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« Il existe un mythe selon lequel on peut changer de destinée grâce au foot »

VICE et le Red Star se sont associés pour suivre la saison des Vert et Blanc de Saint-Ouen sur et hors des terrains, auprès des joueurs, du staff, des supporters et de tous ceux qui gravitent autour de ce club historique du foot français. Aujourd’hui, on sort du purement sportif pour mieux comprendre comment le foot est devenu l’objet de tous les fantasmes chez les gamins du Red Star, mais aussi de toute la Seine-Saint-Denis.

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Cyril Nazareth n’est pas seulement sociologue du football et fin connaisseur de la Seine-Saint-Denis. Dans le cadre de ses recherches pour le Centre Maurice Halbwachs et l’Université de Lausanne, il a aussi arpenté les stades du département pendant des années pour mieux suivre et observer les jeunes footeux du 9-3, dont beaucoup aspirent à une carrière en pro. Il a pu se questionner sur la place qu’occupe le ballon rond dans la banlieue nord de Paris : celle d’un ascenseur social aussi sélectif qu’efficace pour offrir à des gamins talentueux les salaires mirobolants et la reconnaissance que peu de secteurs pourraient leur promettre. Plus qu’un loisir, le football est ainsi devenu pour toute une partie de la jeunesse des banlieues françaises une échappatoire à la mise au ban économique, sociale et symbolique dont elle est souvent victime. De par son implantation géographique et son tissu social, le Red Star se retrouve au coeur des problématiques que traite Cyril Nazareth. Entretien.

Bonjour Cyril, est-ce que tu pourrais nous présenter un peu ton parcours et le travail de recherche que tu as mené dans les clubs de foot de Seine-Saint-Denis ?
Cyril Nazareth : J’ai passé deux années en observation participante auprès des jeunes du Red Star et dans un des clubs concurrents du 93. Je me suis notamment attaché à analyser les aspirations à la mobilité sociale des jeunes joueurs, et leur investissement pour accéder au plus haut niveau.

Quelles conclusions as-tu pu tirer de ton passage au Red Star ?
La première chose, c’est que l’appartenance à un club de foot est synonyme d’espoirs d’ascension sociale et d’évolutions professionnelles, mais aussi et surtout génératrice d’un certain prestige selon le degré de notoriété de l’équipe pour laquelle on joue. Dès le début de l’enquête avec le Red Star, je me suis rendu compte que le club jouissait encore d’une belle image dans le département. Lors d’un déplacement à Sarcelles pour un match, les gamins installés dans le stade étaient impressionnés et se sont mis à crier : « Vous êtes le Red Star ? » C’est resté un nom ronflant. Pareil lorsque je me rendais dans le collège où j’enseignais en parallèle, à Paris. Quand j’arrivais avec ma veste de survet’ du club, les élèves étaient super impressionnés. Pourtant, à l’époque le club était en CFA et les collégiens n’avaient jamais connu le Red Star au plus haut niveau. Il reste malgré tout une référence, notamment parce qu’il a formé de nombreux grands joueurs. Dans les discours quotidiens, jouer au “Red” est synonyme d’excellence.

L’international algérien Sofiane Feghouli a joué au Red Star lorsqu’il était jeune. Photo Reuters.

On aurait pourtant pu croire que tous les gamins ne rêvaient plus que du PSG…
Ce que je retrouve dans les discours, c’est que le Red Star, c’est l’excellence de proximité. Les gamins du coin y accèdent plus facilement alors que rejoindre le PSG est une démarche bien plus consistante nécessitant le soutien des parents pour le plus jeunes. Certains cherchent tout de même à s’inscrire dans la section amateur du PSG parce qu’ils ont l’impression d’entrer dans le club le plus riche de France. Plus tard, j’ai vu des jeunes U17 quitter leur club du 93 pour le PSG (section amateur, ndlr) justement pour ce prestige et l’espoir que suscite le fait de croiser d’autres jeunes sous contrat et en centre de formation. Et puis tu vas au Camp des Loges, forcément, ça fait rêver… Certains gamins se déplacent donc de la banlieue Est pour s’entraîner et participer aux matchs à Saint-Germain-en-Laye ( dans l’ouest de l’Île-de-France, ndlr) en RER !

Quelle rôle le foot joue-t-il auprès de la jeunesse de la Seine-Saint-Denis ?
Je crois que maintenant, beaucoup pensent pouvoir changer de vie par le football. Si je prends l’exemple des jeunes footballeurs que j’observais et que je suis aujourd’hui sur Facebook, on observe dans tous leurs messages une forte adhésion à une idéologie qui s’appuie sur des figures comme Ngolo Kanté ou Ryad Mahrez. Ils se disent : « En 2008, il faisait des jongles sur Youtube sur un terrain pourri et là il joue en Premier League. C’est donc que tout est possible. » Il existe un mythe selon lequel on peut changer de destinée grâce au foot.

