective », explique le professeur Bielicky. Pour calmer les esprits, l'université a organisé une table ronde avant la présentation du jeu, avec la participation de Stober, de ses superviseurs et de représentants des associations de victimes du régime communiste.

Dans la soirée, les autorités ont stationné une ambulance et plusieurs policiers armés de mitrailleuses à l'extérieur de l'université. Parmi le public, il y avait plusieurs officiers en civil, au cas où quelqu'un tenterait d'attaquer Stober. Finalement, la présentation s'est déroulée sans incident.

Lorsque le jeu a été mis en ligne, le serveur de Stober a été submergé de demandes et a très vite été perturbé. Après qu’il l’a déplacé sur un autre serveur, le jeu a été téléchargé plus de 750 000 fois, selon ses estimations. Après avoir joué au jeu, les gens ont constaté qu'il était « totalement inoffensif », le scandale s'est estompé.

L'enquête criminelle contre Stober a été abandonnée en janvier 2011. Aujourd'hui, le jeu est toujours célèbre en Allemagne et a été nommé parmi les meilleurs jeux allemands des 25 dernières années par Computerbild Spiele, un important magazine informatique.

Screenshot 1378 (km)

Selon le magazine Computerbild Spiele, « 1378 (km) » est l’un des meilleurs jeux produits en Allemagne ces 25 dernières années. Capture d'écran de « 1378 (km) ».

Neuf ans après sa sortie, il est toujours intéressant de se demander comment un projet étudiant pourtant simple a pu générer un tel chaos médiatique. Sebastian Möring, chercheur en jeux vidéo à l'université de Potsdam, estime que le débat autour de 1378 (km) avait un défaut fondamental. « En Allemagne, la culture du jeu est encore faible et les gens ne prennent donc pas ce média au sérieux », explique Möring. De ce fait, la presse et le public n'ont pas compris comment « des jeux comme 1378 (km) peuvent contribuer aux discussions liées aux questions sociales ».

Rétrospectivement, 1378 (km) a été un projet pionnier en Allemagne. Il a exploré comment les jeux vidéo peuvent aborder des sujets sensibles et a ouvert la voie à d'autres jeux qui ont permis de jeter un regard sérieux et engagé sur l'histoire. Comme Papers Please, dans lequel les joueurs sont appelés à prendre des décisions difficiles en tant que police des frontières, ou This War of Mine, dans lequel vous devez survivre en tant que civil pendant la guerre, ou encore Through the Darkest of Times, dans lequel vous jouez le rôle d’un résistant sous le régime nazi.

Après le scandale, Stober a pris du temps pour enseigner et faire un doctorat en Australie. Aujourd'hui, il travaille en tant qu’indépendant dans le monde de l'art et du design sous le pseudonyme Elorx. 1378 (km) est toujours en ligne. « C'est un vestige d'une époque révolue », dit Stober.

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