Il est grand temps de vous remettre de votre vingtaine

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Il est grand temps de vous remettre de votre vingtaine

Partouzes, sagesse, compte bancaire à peu près rempli : le meilleur reste encore à venir.

J'ai du mal à définir le moment où les choses ont commencé à mal tourner pour moi, entre le jour où j'ai enterré mon père (à 10 ans) et la fois où j'ai manqué de faire un coma éthylique après une cuite au muscadet (à 14 ans). Ce qui est sûr, c'est que j'ai très vite compris que les mecs de mon âge prenaient des décisions radicalement éloignées des miennes sur à peu près tout, et qu'ils avaient tous la fâcheuse tendance de se voir grandir trop vite – ce qui explique probablement la propension de certains jeunes à décréter que « leur vie est finie » passé 25 ans. Maintenant que j'en ai 40, je sais que c'était tout le contraire pour moi.

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En CM2, ma meilleure copine s'appelait Corinne Marchelier. Si l'entrée en 6ème nous avait un peu séparés, c'est la 5ème qui a creusé un fossé définitif entre elle et moi : elle s'est mise à fumer. Elle, et un tas de mecs dont je ne comprenais pas du tout les motivations. Encore aujourd'hui, si je devais juger une cour de récré, je donnerais forcément raison au gamin qui joue seul avec ses billes, plutôt qu'à un attroupement de nigauds qui se donnent des airs sous prétexte qu'ils ont tapé un demi-paquet de Marlboro Light dans le sac de leur mère. Je me souviens avoir filé un badge dessiné par Wolinski – un truc qui devait dire en substance « Ton cancer, pas le mien, merci », bien pensé – dans une ultime tentative de faire regagner raison à Corinne. Un petit geste qui m'avait valu un petit mot : « Grandis, putain ». Corinne n'avait pas tort. Il était temps que je grandisse, mais il a fallu que j'attende 15 ans pour comprendre comment.

Entre temps, et après ladite murge au muscadet qui m'a presque valu une mort de rock star, j'ai pu voir les gens de mon âge grandir à leur manière. Une manière qui continuait de m'échapper complètement. Après le tabac était venu le temps de l'alcool, de la bédave et de la baise – et puis des défonces un peu plus dures. C'est entre 15 et 20 ans que j'ai commencé à comprendre ce qui pouvait motiver cette espèce d'abandon, noyé dans le désir et la terreur de grandir. Et c'est à cette époque que le jugement candide d'un adolescent qui refusait de le faire a commencé à muter en amorce de prise de conscience politique. Dépucelé à 14 ans dans la discrétion la plus totale, mais perçu comme le dernier des puceaux, je commençais à être l'objet du mépris et des moqueries de mes petits camarades qui se vantaient de leurs conquêtes et de leurs parties de baise endiablées – et évidemment, à 15 ans, vous croyez encore à tout ce qu'on vous fait miroiter. Et pour cause. J'avais dans ma famille un spécimen d'ado particulièrement demeuré.

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Mon cousin était une caricature de ce que pouvait engendrer la bourgeoisie rive gauche qui a décidé de s'encanailler en buvant, en fumant et en baisant. Il faut croire que ça marchait : il avait un charisme hallucinant, et évoluait dans une cour qui lui était dévouée. Ce charisme était néanmoins entaché par le fait qu'il semblait complètement dupe de ce que le déterminisme social attendait de lui. Si de mon côté, je me satisfaisais parfaitement de quelques jeux vidéo et magazines de cinoche, il avait fait des choix qui ne me faisaient absolument rien regretter.