Dès le plus jeune âge, le foot n’est donc pas un simple loisir…
Le foot est pris très au sérieux. Les gens éloignés de la sphère sportive ne voient pas son importance, mais pour les jeunes, ça représente une opportunité professionnelle importante, d’autant que la plupart d’entre eux ne sont pas dans des filières scolaires très prestigieuses. Ils ont conscience de ne pas pouvoir prétendre à une grande mobilité sociale par l’école, ils savent qu’ils n’auront probablement pas un meilleur salaire que leurs parents. Pour eux, le foot est vraiment une activité parascolaire au sens littéral du terme.

« Le football, c’est une autre voie de réussite plus ou moins légitime selon les points de vue dans notre société, mais en tout cas, d’un point de vue monétaire, c’est indéniablement un jackpot. »

C’est-à-dire ?
Ils calquent des normes scolaires sur le club de foot. Ils y vont comme ils vont à l’école : ils arrivent non seulement à l’heure mais même en avance ! Ils écoutent, ils sont silencieux, leurs comportements témoignent d’une volonté de réussir et de se conformer aux normes imposées par l’institution. Paradoxalement, leurs parents m’ont parfois expliqué que leurs enfants avaient pourtant des problèmes de comportement en cours.

Les parents freinent-ils les ambitions sportives de leurs enfants ou les encouragent-ils ?
Tout dépend de la famille, mais très souvent, les parents placent eux aussi de grands espoirs dans le foot pour leurs enfants. J’ai rencontré à plusieurs reprises le père d’un gamin qui est aujourd’hui sous contrat avec un grand club de Ligue 1, il était très investi dans la carrière de son fils. Bien sûr, il avait peur qu’il néglige trop l’école, mais comme il avait lui-même eu une petite carrière dans son pays de naissance, il voulait que son fils perce. En fait, il avait l’impression d’avoir raté sa carrière et voulait que son fils ait une chance de réussir la sienne.

On peut presque parler de reproduction sociale ?
En tout cas, on peut parler de transmission d’un capital culturel. Une famille qui a une bibliothèque très fournie transmet le goût de la lecture à ses enfants. Pour une famille qui a un passé sportif, c’est la même chose. On pourrait retrouver le même phénomène sur le basket ou le rugby selon le milieu familial et géographique, mais en France, et plus particulièrement en Seine-Saint-Denis, c’est le foot qui a la priorité, notamment parce que les parents de certains joueurs ont été eux-mêmes footballeurs. Le père d’un autre des jeunes que je suivais jouait par exemple dans une des équipes du Red Star quand le club était en Ligue 2.

Comment les familles gèrent-elles ce double investissement des gamins à l’école et au club ?
Le système le plus légitime pour réussir dans la société, c’est l’école. Si on réussit à l’école, on n’a pas de souci à se faire pour le reste puisqu’on va obtenir une position reconnue et légitime dans la société. Le football, c’est une autre voie plus ou moins légitime selon les points de vue dans notre société, mais en tout cas d’un point de vue monétaire, c’est indéniablement un jackpot. C’est variable selon le talent de l’enfant sur les bancs de l’école ou sur les terrains, mais quand des perspectives de réussite footballistique s’ouvrent, les aspirations scolaires sont parfois très vite reléguées au second plan. Pour les parents qui ont eux-mêmes eu une mauvaise expérience à l’école, la réussite en club représente une forme de réhabilitation. Ils se disent : « Mon môme, on me dit qu’il est turbulent et qu’il n’écoute pas à l’école, mais là l’entraîneur il l’aime bien, il me dit qu’il est intelligent et appliqué. » Ça fait du bien à entendre.

Riyad Mahrez incarne ce rêve du footballeur dont la carrière a subitement décollé. Photo Reuters.

Comment se traduit cet investissement des enfants – et des parents – dans le foot ?
Les familles élaborent des stratégies pour maximiser les chances de réussite de l’enfant et n’hésitent pas à le changer de club selon la place qui lui est accordé. S’il est redescendu en “B” par exemple (en équipe réserve, ndlr), les familles cherchent souvent à changer de club pour s’assurer une exposition maximale. Ces mouvements créent une hiérarchie entre les joueurs, selon qu’ils jouent dans les clubs les plus performants ou non. Il y a des jeunes du 93 qui dès leur 13 ans se retrouvent dans les structures d’excellence de la FFF comme l’INF Clairefontaine ou les pôles espoirs des CREPS régionaux (Centre de ressources et d’expertise de la performance sportive, ndlr).

