Cet article a été initialement publié sur VICE US.
Sorti en 1987, Le Fleuve de la mort (River’s Edge en version originale) a choqué le public et la critique par sa représentation d’adolescents paumés pris au piège d’une ville sans avenir. Le critique de cinéma Roger Ebert a dit du film qu’il s’agissait d’un « exercice de désespoir » et « du meilleur film analytique autour d’un crime depuis Tueurs de flics et De sang-froid ». Le mot qui résume parfaitement l’œuvre de Tim Hunter serait « lugubre ».
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Le Fleuve de la mort est un récit romancé tiré d’un fait divers : en 1981, à Milpitas, dans l’État de Californie, le jeune Anthony Jacques Broussard, âgé de 16 ans, a étranglé Marcy Conrad, 14 ans, avant de jeter son corps au pied d’une colline située à l’extérieur de la ville. Le meurtre de Marcy n’a pas été signalé aux autorités immédiatement alors que, pendant deux jours, Anthony a conduit des camarades de classe jusqu’à la dépouille de la jeune fille. Ceux-ci ont gardé le silence. Cette histoire a fait la une de tous les journaux tandis que les parents se retrouvaient aux prises avec de terribles questions : les enfants d’Amérique étaient-ils complètement amoraux ? En quoi croyaient-ils ? Croyaient-ils en quoi que ce soit ?
À partir d’un scénario de Neal Jimenez, le film de Tim Hunter dresse le portrait d’adolescents perturbés. Les ados du Fleuve de la mort sont à l’opposé des adolescents beaux et superficiels auxquels les spectateurs étaient habitués au milieu des années 1980. Ces jeunes gens symbolisaient l’anti-Brat Pack : ils buvaient, fumaient de l’herbe, se droguaient et ne semblaient ne suivre aucun modèle.
Les personnages du film adoptèrent le look « grunge » des années avant que le terme ne soit connu aux États-Unis. La bande originale du film s’éloigne radicalement de celle des films de l’époque en incluant des groupes de metal et de punk tels que Slayer, Hallow’s Eve, ou Agent Orange – en soi, la B.O. parfaite pour accompagner l’histoire d’ados en décalage par rapport au monde et qui n’ont ni espoir, ni avenir. Le casting a réuni plusieurs jeunes acteurs encore peu connus et un des plus célèbres fauteurs de troubles d’Hollywood, en plein come-back après avoir perdu les faveurs du public suite à des problèmes d’alcool et de drogue.
Pour célébrer le 30e anniversaire du film, j’ai pu m’entretenir avec six personnes impliquées dans la réalisation du Fleuve de la mort pour en savoir plus sur le film, sa production, ses coulisses, et l’histoire qui se dissimule derrière le scénario.
Bande-annonce du « Fleuve de la mort »
AVANT « LE FLEUVE DE LA MORT »
Daniel Roebuck (acteur) : Ma carrière avant Le Fleuve de la mort se rapprochait du vide intersidéral – un peu comme ce qu’il y avait avant le Big Bang. J’avais décroché le premier rôle dans un film qui s’appelait Cavegirl, et c’était tout.
Tim Hunter (réalisateur) : Mon père était scénariste pour la télé et le cinéma, donc j’étais privilégié dans le milieu. J’ai toujours su, depuis mon plus jeune âge, que je voulais réaliser des films. J’ai fait quelques petits films étudiants affligeants et j’ai intégré l’American Film Institute en 1970.
Ione Skye (actrice) : J’ai grandi à Los Angeles et mon frère [Donovan Leitch] passait sans cesse des auditions. De mon côté, je ne voulais pas être actrice ou mannequin. J’avais posé pour des amis, mais c’était tout, car j’étais encore au lycée.
Midge Sanford (productrice) : Ma conjointe, Sarah Pillsbury, avait gagné un Oscar pour un court-métrage qu’elle avait produit mais elle n’arrivait pas à trouver de travail dans le milieu. Elle a alors décidé de monter sa société de production. Nous nous sommes rencontrées, et elle m’a parlé de sa société. Je me suis sentie prête à rejoindre l’aventure. Sarah avait réussi à récolter 450 000 dollars pour commencer, donc nous avions assez d’argent pour choisir des scénarios et des livres. Grâce à cet argent, nous avons pu sélectionner des histoires qui nous plaisaient vraiment.
