Société

Il est temps de changer notre façon de travailler

Iemand op kantoor.

L’anthropologue James Suzman se souvient bien de l’homme qui lui a appris à chasser et à pister dans le désert du Kalahari. Lorsque vous avez passé la journée à chasser et que vous rentrez chez vous pour profiter de ce que vous avez attrapé, disait l’homme, « votre cœur est heureux, vos jambes sont lourdes et votre ventre est plein ». 

Le chasseur en question était un Ju’hoansi, un « bushman » d’Afrique australe. Depuis 150 000 ans, la chasse était la principale occupation de son peuple. Aujourd’hui, peu de travailleurs dans le monde ressentent ce sentiment de profonde satisfaction à la fin d’une journée de travail. Nous sommes aliénés, et ce depuis des siècles. Nous devons travailler pour survivre, mais il est de plus en plus difficile de trouver un travail valorisant qui permette aussi de payer les factures. 

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Les salaires réels de la plupart des gens stagnent depuis des décennies, les inégalités augmentent pour plus de 70 % de la population mondiale et 40 ans de néolibéralisme ont laissé des trous béants dans les filets de sécurité sociale. En France, 24 % des salariés se déclarent stressés au travail. En Belgique, c’est 21%. La pandémie a attiré l’attention sur ces crises. Une récession majeure est en cours. En conséquence, les appels à la réduction de la semaine de travail, à la gratuité des services publics, ainsi qu’à un revenu de base universel deviennent de plus en plus urgents. 

Le type de changement qu’engendrera la pandémie est encore à débattre. Joe Biden et le gouvernement britannique sont tous deux friands du slogan « Build back better », qui plaît aux politiciens car il veut dire tout et n’importe quoi. Si vous vous appelez Boris Johnson, vous pourriez penser que « reconstruire en mieux » signifie remettre des milliards de livres d’argent public à des entreprises liées au Parti conservateur. Les progrès historiques des travailleurs, notamment la création du week-end et la réduction des journées de travail, ont tous été durement réalisés. Rien ne garantit que la pandémie rendra les choses plus faciles. 

« Nous vivons dans le capitalisme. Son pouvoir semble inéluctable, tout comme l’était le droit divin des rois. » – Ursula Le Guin

« Notre rapport au travail sous le capitalisme peut changer, comme cela a déjà été le cas, estime Sarah Jaffe, journaliste et auteure du livre Work Won’t Love You Back. La situation pourrait s’aggraver. » Aidan Harper, chercheur à la New Economics Foundation et coauteur de The Case for a Four-Day Week, estime que nous devons surmonter les normes culturelles – « le conservatisme naturel qui tend à croire que si les choses changent, ce sera pour le pire » – pour faire évoluer notre attitude vis-à-vis du travail.                                  

Jaffe et Harper, ainsi que les syndicats et les mouvements militants du monde entier, y voient une occasion de faire pression pour un changement positif. Selon Harper, la pandémie a montré aux gens que des aménagements comme le télétravail et les horaires flexibles sont tout à fait possibles.

Les politiciens et les syndicats de gauche de toute l’Europe affirment que le moment est venu de passer à une semaine de quatre jours. En Allemagne, la proposition est menée par le puissant syndicat des métallurgistes, qui a déjà réussi à obtenir une réduction des heures de travail pour les employés de l’industrie. Et alors que la fortune du PDG d’Amazon, Jeff Bezos, a récemment battu un record de 200 milliards de dollars, l’Internationale Progressiste a lancé une campagne pour « Faire payer Amazon ». 

