La maison du crépuscule

Tepito est l’un des quartiers les plus pauvres et les plus dangereux de Mexico. Depuis la nuit des temps, tout s’achète et tout s’y vend sous le manteau. Pour 5 pesos, on peut même y faire l’amour… avec des octogénaires. Xochiquetzal est une maison de retraite pour les travailleuses du sexe. Elle peut accueillir jusqu’à 45 personnes de 60 ans minimum, mais en ce moment, seules 23 belles-de-nuit y sont installées.

La majorité d’entre elles travaillent encore, parce qu’il y a toujours des clients prêts à payer pour coucher avec elles. D’après la directrice de la maison de retraite : « Quand on n’a que 5 pesos, on achète quelque chose qui vaut 5 pesos. » Mais les pensionnaires pensent que, comme le vin, leur vagin s’est bonifié avec le temps—et elles prétendent même toucher bien plus que 5 pesos.

Allons discuter avec quelques-unes de ces vieilles putes ! (Ce n’est pas une insulte, c’est ce qu’elles sont, littéralement !)

CANELA
« Quand j’ai commencé, il n’y avait pas de capotes et pas autant d’informations sur les maladies », nous dit Canela. Sa voix est rocailleuse et on comprend mal ce qu’elle dit parce qu’elle n’a plus beaucoup de dents. « Mais on savait se protéger. Une amie m’avait expliqué à quoi ressemblaient les pénis malades. Un jour, un client m’a abordé, on s’est mis d’accord, on est allés à l’hôtel. Il a éteint la lumière. Je lui ai dit que je n’aimais pas avec la lumière éteinte, mais il a insisté. Il a enlevé ses vêtements et j’ai rallumé la lumière. Sa queue était pleine de pus. Je lui ai dit que je n’avais pas l’intention de tomber malade et donc de faire la passe. Il a répondu que je ne risquais rien. Je lui ai rétorqué que c’était des conneries et je suis partie. »

Canela nous raconte qu’une fois dehors, l’homme est allé chercher un policier qui lui a demandé des explications. « Il a affirmé que je n’avais pas rempli ma part du contrat. Je lui ai dit qu’on avait qu’à aller dans la chambre d’hôtel pour qu’il voie ce que j’avais vu. On est donc retournés dans la chambre et le gars a baissé son pantalon. Le flic était dégoûté, il a embarqué le client et moi, je suis restée en bonne santé. »

Canela habite dans la résidence depuis plus longtemps que la plupart des pensionnaires. « Quand je suis arrivée en ville, je dormais dans la rue, dans les parcs, sur la plage, n’importe où… Vous ne pouvez pas imaginer à quel point je me sentais seule. Depuis que je suis à Xochiquetzal, j’ai un toit et de quoi manger. »

Son regard se brouille et elle commence à pleurer. Elle nous dit qu’elle se sent bien aujourd’hui mais que la journée de travail est longue… Elle doit vendre 200 chewing-gums par jour pour toucher ce qu’elle gagnait en 15 minutes en vendant son corps. Le travail est différent, mais l’itinéraire à parcourir à travers Tepito est le même.

Videos by VICE

 

REYNA
« A l’époque, tout le monde m’aimait » affirme Reyna, 86 ans. Elle évite de parler de sa vie de travailleuse du sexe, elle préfère évoquer sa famille. Elle vient d’une famille de 5 enfants, « deux sont déjà morts, l’un, mon jumeau, d’une crise cardiaque, et l’autre a succombé après un accident dont il s’était presque remis. » Son père a eu une « autre femme » puis huit demi-frères et sœurs avec lesquels elle s’entend bien. Elle ne veut pas non plus parler de son âge. « J’ai arrêté de compter quand mon frère jumeau est mort. On m’a demandé ses papiers pour l’enterrer et les miens étaient avec. Ils ne me les ont jamais renvoyés. » Elle a peur de ce qui va se passer lorsqu’elle va mourir à son tour. « Je n’ai pas mes papiers et je ne sais pas ce que je peux faire pour qu’ils m’enterrent. Je ne veux pas être brûlée, je veux être bouffée par les vers, pour retourner là d’où nous venons tous. »

Reyna affirme qu’elle n’est là que depuis trois mois, sa démence sénile lui fait oublier que ça fait près d’un an qu’elle est arrivée. Elle n’aime pas Xochiquetzal, elle dit qu’elle s’y sent « pourrir », et elle préfèrerait être dans sa famille. « Même s’ils sont très pauvres, ils devraient s’occuper de moi. J’ai toujours été bonne avec eux. » Tout ce qu’elle a à dire de sa vie d’adulte, c’est : « J’ai été mariée, ça n’a duré que trois jours. Mon mari est mort dans un accident. Il était pompier. Mon fils unique aussi est mort. » Puis elle reparle de son enfance : « Mes grands-parents m’ont beaucoup donné quand j’étais petite. Ils avaient bon cœur. Quand des pauvres venaient chez nous, ils leur offraient toujours un petit quelque chose. Ils préféraient distribuer le maïs plutôt que de le voir attaqué par la vermine. »

Quand on lui demande si elle voudrait ajouter quelque chose, elle répond : « Non, tout est fini. » Tout est fini et elle ne se souvient que de ce qu’elle veut. Après l’interview, elle a chanté une chanson traditionnelle mexicaine Son Huasteco, l’histoire d’une jolie fleur que tout le monde veut posséder.


