On est à quelques heures du coup d’envoi, et on sent que la pression est là. Dans les bureaux d’Upian ce mercredi, dans le 10e arrondissement de Paris, on s’active à régler les derniers bugs avant le lancement d’Hors-Jeu, dernier né de ce studio de création et de production interactive. La mise en ligne est prévue pour la nuit suivante. Ce jeudi matin, tout le monde y avait donc accès.
Hors-Jeu est un web-documentaire, nouvelle forme d’écriture journalistique qui tente de faire participer le lecteur, pour qu’il devienne acteur de sa recherche de l’information. Ici, le principe est simple comme une passe : Hors-Jeu propose de collectionner des cartes, style Panini, avec à chaque fois une interview, un article ou des documents donnant à voir une facette du foot-business. En tout, neuf thèmes sont abordés, avec 99 cartes à collectionner, sur des sujets tels que l’addiction et la dépression des footballeurs, la gestion des institutions, les matches truqués ou le monde des agents et du mercato. Ensuite, il faut les échanger avec d’autres joueurs, via les réseaux sociaux ou les forums, pour en acquérir d’autres. Le mieux pour comprendre, cela reste de tester soi-même sur le site d’Hors-Jeu.
Videos by VICE
Dans un extrait du trailer, on voit ainsi Emmanuel Petit évoquer ses doutes sur la victoire de la France en finale de la Coupe du monde 1998. Dans un autre, c’est Alain Cayzac, ancien président du PSG, qui parle de l’espionnage dans le football.
Derrière ce documentaire, deux journalistes, David Dufresne et Patrick Oberli. Dufresne est un défricheur des nouvelles écritures interactives depuis quelques années, après avoir été journaliste à Libération et rédacteur en chef à iTélé. Il avait ainsi lancé Prison Valley en 2010 avec Philippe Brault, déjà en partenariat avec le studio Upian et Arte, qui proposait de parcourir une ville-prison des Etats-Unis. Et puis en 2013, c’était Fort McMoney, une plongée dans la ville canadienne de Fort McMurray et ses enjeux, dominés par l’exploitation des sables bitumineux.
Après ces deux projets récompensés par plusieurs prix, il a voulu s’attaquer à une autre industrie, celle du football, avec toujours cette volonté de creuser le sillon de l’hypercapitalisme. « Je m’apprêtais à le faire seul. Et puis, un peu par hasard, j’ai rencontré Patrick (Oberli). Je donne aussi des cours à Neuchâtel, en Suisse, qui est la ville de Patrick. Deux jours avant de partir pour Neuchâtel, je regardais donc un documentaire avec mon fils, sur un joueur sénégalais, Pape Omar Faye, condamné dans une affaire de matches truqués. Un super documentaire. C’était réalisé par Patrick Oberli. Deux jours plus tard, je vais donc à Neuchâtel et on me dit : “Pour votre truc sur le foot, vous devriez voir un journaliste suisse, Patrick Oberli, du Matin.” Je leur dit : “Mais oui, je viens de voir son film il y a deux jours !” »
Pendant dix-huit mois, les deux réunissent donc des témoignages de différents acteurs du foot-business. Patrick Oberli, fort de son expérience au quotidien suisse Le Matin comme « journaliste d’investigation sur les à-côtés du football », cible les intervenants d’Hors-Jeu, « des personnes qui pourraient parler à visage découvert et qui, je le savais, avaient des choses à dire. » On a donc droit à du beau monde. Luc Misson, l’agent désabusé de Jean-Marc Bosman dans les années 1990, amer d’avoir participé à la dérégulation complète du marché des transferts alors qu’il voulait simplement mieux protéger les joueurs. Patrick Nally, père du marketing moderne, qui a organisé le rapprochement entre Coca-Cole et la FIFA à la fin des années 1970 et qui avoue aujourd’hui « avoir créé un monstre ». Ou Damien Comolli, l’ancien directeur sportif de Tottenham, Saint-Etienne et Liverpool, qui fournit un rapport de scout sur un jeune joueur argentin prometteur alors âgé de 17 ans, Angel Di Maria. L’entraîneur de Tottenham dira non à son recrutement. C’est l’une des révélations d’Hors-Jeu qui contient un scoop plus important : Together, le programme avorté de Michel Platini pour la présidence de la FIFA, un document qui n’avait encore jamais été dévoilé.
Le but d’Hors-Jeu n’est pas de renverser le monde du football mais de montrer des aspects méconnus du foot-business, à deux mois de l’Euro 2016. « Notre schéma tactique, explique David Dufresne, c’est de s’échauffer avant l’Euro. D’accord, on aimera les matches, on admirera les beaux buts. Mais on veut que chacun s’échauffe les muscles du cerveau, que tout le monde voit que ces gens-là n’arrivent pas là par hasard. » Un exemple cité par le journaliste : le fait que cet Euro coûtera 2 milliards d’euros au contribuable et que, pourtant, les principaux sponsors seront exonérés d’impôts à hauteur de 200 millions d’euros pendant la compétition.
Les deux restent passionnés de football et voient dans leur documentaire « une déclaration d’amour à l’envers ». Mais ils avaient surtout la volonté avec Hors-Jeu d’examiner « le fond de jeu du foot-business ». Avec aussi l’envie d’amener les nouvelles écritures interactives vers un plus grand public, en s’appropriant un thème populaire, le football. Et surtout que « la liberté de parole des acteurs du football qu’on voit dans Hors-Jeu permette de délier quelques langues ».