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Un employé d’Amazon portant un masque a l’effigie de Jeff Bezos, lors d’une grève pour exiger de meilleures conditions de travail. Novembre 2018. Photo : Marcos Del Mazo/Alamy Live News

Le monde du travail tel que nous le connaissons nous semble désormais normal, mais les écrits et les recherches d’anthropologues comme Suzman et le regretté David Graeber peuvent nous aider à comprendre que ce statu quo n’a rien de « naturel ». Reconnaître qu’il a été façonné au fil du temps peut nous amener à imaginer – et ensuite à concrétiser – des réalités différentes. Comme l’écrit l’auteure Ursula Le Guin : « Nous vivons dans le capitalisme. Son pouvoir semble inéluctable, tout comme l’était le droit divin des rois. Toute puissance humaine peut être combattue et changée par les êtres humains. »

Dans l’essai de 2013 qui a abouti à son livre Bullshit Jobs, Graeber fait référence à l’économiste John Maynard Keynes qui, dans les années 1930, écrivait que d’ici le début du XXIe siècle, les progrès technologiques nous auraient entraînés vers une « terre promise » où nos besoins fondamentaux seraient satisfaits et où personne ne travaillerait plus de 15 heures par semaine. Quatre décennies plus tôt, en 1891, Oscar Wilde défendait dans son essai « L’âme de l’homme sous le socialisme » la vision d’une société socialiste du futur dans laquelle les tâches économiques seraient confiées aux machines afin que les hommes puissent cultiver leur âme d’artiste.                               

En réalité, si la technologie ne nous prend pas notre travail par le biais de l’automatisation, elle nous oblige à travailler, à pointer et à rester joignables à toute heure du jour et de la nuit. La pandémie a rendu de nombreux emplois presque entièrement dépendants de la technologie et, en travaillant à domicile, nous sommes toujours disponibles. 

« Des pans entiers de la population passent leur vie professionnelle à accomplir des tâches qu’ils croient secrètement inutiles. Le préjudice moral et spirituel qui découle de cette situation est profond. » – David Graeber

Graeber a également constaté que la technologie avait créé toute une série d’emplois qui étaient, en fait, inutiles. « En Europe et en Amérique du Nord en particulier, des pans entiers de la population passent leur vie professionnelle à accomplir des tâches qu’ils croient secrètement inutiles. Le préjudice moral et spirituel qui découle de cette situation est profond. C’est une cicatrice dans notre âme collective », a-t-il écrit.

James Suzman a passé une grande partie de sa vie à étudier les Ju’hoansi ; leurs rencontres brutales avec l’économie moderne à partir des années 1960 ont inspiré son nouveau livre, Work : A History of How We Spend Our Time, qui raconte l’histoire de l’humanité à travers le prisme du travail.

Le livre souligne notamment que, pendant 95 % de l’histoire, les humains avaient été des chasseurs-cueilleurs et avaient une approche très différente du travail. Ils travaillaient juste assez pour assurer leurs besoins à court terme et ne stockaient pas de nourriture. L’avènement de l’agriculture il y a 10 000 ans a révolutionné ces sociétés « férocement égalitaires » et écologiquement durables, selon Suzman, et a créé « cette fétichisation totale de la rareté qui est ancrée dans nos institutions culturelles, nos pratiques et nos normes, et qui alimente notre fixation sur la croissance. Comment faire face à la pénurie ? En travaillant dur. Et aujourd’hui, la moitié de notre économie est basée sur l’idée de faire acheter aux gens des choses qu’ils n’ont pas vraiment envie d’acheter. »

Il existe de nombreuses réponses différentes, à la fois collectives et personnelles, à cette situation. Suzman me raconte s’être « complètement énervé » à la suite d’un événement à Londres avec Mark Boyle, surnommé « l’homme sans argent » parce qu’il a vécu sans argent pendant plusieurs années. Boyle pense que, dans la société moderne, l’argent est venu remplacer la communauté, et que nous sommes coupés de la nature et des produits que nous consommons. Si nous sommes sans doute nombreux à partager cette opinion, peu seraient prêts à suivre l’exemple du militant irlandais et à s’installer dans une cabane de fortune sans eau courante ni électricité. 

L’activisme communautaire au sein du système réclame des semaines de travail plus courtes, l’introduction d’un revenu de base universel (dont tous les citoyens bénéficieraient, qu’ils travaillent ou non) et la gratuité d’internet et des services publics, y compris les transports. 