LOURDES
Pensionnaire depuis décembre 2007, Lourdes fait encore des passes. Elle vivait dans la rue quand une amie l’a invitée à s’installer dans la résidence. Au début, elle ne voulait pas parler de sa vie, mais en insistant gentiment, elle a fini par changer d’avis, elle est même intarissable dès qu’il s’agit de parler de l’ancienne directrice de Xochiquetzal. « Elle ne nous laissait pas sortir travailler. Elle disait qu’elle s’en fichait qu’on ait besoin d’argent. Tous les 15 jours, on devait donner 100 pesos pour l’essence et 100 autres pour le poêle, et si tu ne payais pas, elle ne te laissait pas te laver. Elle nous intimidait. Une fois, je l’ai menacée. Je lui ai dit que j’allais la dénoncer aux autorités pour m’avoir séquestrée. Avec Rosalba, la nouvelle directrice, c’est différent. On travaille toutes ensemble. On est heureuses même si du temps de l’ancienne directrice, on pouvait se fournir en denrées à l’extérieur. Maintenant, ce n’est plus possible. Parfois, il n’y a plus d’oignons ou de tomates mais Rosalba s’en sort sans nous demander quoi que ce soit. Je ne sais pas comment elle fait. » Lourdes préfère travailler le matin. Même si elle s’habille normalement, à Tepito, les gens la connaissent. « Les hommes savent qui tapine ou pas. Parfois, je vais au magasin et soudain, quelqu’un m’approche par derrière pour me demander d’aller à l’hôtel. Je refuse et ils me supplient : “même 5 minutes dans le parc, ça suffit”. Mais je ne bosse pas quand je vais au magasin. » D’après Lourdes, ce n’est pas une question de disponibilité mais de devoir. « Un client, ça ne prend pas longtemps, cinq ou dix minutes. Ils rentrent et ils sortent. » Mais c’est le devoir d’abord (faire les courses pour la résidence par exemple).

Veuve sans enfant, Lourdes estime que vendre son corps était le seul moyen pour elle de survivre. Elle n’apprécie pas le fait que les gens considèrent la prostitution comme une solution de facilité et qu’ils ne comprennent pas les problèmes que cela pose, surtout quand on vieillit. « T’es obligée de tout prendre, comme les clients qui ne te respectent pas et demandent les choses méchamment. Je suis vieille, bon OK, mais c’est pas la mer à boire ! »

Quand elle a commencé dans le métier, il y a dix ans, Lourdes avait trois ou quatre clients par jour. Aujourd’hui, si elle a de la chance, elle en trouve un. « Je ne pense pas continuer bien longtemps. Je vais faire autre chose, même si je dois faire la plonge. Je ne pense pas non plus rester à la résidence. J’ai envie d’être seule. »


PAOLA
Paola vit ici depuis août 2007. Elle a déjà un certain âge pourtant, elle ne pensait pas qu’il était temps pour elle d’aller en maison de retraite. Elle dit qu’elle a vu des femmes de 80 ans tapiner, alors à 61 ans, elle ne se sent pas vieille. Elle n’aime pas non plus l’idée d’obéir aux ordres. Elle a toujours vécu comme elle l’entendait. Elle est culottée et enjouée. « J’ai commencé dans un cabaret à l’âge de 13 ans. Je devais porter des faux nénés et beaucoup de maquillage. C’est sûr, quand tu commences mal, tu finis mal. Je n’aimais pas boire à l’époque mais je suis quand même devenue alcoolique. Mes patrons me donnaient une commission quand je buvais avec les clients. Pour moi, c’était ça la vie : vendre son cul, se droguer et boire. Je n’attendais rien de plus, je n’imaginais pas d’autres options. »

Dans le cas de Paola, ce sont les clients qui ont fini par la dégoûter. « Ça ne m’embêtait pas de vivre comme ça, mais les années passent et les clients changent. Avant, ils me suppliaient de les prendre, maintenant, je dois leur courir après. »

« Il y a des clients qui ont l’air gentils quand ils t’abordent mais une fois à l’hôtel, ils deviennent méchants. Ils disent qu’ils veulent te taper ou ils t’insultent, te rabaissent. Certains balancent : “OK, maintenant, petite pute, tu vas me sucer la queue.” Des choses comme ça. Je peux tout faire mais ce que je te fais, je le ferai comme tu me l’as demandé. Je pense que ces mecs sont dingues. Ils en veulent à une femme et ils viennent se débarrasser de leur colère dans la chambre d’hôtel, pour faire le sale boulot, pour se servir de nous comme de chiottes. »

