Nos partenaires d’Épris de Justice, remarquable site de chroniques judiciaires, publient deux articles par mois dans les colonnes de VICE France. Voici le huitième, publié initialement sur le site d’Épris de Justice.
Quand Hervé avait 11 ans, son père adoptif est mort. C’était le 18 avril 1977, il s’en souvient précisément. Avant, c’était un enfant comme les autres. Il jouait, grimpait dans les arbres, souriait. Pendant l’enterrement, il s’est jeté sur le cercueil. Il essayait de l’ouvrir pour libérer le corps : « Je ne voulais pas qu’il soit mort. »
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Placé à la DDASS dès sa naissance, Hervé a été adopté par la famille Michel quand il avait trois ans. Aujourd’hui, à 50 ans, c’est une bête traquée qui tend ses maigres muscles au-dessus du box des accusés.
À travers ses lunettes carrées, il sourit timidement à Agnès, une comédienne parisienne des beaux quartiers. Elle l’a rencontré devant le Franprix. Il faisait la manche. Depuis, elle lui parle, l’écoute, l’aide comme elle peut. Ils partagent une vraie tendresse l’un pour l’autre. À l’intérieur du sac à dos qui contient toute la vie d’Hervé, les policiers ont trouvé une note manuscrite : « Hervé, si tu as besoin d’aide, appelle Agnès : 06 .. .. .. .. »
Agnès est l’une des rares personnes qui puissent parler d’Hervé. Elle décrit un homme affectueux, respectueux, qui avait le souci de protéger les femmes qui vivent dans la rue. « Je savais qu’il avait fait de la prison, il m’avait dit qu’il avait tué un policier. »
« Est-ce qu’il vous a paru un peu mythomane ? », demande le président. En fait, Hervé n’a jamais tué de policier. S’il a fait de la prison, pendant huit ans, ce n’est pas pour ça. C’est parce qu’il a tué son ex-compagne, Marie-Agnès, en la frappant avec un bâton, avant de l’achever d’un coup de marteau sur la tête. C’était en 2004.
Agnès répond : « Mythomane, c’est difficile à dire. Je sais que les gens qui vivent dans la rue ont besoin de s’inventer des histoires pour continuer d’exister. Il m’a confié qu’il avait peur de lui-même, peur de faire des bêtises. »
La « bêtise » pour laquelle il comparait, c’est un cadavre de plus, celui de sa récente compagne, Sarah, une SDF de 41 ans. Le Samu social a retrouvé son corps sous un banc du XIe arrondissement de Paris, emmitouflé dans un sac de couchage, dans la nuit du 7 au 8 septembre 2014.
Quand les policiers interviennent, elle est déjà morte depuis plus de deux heures. Son pantalon, baissé en dessous des fesses, est maculé de sang. Elle baigne dans une flaque rouge. L’expertise des légistes conclura à un décès causé par une hémorragie vaginale, consécutive à l’introduction d’un objet contondant. Au moment de sa mort, elle était très alcoolisée. L’arme du crime n’a pas été retrouvée.
« Ma vie, c’est de la merde. Je n’ai jamais eu de chance. » – Hervé
À la barre, Hervé refuse de parler dans le micro, il n’arrive pas à se soumettre à la discipline la plus élémentaire. « Je ne l’ai pas tuée, c’est pas possible. Je commence à en avoir marre de ces conneries ! » Son expression, colorée par l’accent messin, est chaotique, rapide, hachée. Il vit dans la rue depuis 35 ans, boit, selon ses propres dires, « huit jours sur huit ».
Il prévient les jurés :
« Je peux vous garantir que si vous me collez cinq, dix ou vingt ans pour un crime que je n’ai pas commis, je purgerai ma peine. Mais ensuite, je sors, je cherche… et je tue ! »
– Le président, un peu effrayé : “Vous tuez qui ?” »
Hervé cherche pendant quelques secondes : « … celui qui a fait ça.
– Vous savez qui c’est ?
