Les jeunes de Belgrade nourrissent une passion démesurée pour La Haine. Le film de Mathieu Kassovitz a beau avoir gagné des tas de prix et être considéré comme « culte », son influence parmi la jeunesse serbe dépasse le simple cadre du cinéma.
Belgrade est une ville qui, comme le film, semble être uniquement composée de noir et de blanc, dans le plus pur style post-communiste. Si vous ajoutez à cela des graffitis qui représentent les scènes les plus connues de La Haine, des types qui connaissent les dialogues par coeur et des tatouages de Vincent Cassel en Vinz sur le dos des jeunes de la ville, vous aboutissez à une relation quasi-obsessionnelle entre la jeunesse serbe et l’œuvre de Kassovitz.
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Les rappers Inke et Security vivent dans le quartier de Donji Dorćol, près du centre-ville. Au sous-sol de leur immeuble, ils passent leur temps dans le Studio La Haine, un petit local que les voisins leur prêtent. Loin de la gentrification qui touche le quartier, cette petite pièce est complètement délabrée. La décoration est minimale : un ordinateur – avec un fond d’écran représentant Vinz, Saïd et Hubert – quelques micros, des graffitis et des murs couverts de boîtes d’oeufs.
« La Haine est notre film préféré. Cette histoire de jeunes qui trainent dans la rue nous inspire, » raconte Security, dont le titre le plus connu est « Besni » – ce qui signifie « en colère ». Cette chanson traduit la frustration d’une jeunesse qui se languit dans un pays dont le taux de chômage des 18-25 ans atteint les 50%.
« On traite des problèmes politiques et sociaux, le lien avec le film est donc facile à trouver. La France est une société multiculturelle mais un cliché tenace prétend que tous les jeunes de banlieue sont des délinquants. On veut prouver qu’on est tous différents. On nous empêche de nous exprimer librement. »
Le duo organise des soirées hip-hop autour du film qui réunissent de nombreux jeunes de Belgrade. J’ai voulu savoir si les ados qui participaient à ces soirées s’inspiraient ouvertement de Vinz. « Les gens interprètent le film d’une manière personnelle, explique Inke. Mais j’imagine que tout le monde réalise que la haine finit toujours par vous retomber dessus. »
Novi Beograd (la « Nouvelle Belgrade ») est un quartier qui a été bâti après la Seconde Guerre mondiale en respectant le dogme architectural du réalisme soviétique. Avec l’avènement du capitalisme, il est devenu le quartier d’affaires de la ville, rempli de centres commerciaux et de sièges sociaux d’entreprises.
Nemanja habite dans un immeuble qui ressemble comme deux gouttes d’eau à tous les autres. Il a 29 ans et travaille dans une compagnie d’assurances. Il s’est fait tatouer sur son dos la phrase « Jusqu’ici tout va bien », tirée du célèbre monologue d’ouverture. « Deux de mes amis veulent avoir le même tatouage que moi, qu’est ce que je peux y faire ? » dit-il en riant.
C’est dans cette Nouvelle Belgrade que la situation est la plus comparable avec celle de La Haine, les habitants ayant tendance à défendre leur territoire de manière acharnée. « Je me suis fait tatouer cette phrase pour la métaphore qu’elle véhicule, m’explique Nemanja. Elle évoque ce que je ressens et à ce que ressentent les gens d’ici. Si vous tombez d’un immeuble, tout va bien tant que vous n’avez pas atteint le sol. C’est une histoire de survie, une vraie philosophie de vie. Vous ne pouvez rien prévoir à long terme, l’important c’est de vivre au jour le jour et de rester en vie. »
« La banlieue parisienne me rappelle le quartier de la Nouvelle Belgrade. C’est peut-être pour ça que j’ai adoré le film quand j’étais gamin. J’imagine que les Serbes aiment ce film parce qu’il évoque leur propre histoire. Nous vivons en marge de l’Europe et les trois personnages de La Haine vivent en marge de la société française. Certains Juifs, certains Arabes et certains Noirs sont marginalisés en France, mais en Serbie, tous les jeunes le sont. Ce que je veux dire, c’est que c’est l’un de mes films préférés, mais si j’étais Suisse, ça ne serait peut-être pas le cas. »
Depuis Lekino Brdo, il est possible d’admirer toute la ville, du centre-ville touristique jusqu’aux banlieues miséreuses. Une rue sombre est visible depuis cette colline. Les magasins miteux s’entassent et les maisons semblent toutes sur le point de s’écrouler. Le tout serait déprimant si les murs n’étaient pas remplis de tags, la plupart rendant hommmage à des joueurs de foot locaux, à Al Pacino dans Scarface ou Brando dans Le Parrain. Au milieu de toutes ces légendes, on peut également croiser Vinz en train de rejouer la célèbre scène de Taxi Driver où De Niro parlemente avec son miroir.
« J’ai commencé à faire du graff alors que Belgrade était une ville désespérement grise, » m’explique Milan “Derox” Milosavljević, un diplômé de l’Académie d’Arts appliqués de Belgrade et créateur de la plupart des graffs visibles par ici. « À l’époque, il n’y avait rien à faire. Je voulais redonner des couleurs à cette ville. Les voisins ont protesté au tout début, mais ils ont rapidement changé d’avis. »
Derox travaille désormais comme conservateur-restaurateur pour la Bibliothèque Nationale de Serbie, mais son enfance dans le quartier de Lekino Brdo l’a amené à s’identifier aux personnages du film de Kassovitz.
« L’un de mes premiers graffs, et l’un des plus importants, est celui qui représente Vinz, dit-il. Je pense que j’ai vu le film 56 fois. Avec mes amis, on s’achetait des bières et on passait notre après-midi à mater La Haine. On a fini par savoir dire des mots en français sans vraiment les comprendre. On s’est identifiés aux personnages parce qu’on vivait la même chose. Lorsque vous passez votre temps dans la rue, côtoyer des armes devient une chose banale. On se comparait tout le temps à eux. Et je pense qu’on peut comparer les émeutes à Paris à celles qui ont abouti à la chute de Milosevic. »
Alors que le film fête ses 20 ans l’année prochaine et que la Serbie est toujours dans un état de transition économique, La Haine va sans doute continuer à inspirer la jeunesse serbe. « J’ai entendu quelque part qu’un type assassiné au Montenegro avait un tatouage de Vinz à l’image de l’un de mes graffs, raconte Derox. J’ai voulu organiser une veillée pour lui après ça. Je veux créer une image qui rassemble Vinz, Saïd and Hubert. Je ne l’ai toujours pas finie, mais ça ne devrait plus tarder. »