La société américaine spécialiste des réseaux sociaux Buffer a réagi à la pandémie en réduisant la semaine de travail à quatre jours. Microsoft Japon a testé la même approche en 2019 et a constaté un bond de 40 % de la productivité. Une semaine de travail plus courte et un revenu de base peuvent nous mener vers une vie plus épanouie, mais des questions subsistent quant à la façon dont nous pourrions nous occuper. Après avoir passé la plus grande partie de notre vie à travailler, n’aurions-nous pas besoin de faire quelque chose qui en vaille au moins la peine ? Et puis, qu’est-ce que le « travail », exactement ? 

Pour Suzman, le travail consiste à « consacrer délibérément de l’énergie ou des efforts à une tâche pour atteindre un objectif ou une fin ». De fait, il est naturel, selon lui, que « notre histoire évolutive ait fait de nous des créatures déterminées », et que « nous ressentions un profond besoin psychologique de faire des choses ». Seulement, les postes que nous occupons nous semblent souvent insignifiants. « Le problème, selon moi, réside dans la manière dont nous créons les emplois, qui elle-même découle de la manière dont nous organisons nos institutions et nos incitations économiques. » 

Ces institutions et ces incitations sont très différentes de ce qu’il a observé dans le désert du Kalahari. Avant d’étudier des groupes comme les Ju’hoansi, les étrangers occidentaux pensaient que les chasseurs-cueilleurs étaient toujours au bord de la famine En fait, comme Suzman l’a découvert, les Ju’hoansi passaient seulement 15 heures par semaine à chasser et à cueillir, et à peu près autant de temps à effectuer des tâches domestiques et à assurer un abri. Le reste du temps était consacré à la détente, aux loisirs et aux jeux.

Ce mode de vie a été détruit à partir des années 1960 par les propriétaires terriens blancs et le gouvernement d’apartheid qui les soutenait. Aujourd’hui, les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont dispersées dans le monde entier, de l’Arctique à l’Amazonie, mais comme le note Survival International (un mouvement mondial pour les droits des peuples indigènes et tribaux), elles font face à « des menaces extérieures oppressives pour leurs terres, leur santé et leur mode de vie ». Quoi que vous fassiez pour échapper à l’économie moderne, elle finira toujours par vous retrouver. En quelques centaines d’années, des modes de vie écologiquement durables ont été anéantis par un système capitaliste qui a amené notre planète au point de destruction. 

Suzman a d’abord suivi les Ju’hoansi sur le terrain, dans des fermes appartenant à des Blancs qui, m’a-t-il dit, étaient comme des « goulags très brutaux ». La question du travail était une source de conflit entre le colonisateur et le colonisé. Les agriculteurs se plaignaient de la paresse des bushmen, tandis que pour les Ju’hoansi, « l’économie de marché et les hypothèses qui la sous-tendent étaient aussi déroutantes que frustrantes ».

Sarah Jaffe fait référence au marxiste italien Antonio Gramsci en disant que ces hypothèses sont le produit de l’histoire : des forces matérielles qui changent avec les conditions matérielles. À l’époque du fordisme, dit-elle, les travailleurs américains syndiqués pointaient en arrivant et en partant. Leur travail était souvent répétitif, mais il était assez bien payé et leur permettait d’avoir un niveau de vie décent. C’était également considéré comme un « travail d’hommes », et Jaffe constate aujourd’hui un changement dans la composition des emplois de la classe ouvrière, les emplois dans les hôpitaux, le travail social et l’industrie des services prenant la place de l’industrie lourde. 

Aujourd’hui, le lieu de travail est également défini par une culture qui exige que les employés aiment ce qu’ils font, qu’ils adhèrent à la marque de l’entreprise tout en bénéficiant d’une sécurité d’emploi très limitée. Quoi qu’il en soit, nous continuons à lutter contre ce que feu Mark Fisher appelait le « réalisme capitaliste », l’idée que, comme l’a dit Margaret Thatcher, « il n’y a pas d’alternative ». 