– J’ai ma petite idée. »
En détention depuis deux ans et 24 jours, il refuse de répondre aux questions de l’expert psychiatre. Celui-ci accepte de s’appuyer sur le rapport de l’un de ses confrères, réalisé en 2004, quand Hervé était incarcéré pour la première fois. À cette époque, il s’était ouvert un peu. Depuis, il a fermé la porte.
Il n’a pas de maladie mentale, pas de troubles graves de la personnalité. Juste une dépendance à l’alcool qui le poursuit depuis l’adolescence et dont il ne souhaite pas se débarrasser : « C’est mon petit plaisir. » Il porte un regard dur sur sa propre existence : « Ma vie, c’est de la merde. Je n’ai jamais eu de chance. En amour, au jeu, au travail, n’importe où. » Viscéralement antisocial, il voudrait vivre sur un bateau, ou dans la forêt. En prison, il passe le temps en remplissant des mots fléchés.
Il a une fille, Lætitia, qui vit dans le nord de la France. Il ne l’a pas revue depuis sa naissance, en 1988. À cette époque, il vivait près de Verdun. Il s’était mis en couple avec Sandra. Elle avait 16 ans, il en avait 22. Elle vivait dans un foyer, placée là pour ne plus subir les viols de son beau-père.
Dans cette affaire où les preuves et les témoignages sont rares, la déposition de Sandra pèse lourd. Au téléphone avec la brigade criminelle de Paris, elle décrit cette relation : « S’il n’avait pas bu, Hervé aurait été un homme bien. Mais il était violent à chaque fois qu’il buvait, et il buvait tous les jours. »
Elle dénonce les violences qu’elle subissait : « Il me frappait quand j’étais enceinte, menaçait de tuer mon bébé. » Elle indique également qu’il la forçait à se prostituer. L’une de ses déclarations interpelle les policiers : « Parfois, quand je dormais, il s’amusait à introduire des objets dans mon vagin, des briquets, des bouteilles. Je ne sais pas pourquoi il faisait ça. »
Les deux avocats de la défense contestent ce témoignage, réalisé par téléphone, qui accable leur client. Ils soupçonnent les policiers d’avoir mis ces accusations dans la bouche de la victime. Ils citent d’autres témoignages d’anciennes compagnes d’Hervé : aucun ne fait mention de telles pratiques sexuelles.
Ce qui est incontestable, c’est que le 21 janvier 2004, à Nantes, Hervé a tué Marie-Agnès, sa compagne. Quand le président lui demande pourquoi est-ce qu’il vivait à Nantes depuis huit ans, il répond : « C’est parce que je m’étais trompé de train. Je voulais aller à Rennes. »
Marie-Agnès était également une enfant abandonnée qui avait grandi dans les foyers de la DDASS. Ils s’entendaient bien, ils étaient amoureux. Elle buvait plus que lui. Et puis, un jour, « excédé par son ivrognerie », il la frappe, et la tue.
Andrée, qui a vécu avec Hervé pendant un an et demi en 2013, livre un éclairage différent sur sa personnalité : « C’était un homme très très gentil, très attentionné, il ne m’a jamais frappée. C’était un alcoolique, mais il n’était pas méchant. » Elle précise qu’ils faisaient l’amour deux fois par jour, tout à fait normalement. Dans la rue, Hervé était réputé pour son comportement bienveillant envers les femmes, essayant régulièrement de les protéger.
Protéger les femmes ? C’est comme ça qu’il a fait connaissance de Sarah, au début de l’année 2014. « Quand je l’ai vue pour la première fois, elle dormait devant le Franprix, toute seule, sous la pluie, sans manteau, sans veste, sans rien. J’étais écœuré. Je l’ai réveillée et je lui ai dit : “Viens avec moi.” »
« Pour nous, Sarah était une énigme », confie l’un des travailleurs sociaux qui croisaient régulièrement le couple dans les rues du XIe arrondissement. Elle était belle, elle était jeune, elle avait six enfants, et elle avait volontairement choisi de vivre dans la rue, attirée par la précarité. Son ex-mari : « Elle était tellement belle que même les femmes se retournaient sur son passage. »
Comme presque toutes les personnes impliquées dans ce dossier, Sarah a quitté sa famille très tôt, à 16 ans, parce qu’elle se faisait frapper par son père. Ses six enfants ont tous grandi entre la DDASS et les familles d’accueil. Pour les SDF qui connaissaient Hervé et Sarah, c’était un couple heureux, amoureux, plein de gestes de tendresse l’un pour l’autre. Avec, parfois, quelques paroles dures quand ils étaient éméchés.