LE SCÉNARIO
Neal Jimenez (scénariste) : J’ai eu vent de ce fait divers au sujet d’un gamin qui s’était débarrassé d’un corps et qui avait emmené ses amis le voir par la suite. Je suivais un cours d’écriture à l’Université de Californie à Los Angeles et je me suis inspiré de cette histoire pour écrire un scénario pour ce cours. Les personnages étaient inspirés par des camarades que j’avais connus au lycée. J’ai trouvé que ça s’inscrivait bien dans l’humeur des jeunes de l’époque : ce sentiment d’être détaché de tout et d’avoir juste envie de s’enfermer dans sa bulle. Je me suis inscrit à un concours de scénarios où les juges étaient les autres étudiants. L’un d’entre eux était en stage dans une société de production dans laquelle officiait la productrice Amy Pascal. Il lui a donné mon scénario, et elle l’a fait passer à la personne qui est devenue mon agent, qui elle-même l’a transmis à Midge et Sarah.
Midge Sanford : On a trouvé le scénario génial. Si quelqu’un nous en avait parlé comme ça, au bureau ou lors d’un repas, notre réaction n’aurait probablement pas été aussi positive, car c’est une histoire très sombre. Mais comme il était déjà écrit, on a pu le consulter noir sur blanc et l’imaginer en tant que film. Nous étions fans de Tim, alors on lui a envoyé le scénario.
Tim Hunter : J’étais tout d’abord dubitatif. Je ne voulais pas refaire un énième film pour ados. Mais le scénario était incroyable. Je les ai rappelées immédiatement après pour leur dire qu’il fallait que je fasse ce film.
Midge Sanford : Tim nous a dit : « Mon agent va me tuer, mais j’ai envie de le faire. »
Tim Hunter : Il y avait un autre réalisateur en lice et j’ai tout fait pour m’occuper du projet. Midge et Sarah présentaient le scénario à différents studios et elles avaient estimé le budget à environ cinq millions de dollars, mais personne n’en voulait car l’histoire était trop glauque.
Midge Sanford : Je me rappelle que quelqu’un nous a dit : « J’ai lu le scénario, et il est très bien, mais très dérangeant en même temps : je n’arrive pas à me le sortir de la tête. » La première pensée qui m’a traversé l’esprit a été : « C’est pour ça qu’on veut en faire un film ! »
Tim Hunter : Pour mettre toutes les chances de mon côté, j’ai dit que je pourrais réaliser le film avec un budget d’un million de dollars. On a alors pu l’envoyer à différentes sociétés indépendantes qui apparaissaient de tous les côtés à l’époque.
Midge Sanford : Hemdale était une petite société qui avait produit quelques très bons films, comme Salvador d’Oliver Stone, ou Le Grand Défi de David Anspaugh. Ils ont très bien réagi au scénario et nous ont dit qu’ils financeraient le film si Tim le réalisait.
Tim Hunter : On était en préproduction quatre mois plus tard. On essayait de tout faire pour que le film coûte le moins cher possible. Je crois que le budget final s’est élevé à 1,7 million de dollars.
Carrie Frazier (directrice de casting) : Ils ont fait appel à quelqu’un comme moi, qui avait besoin d’un travail mais n’était pas à la recherche d’une paye démesurée. La première fois que j’ai lu le scénario, je l’ai adoré. J’ai trouvé qu’il était percutant, étrangement drôle et il possédait un côté sombre qui était ancré dans la réalité.
RASSEMBLER L’ÉQUIPE
Tim Hunter : On s’est installé dans un vieux bâtiment sur Victory Boulevard, dans la Vallée de San Fernando. On n’avait pas assez d’argent pour se payer un des acteurs du Brat Pack, du coup on a fait passer des auditions à des dizaines de jeunes acteurs.
Ione Skye : Tous les adolescents du coin étaient surexcités à l’idée de passer l’audition. La directrice de casting était tombée par hasard sur une photo de moi dans le LA Weekly. Mon frère est rentré de l’école un soir et m’a dit : « Tu veux pas passer une audition pour ce film ? La directrice de casting n’arrête pas de parler de toi. » J’ai lu les scènes pour lesquelles il fallait auditionner et je me rappelle avoir pensé : « Ce scénario est génial. » Je l’ai trouvé très sombre – et c’est pour ça que je l’ai aimé. Je n’étais pas très douée à l’école – j’allais au lycée Hollywood et je séchais beaucoup de cours.
Daniel Roebuck : J’ai mis un costard, un peu de gel dans mes cheveux pour leur donner un air gominé. Sur le chemin de l’audition, je me suis arrêté dans un supermarché près de chez moi, à Hollywood, j’ai acheté deux bières et je les ai mises dans la poche de ma veste. Quand je suis entré dans la pièce, je me suis assis dans un coin et j’ai ouvert une des bières ; Tim a pris sa caméra et a commencé à filmer. Je pense qu’il a vu quelque chose d’unique, de différent et de vrai dans ce moment.