« La réduction de la semaine de travail sera de plus en plus considérée comme inévitable, et ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne s’impose dans l’ensemble de l’économie. » – John McDonnell

Dans son livre, Jaffe présente un large éventail de travailleurs luttant pour de meilleures conditions, et montre également à quel point le type d’hégémonie que Gramsci a défini reste puissant. Elle demande souvent aux gens ce qu’ils feraient s’ils n’avaient pas à travailler, et si beaucoup répondent qu’ils aimeraient passer plus de temps avec leurs proches ou poursuivre des intérêts, même les plus exploités ont tendance à insister sur le fait qu’une vie sans travail serait impossible voire impensable.

Si James Suzman a écrit son livre avant la pandémie, l’arrivée de celle-ci n’a fait que confirmer ce qu’il pensait déjà, à savoir qu’« un grand nombre de nos emplois nous privent de cette satisfaction essentielle de créer et de faire ».

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John McDonnell. Novembre 2019. Photo : Reuters/Henry Nicholls

Pour l’ancien chancelier du parti travailliste britannique John McDonnell, quelque chose de similaire s’est produit en termes de politique. En prévision des élections de 2019, le parti travailliste a proposé de réduire progressivement la semaine de travail à 32 heures sur une période de dix ans, une politique qui s’est révélée controversée à l’époque. Le Sun a publié des articles suggérant que cela allait « ruiner l’économie » et dans lesquels les travaillistes étaient « accusés de copier le Venezuela ». « Les conservateurs et leurs alliés dans les médias ont déformé les propositions, mais il est intéressant de noter que le concept a persisté avec ténacité, explique McDonnell. La pandémie a permis d’élargir le débat. Je prédis que la réduction de la semaine de travail sera de plus en plus considérée comme inévitable, et ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne s’impose dans l’ensemble de l’économie. » 

En juillet, Survation (une agence de sondage et d’études de marché basée à Londres) a constaté que 63 % des citoyens britanniques étaient favorables à une semaine de travail de quatre jours. Le soutien du public en faveur de prestations sociales plus généreuses, un autre sujet sur lequel les travaillistes ont fait campagne avec McDonnell comme chancelier, est également à son plus haut niveau depuis 20 ans.

Toute restructuration radicale de notre vie professionnelle se heurtera à une forte résistance de la part des riches gérants d’entreprises et de leurs alliés politiques, qui ont été les grands gagnants de la pandémie et qui ont largement contribué à façonner une culture dans laquelle le travail est fétichisé. La réduction du temps de travail sera jugée mauvaise pour les affaires ; les entreprises diront qu’elles ne peuvent pas se permettre de payer les employés au même salaire pour qu’ils travaillent moins.

Le lien profond que le sociologue Max Weber a exploré il y a plus d’un siècle, entre l’éthique protestante du travail et l’esprit du capitalisme, se trouve toujours au cœur de notre culture, et quiconque cherche à nous faire travailler moins se fera dire que nous devenons tous plus paresseux. 

Mais certains grands patrons reconnaissent eux aussi la crise qui sévit dans le capitalisme. La volonté de maintenir une clientèle solvable a conduit plusieurs dirigeants de la Silicon Valley à soutenir la mise en place d’un revenu de base universel. Le système cherchera à se sauver lui-même. Mais, avec la bonne opposition politique, l’idée que travailler tout le temps est la réponse à nos problèmes sera soumise à de plus en pus de pression.

Cette bataille va bien au-delà de la question de savoir si des politiques comme la semaine de quatre jours peuvent être adoptées. Il s’agit de reconnaître qu’il n’y a rien de naturel dans un monde où les gens meurent parce qu’ils ne trouvent pas de travail ou parce qu’ils travaillent trop. Il n’y a rien de naturel dans un monde où les gens passent le plus clair de leur temps à faire des tâches qu’ils jugent inutiles et qui ne profitent à personne autour d’eux. Il n’y a rien de naturel dans un monde où les gens ne peuvent pas passer du temps avec leurs amis et leur famille.

Cette bataille dure depuis longtemps déjà. Elle ne concerne pas seulement notre système économique, mais toute notre façon d’être. Après tout, lorsqu’elle a entrepris de façonner le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, Margaret Thatcher a dit ceci : « Les sciences économiques sont la méthode, le but est de changer le cœur et l’âme. »

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