En disant oui à tout ce qui pourrait pimenter un peu son existence, il ne me donnait pas spécialement l'impression que je passais à côté de quoi que ce soit. Je le trouvais stupide. Je trouvais ses potes encore plus stupides que lui. Je ne comprenais pas où ils allaient, et à vrai dire, je n'en avais rien à branler – jusqu'à ce que je me retrouve un soir avec eux et que je sois témoin malgré moi d'une scène aussi sidérante que glaçante. J'avais autour de moi quatre ou cinq mecs en train de raconter leur vie à venir avec des paliers temporels extrêmement précis. En gros, cette bande de mecs super virils de 18 ans avait un programme assez sinistre. Ainsi, s'ils se défonçaient la gueule aujourd'hui, ils arrêteraient vers 24 ans. Ils se laissaient six ans pour déconner sévère avant de trouver un boulot – il faut savoir que j'ai aujourd'hui 40 ans et qu'on parle donc des années 1994-95, époque à laquelle il était encore possible de se projeter de cette manière en étant convaincu qu'on ne se berçait pas d'illusions – puis une femme à qui ils feraient un enfant avant de se trouver une maîtresse à l'aube de la trentaine.

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Je tombais des nues. Il m'a fallu 10 ans pour comprendre ce système de pensée que j'imaginais, à l'époque, cloisonné à la cuisine d'un appartement du boulevard Montparnasse. Pour le comprendre, et constater à quel point il était pété. Une décennie plus tard, la plupart de ces mecs sont devenus des espèces de trous du cul en costard employés à des boulots ingrats, bien encastrés dans des rails ayant pour seule direction le cancer de la prostate à 53 ans. Quand ils n'avaient pas sombré dans la folie ou n'étaient pas morts plus tôt – deux cas avérés. Ce n'est pas beaucoup plus tard que j'ai appris que Corinne Marchelier, démotivée par la vie, avait fini par se jeter d'un pont sur la voie express de la Seine rive gauche – et avait survécu, en mille morceaux. Et c'est encore quelques années après que j'ai découvert avec effroi que ces perspectives d'existence ne touchaient pas que la cuisine de mon oncle et ma tante, mais la société entière. Parce qu'entre temps, j'avais découvert à mon tour les vertus du oui – et par la même occasion, tout un pan de la société qui m'avait à peu près échappé à l'âge où j'aurais dû m'y frayer un chemin. J'ai découvert que mon cousin et ses potes étaient loin d'être des cas isolés dans leur schéma de perspectives foireuses.

Qu'est-ce qui, depuis tout ce temps, semble indiquer que le droit à la connerie doit s'arrêter à 25 ou 30 ans ? Si les vingtenaires que je rencontrais avaient l'air de trouver particulièrement « cool » qu'un « daron » comme moi continue de faire le con, c'est qu'ils pouvaient bien se rendre compte que rien n'était déterminé.

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J'ai commencé à boire entre 25 et 30 ans. J'étais alors maqué, et à 29 ans, j'avais même réussi à dire oui à un enfant. L'année suivante, je me rendais à ma première partouze. Deux ans plus tard, je découvrais la MDMA, ainsi qu'un bon nombre de variétés de défonces avec un plaisir non feint. Par ailleurs, je baisais plus de meufs entre 30 et 35 ans que je n'en avais jamais baisé dans ma vie passée. Et pour couronner le tout, j'ai commencé à fumer de clopes à 34 ans, à boire du café à 36 et du vin à 37. Entre temps, je m'étais marié.

J'ai vécu ma trentaine en faisant le grand écart entre les rêves d'un gamin de 20 ans et les cauchemars que celui-ci aurait pu se faire de sa trentaine. Un âge supposément rangé, une décennie qui, aux yeux des jeunes que je rencontrais au cours de nuits particulièrement dépravées, était synonyme de « On arrête la déconne ». Ce qui me semblait plutôt extravagant, vu ce que j'étais en train de vivre. C'est en effet lors de ces soirées que je découvrais des spécimens dignes de mon cousin et ses potes, convaincus que la vingtaine était la décennie dorée durant laquelle il fallait absolument profiter de la vie de peur que la trentaine ne représente qu'un gouffre d'ennui où il faut tirer un trait sur tous les plaisirs de la vie au profit d'une vie au foyer – fatalement antinomique à toute forme de festivité – et d'un boulot qu'ils imaginaient nécessairement derrière le bureau d'une enseigne administrative tapissée d'un camaïeu de gris et marron. C'est-à-dire qu'en 15-20 ans, rien n'avait changé. Et à en croire bouquins, films, chansons, en fait cette idée selon laquelle la vie s'arrêterait à 30 ans est colportée depuis plus d'un siècle, voire même plus si on en écoute les rancœurs du jeune Ronsard – alors âgé de 20 ans – à l'égard de Cassandre Salviati.