Carrie Frazier : Lorsque Keanu Reeves est arrivé, il n’était pas du tout connu et il n’avait pas d’agent. Dans le milieu, on appelle ces gens des « poches arrière » : on ne savait pas si on voulait lui faire signer un contrat, on voulait le tester. Il a passé la porte et je me suis dit : « C’est lui ! C’est l’acteur qu’il nous faut ! » C’était la manière dont il se tenait – ses lacets étaient défaits et, par ses vêtements, il donnait l’impression d’être un ado en train de devenir un homme. J’étais aux anges en le voyant.
Midge Sanford : Pour le rôle de Dennis Hopper [le personnage de Feck], nous avons envoyé le scénario à Harry Dean Stanton, qui a refusé. Apparemment, Harry Dean Stanton refusait beaucoup de rôles, qu’il envoyait ensuite à Dennis Hopper.
Tim Hunter : Au début, je voulais que John Lithgow joue ce rôle mais il était trop sombre pour lui – il a refusé. On a eu quelques réticences car on se disait que c’était un rôle stéréotypé pour Dennis, mais en fin de compte on avait très envie qu’il fasse partie du projet et on avait besoin qu’Hemdale sorte un peu plus d’argent pour lui. J’ai menacé de donner le rôle à Timothy Carey, qui avait joué dans L’Ultime razzia de Stanley Kubrick et Meurtre d’un bookmaker chinois de John Cassavetes. Il était brillant, mais il était également connu pour être un acteur sauvage, qui ne respectait pas le scénario : il improvisait souvent et pouvait perturber un tournage. L’idée d’avoir Timothy Carey sur le plateau a finalement convaincu Hemdale de mettre un peu plus d’argent dans le salaire de Dennis afin de l’engager.
Daniel Roebuck : Quand ils nous ont dit que Dennis Hopper faisait partie du film, j’ai failli me faire caca dessus.
Midge Sanford : Je crois que Crispin Glover est arrivé pour l’audition en portant une perruque. Il était tellement à fond dans son truc que Sarah et moi étions un peu nerveuses : on se demandait ce qu’il faisait. Mais nous lui avons fait confiance car on avait le sentiment que tout irait bien à la fin.
Carrie Frazier : Il y a un rôle qui a été délicat à trouver : la morte, Jamie. On se disait : « Oh merde, qui va jouer ça ? » J’ai commencé à rencontrer des actrices jeunes et à l’aise à l’idée d’être nue. Puis cette jeune actrice formidable est arrivée, Danyi Deats. Elle devait rester allongée à longueur de journée, par terre, nue, dans le froid, et donner l’impression d’être un cadavre, avec tout le maquillage qui va avec. C’est l’héroïne méconnue de ce film.
LA PRODUCTION
Tim Hunter : Au début, nous avions choisi Corey Haim pour le rôle de Tim, mais il est tombé malade après le premier jour de tournage – c’était une pneumonie, ou un truc dans le genre – et il a fallu qu’on trouve quelqu’un d’autre.
Pour ce film, le défi principal, c’était la nature. Neal Jimenez a grandi à Sacramento, donc on a filmé vers l’American River. Dès le début du tournage, il y a eu un orage terrible, suivi d’inondations. Du coup, la société qui payait pour le film ne voulait plus qu’on tourne vers Sacramento.
Midge Sanford : On a essayé de trouver une rivière à Los Angeles. La LA River était passablement asséchée.
Tim Hunter : Au final, on a choisi de tourner à Tujunga, près de Burbank.
LES ACTEURS
Midge Sanford : On faisait un tour de table, avec chaque acteur qui lisait ses répliques, quand Dennis Hopper est arrivé en costard, avec une petite mallette. C’était très drôle à voir, car quand vous vous imaginez Dennis Hopper, vous avez plutôt en tête l’image d’un hors-la-loi. À l’époque où l’on a tourné le film, il avait tout arrêté, sauf la cigarette.
Tim Hunter : Dennis était formidable. Il venait de se reprendre en main, et il était fier de ça. Il est resté disponible pour répondre aux questions de tous les gamins – qui l’idolâtraient – et il a énormément répété avec eux. C’était une expérience magnifique.
