« Il y aura plus de meurtres, il y aura plus de violence »

mafia laval

L’article original a été publié sur VICE Canada. Les policiers de la plus grande ville de la banlieue montréalaise feront équipe avec des policiers provinciaux et fédéraux dans une opération contre le crime organisé après la série d’assassinats de membres bien en vue de la mafia. Lundi, le directeur du Service de police de la Ville de Laval (SPVL), Pierre Brochet, a annoncé la mise sur pied du projet Répercussion et d’une unité composée d’agents du SPVL, de la Sûreté du Québec (SQ) et de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) afin de mettre fin à cette série de meurtres très publics. Cependant, des spécialistes du crime organisé ont dit à VICE qu’elle ne pourra pas faire grand-chose contre la racine du problème.

Le nom du projet, ainsi que le ton du directeur du service de police, traduisait bien le but de l’opération. « Nous n’hésiterons pas à doubler nos efforts pour maintenir, à tout prix, la sécurité des citoyens », a-t-il dit, d’après le communiqué, ajoutant « qu’un individu a fait feu à plusieurs reprises à l’intérieur de l’hôtel sans se soucier des répercussions. C’est inadmissible! »

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Le directeur du SPVL faisait référence au meurtre de Salvatore Scoppa, atteint de plusieurs balles dans le hall de l’hôtel Sheraton à Laval le 4 mai, alors que plusieurs membres de sa famille, dont des enfants, se trouvaient à proximité. L’homme de 49 ans, dont l’association au crime organisé montréalais est bien documentée, a été déclaré mort à son arrivée à l’hôpital.

C’est en partie la témérité de cet assassinat qui a entraîné la mise sur pied de l’unité. Les membres, selon le SPVL, « seront omniprésents dans des lieux fréquentés par des individus liés au crime organisé, notamment les bars, les restaurants et les établissements licenciés ».

Le SPVL a aussi annoncé « une présence soutenue sur le terrain », des « interventions visant à réprimer toute action ou phénomène de violence (possession d’armes, intimidation, etc.) » et la « collecte d’informations relatives au milieu du crime ».

Le 10 mai, moins d’une semaine après le meurtre de Salvatore Scoppa, un homme de 25 ans est mort après avoir été atteint d’au moins une balle dans un restaurant de Brossard, sur la Rive-Sud de Montréal. Les policiers ont peu après trouvé une arme à feu et une voiture incendiée à proximité. Ce vendredi, la SQ a confirmé que ce crime était très probablement lié au crime organisé.

Le 12 mai, Éric Chabot, un enquêteur privé de 42 ans, père de cinq enfants, au dossier criminel vierge, a été aussi tué près de son domicile, à Terrebonne, au nord de Laval. Bien que le Service de police de Terrebonne, qui a transféré l’enquête à la SQ, soupçonne qu’il y ait un lien entre ce meurtre et le crime organisé, cette hypothèse n’a pas été confirmée pour l’instant.

Il se trouve que c’est d’ailleurs à Terrebonne que Salvatore Scoppa avait précédemment survécu à une tentative de meurtre à l’extérieur d’un restaurant en 2017. Son sort avait été un sujet de conversation entre Leonardo Rizzuto (le fils de l’ancien parrain de la mafia, feu Vito Rizzuto), Stefano Sollecito (le successeur du parrain par intérim d’après les rumeurs) et Gregory Wooley (chef d’un gang de rue montréalais) en 2015, enregistrée dans le cadre de la vaste opération policière Magot-Mastiff, à laquelle avaient participé plus de 200 policiers et qui avait mené à l’arrestation de 43 individus soupçonnés d’avoir des liens avec le crime organisé.

Cette conversation, ainsi que d’autres enregistrées par les agents dans le bureau de Loris Cavaliere (un avocat montréalais qui a plaidé coupable à des accusations de gangstérisme en 2017), a permis d’apprendre que Rizzuto, Sollecito et Wooley planifiaient de faire assassiner Salvatore Scoppa parce qu’il représentait apparemment un risque pour des opérations de trafic de stupéfiants, avant que Leonardo Rizzuto les en dissuade.