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Qu'est-ce qui, depuis tout ce temps, semble indiquer que le droit à la connerie doit s'arrêter à 25 ou 30 ans ? Si les vingtenaires que je rencontrais lors de mes diverses pérégrinations patibulaires avaient l'air de trouver particulièrement « cool » qu'un « daron » comme moi continue de faire le con – même si dans mon cas, il s'agissait plutôt de commencer – c'est qu'ils pouvaient bien se rendre compte que rien n'était déterminé. Alors qu'à 18 ans, j'en entendais certains admirer ma « pureté » parce que j'osais dire non à une bière, à 35, d'autres admiraient la même pureté parce que je gobais un para alors que je devais m'occuper de mon fils le lendemain.

Pour reprendre le légendaire et éculé dicton « on n'a pas l'âge qu'on a, on a l'âge qu'on se donne », force est de constater qu'il est on ne peut plus avéré. J'ai passé ces vingt dernières années à croiser des bébés tellement terrorisés à l'idée de passer la trentaine qu'ils se mettaient à réfléchir comme s'ils en avaient 60. Loin de m'ériger comme modèle, j'ai au moins pu constater que j'ai plus vécu entre 30 et 40 ans qu'entre 15 et 30, sans me demander une seconde ce qui pourrait bien m'arriver dans 10 ans.

Si à une époque on pouvait encore imaginer se projeter dans un avenir construit et balisé – déjà un idéal de retraité, si vous voulez mon avis – aujourd'hui, pas besoin d'être diplômé en sociologie pour savoir que ce genre de projection ne mènera absolument à rien. Jouir de ses 20 ans en prévoyant de tirer un trait sur l'existence à 30 non plus. Vous savez pourquoi ? Parce que non seulement les études le prouvent depuis longtemps, c'est après 30 ans que vous profiterez le plus de votre vie, de votre corps et de la sagesse que l'expérience aura commencé à vous inculquer, mais en plus vous aurez encore au moins 50 ans à vivre passé la trentaine. Vu comme ça, c'est tout à fait compréhensible de sombrer dans la torpeur en voyant pointer la décennie infernale, mais en fait, qui vous oblige à obéir à cet ordre venu de nulle part, si ce n'est de l'idée que vous vous en faites depuis que vous avez tiré sur votre première clope en pensant que ça faisait de vous un adulte ? Je suis obligé de concéder qu'aujourd'hui encore, je rapproche le principe de vieillesse à la mort. C'est fatal. Mais retirez vous de la tête que le principe d'adulte se rapproche de celui de vieillesse.

Aujourd'hui, à 40 ans passés, je me suis posé le cul et je tente de retrouver mon « edge » breaké il y a de ça 15 ans. Je vieillis, c'est clair, mais plutôt sereinement. La semaine dernière encore, je traînais au bord d'une piscine, entouré de jeunes trentenaires qui continuaient de se foutre la gueule à l'envers, semblant fuir l'inéluctable âge auquel ils considèrent qu'ils devront se « poser ». L'enfer. On m'a proposé une trace, j'ai décliné. Pas par souci de déontologie personnelle. Non, ce n'était pas le moment. Et malgré mes envies actuelles, je sais que rien ne m'empêchera de l'accepter plus tard. Dans une semaine, ou dans 10 ans. Parce qu'à 50 ans, rien ne m'empêchera de décider d'être encore plus stupide qu'à 30. Mais un truc est clair, j'espère bien m'autoriser à l'être beaucoup plus qu'à 20 ans.