Daniel Roebuck : On était en train de dîner dans le gymnase d’un lycée, et le documentaire sur Apocalypse Now, Hearts of Darkness, n’était pas encore sorti. Du coup, il me racontait plein d’histoires là-dessus. Aussi, il aimait bien me lancer des piques. Parfois, quand je loupais mon repère, il me disait : « Un meilleur acteur ne l’aurait pas loupé » ; puis après il manquait le sien et je lui disais : « Un acteur plus jeune ne l’aurait pas manqué. » On riait beaucoup. Tout ce que Dennis Hopper me racontait était 10 000 fois plus intéressant que tout ce que j’aurais pu imaginer. Sa vie a été réellement extraordinaire.
Ione Skye : On était tous fascinés par Crispin Glover. J’étais impressionnée par son audace, et je ne voulais pas passer pour une idiote. C’est un de ces acteurs qui semblent vrais, même si parfois il était à fond dans son truc. Je vais être honnête avec vous, j’aime Crispin Glover. Je pense que c’est l’une des personnes les plus intéressantes que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans ma vie.
ACCUEIL DU FILM
Daniel Roebuck : Un soir, je suis allé à cette projection privée dans une salle située sur Sunset Boulevard. J’avais invité des amis, dont l’acteur Duane Whitaker. C’est le seul du groupe qui m’a dit : « Ce film est génial, on va encore en parler dans 30 ans. » Et il avait raison à 100 %.
Ione Skye : La première fois que je l’ai vu, c’était lors d’une petite projection et c’était dans une ambiance surréaliste – j’avais l’impression d’avoir pris de l’acide, ou un truc dans le genre. Je l’ai revu plus tard, lors d’une plus grande projection, avec toute l’équipe. On a tous remarqué l’humour noir qui était présent, et on a passé un bon moment. Le public ne savait pas trop comment réagir.
Neal Jimenez : Je me rappelle avoir été surpris en voyant la performance de Crispin Glover, et il m’a fallu du temps pour l’apprécier. Mais plus les années passent, plus je trouve qu’il a fait un super travail.
Midge Sanford : Les gens étaient soit très enthousiastes, soit très irrités.
Tim Hunter : Je suis allé à toutes ces foutues projections lors de festivals. Les réactions étaient positives, mais ça n’a vraiment commencé à marcher qu’après Sundance.
Midge Sanford : Le directeur du marketing d’Island Pictures, Russell Schwartz, a adoré le film et nous a dit : « Je ne sais pas comment je vais vendre ce film, mais je vais trouver une solution. » Il a été persévérant au possible.
Tim Hunter : La projection qui m’a le plus marqué a eu lieu juste avant la sortie du film, à San Jose, près de Milpitas, là où le vrai meurtre s’est déroulé. Une grande partie du public était révoltée, et nous a dit : « Pourquoi vous nous traînez dans la boue ? Pourquoi vous nous rappelez ce fait divers ? Nous sommes déjà tristement célèbres à cause de ce meurtre. » Mais le principal du lycée local et quelques policiers sont venus nous voir un peu plus tard et nous ont dit qu’on avait vu juste : c’est exactement à ça que ressemblaient ces gamins.
HÉRITAGE
Midge Sanford : Le Fleuve de la mort est toujours d’actualité. Ce film posait de nombreuses questions morales. Que feriez-vous à leur place ? Car il ne s’agit pas que d’enfants. Et si vous découvriez que votre mari a tué quelqu’un ? Qu’est ce que votre morale vous pousserait à faire ? Même dans le monde actuel, les gens continuent à se faire tuer et d’autres gens continuent à le cacher. Les enfants continuent à se sentir en décalage par rapport à la société.
Carrie Frazier : J’ai revu le film récemment et j’ai été impressionnée par son actualité. C’est un récit édifiant, presque une mise en garde. Je pense que le fonctionnement des gamins du film n’est pas très éloigné du fonctionnement des enfants d’aujourd’hui.
Tim Hunter : Le fait que ce film continue à être diffusé et que des gens continuent à venir me voir pour me dire qu’il a eu une influence sur eux me touche beaucoup.
Après Le Fleuve de la mort, j’ai refusé beaucoup de projets que je n’aurais probablement pas dû refuser. Les longs-métrages que j’ai réalisés par la suite n’ont pas eu le même succès et j’ai fini par travailler à la télévision, comme beaucoup de réalisateurs. Le truc, c’est que j’adore mon travail de réalisateur, du coup j’ai bien aimé travailler à la télévision, et j’ai préféré ça au fait d’attendre quatre ans entre chaque film que je réalise. Ça a été un honneur de réaliser Le Fleuve de la mort. J’avais une telle admiration pour le scénario de Neal que je me rappelle avoir pensé : « Pitié, mon Dieu, laissez-moi retrouver un scénario aussi génial au cours de ma carrière. » Ça ne s’est pas encore produit.
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