Salvatore Scoppa était le frère de Andrew Scoppa, aussi membre notoire du crime organisé, ayant d’ailleurs déjà été décrit comme le « chef d’un clan de la mafia à Montréal » par un agent de la SQ au cours d’une enquête de remise en liberté en 2017.

Pour John Westlake, ex-policier qui a passé 34 ans au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et de la GRC, qui connaissait personnellement les frères Scoppa, la mise sur pied de ce projet Répercussion n’est pas une surprise ni une source de grand réconfort.

« Ils parlent maintenant d’une “guerre contre la mafia”! a réagi M. Westlake en entrevue avec VICE. As-tu vu ça dans les journaux? Give me a break! Ils font la guerre à la mafia depuis un fucking siècle – et personne ne gagne. Si on regarde l’histoire de la mafia, on voit qu’ils protègent les leurs et tuent ceux qu’ils ne veulent pas voir dans le portrait, et c’est comme ça que ça marche. Mais l’affaire de l’hôtel aurait pu être beaucoup plus grave, avec tous ces enfants qui couraient autour. »

Il estime que le meurtre de Salvatore Scoppa était si extrême qu’il a forcé la police à réagir agressivement, mais que Répercussion aura davantage l’effet de rassurer la population que de mettre fin à la violence de la mafia.

« La dernière fois qu’une chose sérieuse comme celle-là s’est passée, c’était les Hells, quand le garçon a été tué par l’explosion d’un véhicule dans la rue », a-t-il poursuivi, rappelant le décès de Daniel Desrochers, à l’âge de 13 ans, dans les premières années de la guerre des motards. « Après, le gouvernement se réveille et dit : “OK, mettons un peu de pression.” Mais les meurtres continuent. »

Antonio Nicaso est du même avis. Ce spécialiste du crime organisé a beaucoup écrit sur les clans du crime organisé montréalais, notamment dans son livre Business or Blood: Mafia Boss Vito Rizzuto’s Last War, qui a été adapté en série télévisée, intitulée Bad Blood.

« Il n’y a une réaction que quand on voit des atrocités et une hausse de la violence, dit-il. Le meurtre de Scoppa devant de nombreux témoins, comme dans un western, ça force à réagir. Après le 11-Septembre, toutes les ressources et l’argent pour lutter contre le crime organisé ont été redirigés vers la lutte contre le terrorisme au nom de la sécurité nationale. C’est l’enjeu principal. Les services de renseignements ont perdu les traces. Bâtir et rebâtir des unités spéciales, ça n’a aucun sens selon moi. »

Si John Westlake et Antonio Nicaso ne veulent faire de spéculations au sujet de l’auteur du meurtre au Sheraton, ils sont cependant tous les deux d’avis qu’il change le fragile équilibre du pouvoir dans le crime organisé au Québec, soumis à des violences internes au sein de la mafia sicilienne ainsi qu’à la résurgence de sa rivale ontarienne, la ‘Ndrangheta (la mafia calabraise).

« Il était au centre d’une lutte de pouvoir », dit Antonio Nicaso, rappelant le chaos qui a suivi l’emprisonnement et le décès de Vito Rizzuto. « Scoppa était l’un des plus importants acteurs de ce conflit, et ça indique qu’il y aura encore de la violence d’ici à ce que les choses se placent et que le vide laissé par [Vito] Rizzuto soit comblé. On ne peut s’attendre à rien de bon. « Il y aura d’autres meurtres, il y aura plus de violence. »

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En fait, pour lui, la nature même du meurtre de Salvatore Scoppa est un témoignage de la volatilité et de la brutale absurdité de l’apparemment interminable guerre de la mafia au Québec.

« Ça montre qu’ils n’ont aucun respect pour les victimes et la famille des victimes, dit-il. Tuer Scoppa devant beaucoup, beaucoup de personnes indique que la violence monte d’un cran et qu’il n’y a pas de règles. Il n’y a rien. Seulement de la violence pour éliminer de la violence. »

Les funérailles de Salvatore Scoppa prévues lundi dans la Petite Italie ont été annulées. La police a parlé de « dangers ». Aucun suspect n’a encore été arrêté en lien avec les trois meurtres qui ont précédé l’annonce du projet Répercussion.

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