Ceux-là, c’est l’élite, ils passent la semaine à Clairefontaine ou à Reims, et reviennent jouer au Red Star pour s’entraîner pendant les vacances et surtout pour disputer le match du samedi. Ces garçons-là sont déjà engagés pour rejoindre des centres de formation pro comme Sochaux, Nantes ou Monaco. Un de leurs camarades de l’INF est arrivé en U15 au Red Star, depuis il a remporté l’Euro U19 et fait une saison de L1 avant de rejoindre la Bundesliga. C’était vraiment un joueur impressionnant, au-dessus du lot. Après vous avez des jeunes qui sont en recherche d’un accord, d’un point de chute. Et qui n’en trouvent pas toujours… Pour ces derniers, évoluer aux côtés des jeunes les plus en vue est particulièrement stimulant.

L’émission A la Clairefontaine retrace l’évolution de certains des plus grands joueurs français actuels lorsqu’ils étaient encore des gamins de l’INF

A quelle âge les carrières commencent-elles à se dessiner ?
Il y a une concurrence et une sélection drastique après les U13, on divise les effectifs par deux. Quand on arrive là déjà, il n’y a pas de place pour tout le monde. Plus on s’approche de la fin des catégories dites de préformation à 14-15 ans, plus la tension et la concurrence s’accroissent. A 16-17 ans, en phase de formation, ils continuent à faire des essais. Mais en cas d’échecs répétés, les espoirs se restreignent, l’espace des possibles se réduit. Certains jeunes sont moins assidus, s’arrêtent, il y a aussi plus de contacts, de mots échangés sur le terrain, c’est un moment de tension car on sait qu’on est à la croisée des chemins. Être relégué en B à ce moment-là, ça pousse certains à chercher un autre club.

Que se passe-t-il pour ceux qui ne trouvent pas de contrat dans les meilleurs clubs ?
La plupart ont des parcours à la lisière du monde pro dont ils rêvaient, dans une zone d’ombre ou l’argent voire même les contrats circulent, mais toujours en faible quantité. Je pense par exemple à deux gamins que j’ai suivis : l’un jouait en U19 nationaux à l’Entente Sannois Saint-Gratien. L’autre, qui était le frère d’un international ivoirien, jouait dans la réserve d’un club professionnel en CFA2. Il continuait à rêver, poussé par l’exemple de son aîné, qui l’invitait à participer à des stages dans son club. Quand on en est là, l’espoir se maintient encore, mais il est souvent déçu…

Pogba et son t-shirt Roissy La Source, qui prouve son attachement à sa ville d’origine. Photo Flickr.

Comment les jeunes appréhendent-ils la possibilité de l’échec ?
L’excitation et la fascination qu’exercent les destins des grands joueurs nés pas loin de chez eux ne les empêchent pas d’être conscients de l’incertitude à laquelle ils sont soumis. Ils savent que ça va être dur. Ils ne vont pas forcément le formuler, mais dans tout ce qui se passe sur le terrain, on sent cette angoisse, même chez les meilleurs. Les blessures ou les choix des entraîneurs, ils connaissent les aléas dont peut dépendre une carrière. La façon dont ils parlent des opportunités et des réussites, quand ils disent « untel y est arrivé, pourquoi pas moi ? », ça montre qu’ils savent que ce sont des cas rares, tout simplement.

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Y-a-t-il une forme d’amertume de ceux qui ont échoué envers ceux qui ont réussi ?
Pas du tout, au contraire. Le fait d’avoir joué dans un bon club avec un joueur devenu pro représente une forme de prestige, ou de fierté. On se rappelle des moments où on allait à l’autre bout de la France en bus pour jouer contre des clubs pros. C’est aussi pour cela que les joueurs adorent suivre les trajectoires de leurs anciens coéquipiers. Chacun a le souci de montrer qu’il a joué avec tel ou tel joueur passé pro depuis. Dans le second club de mon enquête, un joueur venu de Guadeloupe a joué seulement quelques mois en “U17 nationaux” avant d’exploser, et d’être recruté par un club pro breton. Il joue aujourd’hui en Ligue 1. Tous les jeunes qui l’ont côtoyé adorent le rappeler, même si ça n’a duré qu’un ou deux matchs. C’est gratifiant de se dire : « Je n’y suis pas arrivé, mais j’ai quand même fait quelque chose de bien ». Avoir joué aux côtés d’un futur grand joueur, c’est très valorisant pour les jeunes que j’ai accompagnés.