Mais elle dit aussi apprécier son travail. Quand elle s’ennuie à la maison de retraite, elle sort à l’aventure. « Les hommes jeunes me veulent encore, des minots de 25-30 ans, adorables. Ce sont eux qui payent bien. Parfois je pense que je vais leur apprendre des choses, mais ce n’est pas le cas, c’est toujours eux qui me donnent des leçons. Ils savent mieux s’y prendre que les vieux. L’autre jour, ce gamin m’aborde et me demande combien je prends. Je lui dis 200 et lui, il me propose 150 pour un truc light. Une fois dans la chambre, ce trou du cul a voulu me taper mais je ne me suis pas laissée faire. En fin de compte, j’ai fait tout ce qu’il me demandait, parce qu’il était mince, une taille 28, et bien monté. Un mec très décent. Je crois que je suis ce qu’on appelle une masochiste. »

Même si elle affirme avoir vécu sans tabou, Paola est old school, peut-être même conservatrice. « Une fois, j’étais sous ce gars et il me fait : “Allez, sois pas vache, mets-moi un doigt dans le cul.” Ça m’a vraiment surprise, j’ai refusé. Ça aurait été crade. Même si j’avais mis une capote, elle se serait salie. J’aime pas ça. »

Puis, en riant, elle ajoute : « Mais chacun son truc ! Il y a aussi des choses que je n’aime pas à propos de mon travail, mais il a ses bons côtés, même si tu ne peux pas arrêter du jour au lendemain. » Selon Paola, les clients les plus responsables sont les alcoolos. « Les fumeurs de joints, les poivrots ou les mecs qui prennent de la cocaïne traînent pendant une demi-heure parfois, mais ils me payent le double pour les avoir attendus un peu plus longtemps. Ils sont plus respectueux. » Pour 200 pesos, Paola fait tout : « Une pelle, une levrette, tout ce qu’ils veulent. Une pipe, c’est 20 pesos. Mes tarifs n’ont pas changé depuis l’époque où je suis arrivée à Mexico, il y a vingt ans. Mais avant, personne ne marchandait. Aujourd’hui, ces saloperies de pédales gagnent plus que nous. » Paola nous montre les deux plis de chair sur son ventre, la conséquence de son obésité, et ajoute : « Mais avant, je n’avais pas ça. »

Elle arbore un tatouage de la Santa Muerte (La Sainte Mort, une faucheuse à la mexicaine) et affirme qu’il la protège. « Dans la rue, il y a toutes sortes de galères, mais mon ange veille sur moi. » Pour Paola, les pires clients sont ceux qui veulent baiser sans capote. « Ils te proposent jusqu’à 1000 pesos mais je ne veux pas le faire. Cet argent ne vaut plus rien une fois que tu as le SIDA. Il y a beaucoup d’hépatites, de SIDA et de blenno qui traînent. Certaines filles le font sans capote. Elles disent qu’elles ne le font qu’avec des clients qui ont l’air propres. » Après 40 ans de métier, Paola va chez le gynécologue régulièrement. Son ange gardien la maintient en bonne santé.

Bien qu’ils soient adultes, les enfants de Paola ne savent pas comment elle gagne sa vie. Demain, c’est la fête des mères et Paola ne s’attend pas à recevoir de coup de fil. C’est mieux comme ça, selon elle. Elle a honte de son travail et de ce qu’elle a pu faire, comme de cette période pendant laquelle elle est sortie avec Rosalia. « Elle a été ma petite amie, il y a longtemps, je ne m’en souviens pas bien, en fait. C’est une histoire affreuse. Je pensais que cette fille était l’amour de ma vie, mais c’était une impasse. Elle est partie de son côté et moi du mien. Je suis sortie avec elle parce que j’étais défoncée, je sniffais des produits chimiques. Mais je l’aimais. Elle avait l’air sans défense, comme moi, comme si elle avait besoin d’affection. On avait une relation malsaine. » Paola a le nom de Rosalia tatoué dans un cœur barré d’un Love.

24 heures après notre rencontre avec elles, les femmes de Xochiquetzal dansent, mangent, font la fête et sont fêtées, c’est la fête des mères. Les employés de la résidence ont préparé un spectacle de tango pour les travailleuses du sexe. L’atmosphère est étrange. Aucun enfant n’est venu. Presque toutes ces femmes ont été ou sont mères et leurs enfants ignorent tout sur elles. Récemment, un journaliste télé est venu à la résidence Xochiquetzal et a interviewé quelques dames, il leur a promis que leur visage serait flouté, mais c’était faux. Quand le reportage a été diffusé, une de ces femmes était avec son fils. Il l’a battue, sa nièce et sa fille également. Ils lui ont rasé la tête.

Bonne fête des mères !