Le 8 septembre 2014, son corps est là, ensanglanté, sur le terre-plein central du boulevard de Ménilmontant.
Le travailleur social poursuit : « Nous n’avons pas été très surpris de la mort de Sarah. C’était quelqu’un de très vulnérable, nous nous attendions à un accident à tout moment. »
Le président : « Est-ce que vous pensez qu’Hervé aurait pu tuer Sarah ?
– Honnêtement, tout le monde aurait pu tuer Sarah. »
Quelques minutes avant la découverte du corps, le Samu social avait croisé la route de deux SDF. L’un d’eux, Hervé, était très inquiet. Il cherchait partout sa compagne, Sarah. Il indiquait qu’elle avait disparu depuis plusieurs heures.
« Allez tous niquer vos mères, tous. » – Hervé
Quand on lui demande à la barre de détailler la scène, Hervé se souvient que, ce soir-là, Sarah était très alcoolisée. Elle ne pouvait plus tenir debout. Il l’avait installée sur un banc, au milieu du boulevard de Ménilmontant, le temps d’aller acheter une bouteille de vin. Quand il était revenu, elle n’était plus là. Il l’avait cherchée partout.
Pour l’avocat général, cette version est incohérente. Sarah a été retrouvée à moins d’une dizaine de mètres de l’endroit où Hervé indique l’avoir laissée. Et les experts sont formels : elle n’a pas pu être déplacée après le crime. Comment Hervé, en la cherchant partout, aurait-il pu ne pas la voir, alors qu’elle n’était qu’à quelques mètres, sur un banc ?
Hervé n’a pas d’explication. Sa version est tellement décousue, tellement pleine de trous, que le président finit par faire les réponses à sa place, pour l’aider un peu.
À l’avocat général, qui tente d’éclairer la chronologie des événements, Hervé répond : « Mais pourquoi est-ce que vous me parlez tout le temps de cette journée ? »
C’est le seul moment du procès où l’avocat général s’énerve un peu : « Parce que votre compagne est morte ! Et que nous essayons de découvrir la vérité ! »
Hervé s’enfonce dans un silence définitif : « Puisque c’est comme ça, je ne dis plus rien. » Il disparaît derrière la vitre du box des accusés et croise les bras.
La vérité, les deux filles aînées de Sarah, en larmes devant la barre, n’en peuvent plus de l’attendre. C’est pour découvrir ce qui s’est vraiment passé ce soir-là qu’elles sont venues. Mais l’avocat général les prévient pendant son réquisitoire : « La vérité définitive, malheureusement, on ne la trouve jamais dans un tribunal. »
Face à cette « tristesse absolue », à cette « impression d’inéluctabilité », il demande aux jurés de se fonder sur la raison pour condamner Hervé à 20 ans de réclusion, au lieu de la perpétuité qu’il encourt.
Pour les avocats de la défense, cette peine de 20 ans, c’est celle du doute. Ils ne disent pas qu’Hervé est innocent, seulement qu’il n’y a pas assez de preuves pour le condamner. Ils abondent dans le sens de la réquisition : « La recherche de la vérité, dans un tribunal, c’est une cause perdue. »
Après trois heures de délibéré, le jury condamne Hervé à 18 ans de réclusion. À l’annonce du verdict, et pendant que les gendarmes le poussent vers la sortie, Hervé explose : « Allez tous niquer vos mères, tous. Et faites gaffe, je vous préviens : dans 18 ans, je suis de retour. » La porte du tribunal se ferme derrière lui.
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