Société

Sur l’île du Pacifique où l’on vénère le consumérisme américain

Les cultes du cargo font partie intégrante de l’héritage de la Seconde Guerre mondiale. Si l’origine de cet ensemble de rites fait débat, il est évident qu’ils sont profondément liés à l’arrivée massive dans le Pacifique Sud, en 1942, des troupes américaines désireuses de stopper l’avancée des troupes japonaises. Des cargaisons de boîtes de conserve, de fournitures et même de réfrigérateurs ont commencé à affluer – des biens que les insulaires n’avaient jamais vus auparavant. De là a émergé la croyance selon laquelle la richesse des Américains était le résultat d’une faveur divine.

C’est ainsi qu’est né le mouvement des cultes du cargo – une religion qui s’articule autour de la vénération des biens matériels. Partout en Mélanésie, ces groupes ont pratiqué des rituels élaborés dans l’espoir d’attirer l’attention de Dieu et de bénéficier de leur propre richesse matérielle – allant jusqu’à reproduire les radio-opérateurs utilisés par l’armée américaine et construire des pistes d’atterrissage pour y accueillir des avions.

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Beaucoup de ces cultes se sont essoufflés au bout de quelques décennies mais, sur l’île lointaine de Tanna, au Vanuatu, une version assez unique de ces rites perdure à ce jour. Ses adeptes entretiennent l’espoir qu’un mystérieux John Frum va leur livrer des marchandises qui résoudraient tous leurs problèmes… mais seulement s’ils honorent les États-Unis assez fort.

Les soldats du mouvement de John Frum. Image publiée avec l’aimable autorisation de Jessica Sherry/Alita Films

Chaque matin, les villageois de Lamakara hissent le drapeau américain et célèbrent le Jour de John Frum le 15 février de chaque année. Les hommes marchent en formation afin de montrer leur respect. Ils peignent l’acronyme « USA » sur leur torse et s’arment de bâtons de bambou.

Curieuse de savoir comment un minuscule village insulaire en est venu à honorer une mystérieuse figure américaine, la documentariste Jessica Sherry s’est rendue à Tanna. Son film, Waiting for John, explore l’histoire et le raisonnement à l’origine du « John Frumisme ». Selon elle, les villageois accomplissent ces rites afin d’imiter la culture occidentale. Ils croient fermement qu’en agissant de la sorte, « des biens viendront à eux ».

Mais pourquoi John Frum ? De l’avis général, il s’agissait d’un soldat américain. En réalité, son nom n’était sans doute pas « John Frum », mais c’est ce que comprirent les indigènes lorsque ce dernier se présenta comme étant « John from America » (John d’Amérique).

Image publiée avec l’aimable autorisation de Jessica Sherry/Alita Films

Pour les insulaires, le culte du cargo était avant tout « un moyen de reprendre des forces » et de retrouver leur indépendance après des années de répression coloniale. Sherry est d’avis que John Frum était en réalité un être spirituel appelé « John Broom » – les mots « broom » et « frum » ayant la même sonorité pour les habitants du Vanuatu – désireux de chasser de l’île les colonialistes français et anglais.

Toujours selon Sherry, les rituels et les pratiques fondés autour de l’adoration de John Frum permettraient de resserrer les liens de la communauté et de renforcer son identité culturelle. Le chef charismatique du groupe, Isak, est un puissant défenseur des valeurs traditionnelles depuis qu’il a succédé à son père en 1975. Une fois par semaine, il met en garde les villageois contre les dangers des influences extérieures et des activités commerciales. « Cela leur donne un sentiment d’appartenance, déclare Sherry. C’est ce que font toutes les religions, d’une certaine manière ».

Au cours des dernières décennies, le mouvement John Frum s’est affaibli à Tanna. Cela s’explique en partie par la montée de l’Église adventiste du septième jour, mais aussi par une évolution de la pensée au sein des jeunes générations de l’île. Le chef Isak, qui va maintenant sur ses 70 ans, reste profondément conservateur sur certains sujets – il pense notamment que les femmes sont inférieures aux hommes. Selon le photographe Tim Richards, qui a photographié Tanna au cours des deux dernières années, le mouvement John Frum « a changé d’orientation », puisqu’il est désormais devenu évident que la cargaison n’allait jamais arriver.

Le chef Isak (à gauche) et son fils aîné, Moli. Image publiée avec l’aimable autorisation de Jessica Sherry/Alita Films

Mais il subsiste tout de même un groupe de croyants.

Ils se réunissent chaque vendredi soir pour chanter la gloire de John Frum. La cargaison, quant à elle, n’est toujours pas là. Dans ce cas, pourquoi l’attendent-ils encore ? Le journaliste Paul Raffaele a posé la question au chef Isak dans le cadre d’un article pour le magazine Smithsonian, lui demandant comment il arrivait à « garder la foi » alors que les « prières [à John] s’avéraient vaines ».

En réponse, le chef Isak a comparé le mouvement John Frum au christianisme. Si les adeptes de cette religion n’ont pas perdu espoir après avoir « attendu le retour de Jésus pendant 2 000 ans », pourquoi eux le devraient-ils ?

Mais la foi du chef Isak le met en position de minorité. Après avoir appris à connaître les Vanuatans, Sherry s’est aperçue qu’ils étaient nombreux à remettre en question le mouvement et à rechercher de meilleures opportunités.

Image publiée avec l’aimable autorisation de Jessica Sherry/Alita Films

Beaucoup de jeunes quittent Tanna pour chercher du travail et ne regardent jamais en arrière. Un rapport rédigé par le Vanuatu Cultural Centre a démontré que, bien que les jeunes souhaitent rester liés à leurs racines – et avoir une compréhension de leurs coutumes – l’envie de trouver un emploi et d’obtenir un revenu stable l’emporte sur tout le reste.

Serait-ce vraiment une si mauvaise chose si les partisans du mouvement déposaient leurs baïonnettes en bambou et rangeaient leur drapeau américain pour de bon ? La plupart des Américains ne savent même pas qu’il existe une petite communauté, quelque part sur une île du Vanuatu, qui vénère leur culture de l’excès. Mais la fin du mouvement John Frum marquerait également la clôture d’un chapitre dans l’histoire de cette île sur laquelle les indigènes ont lutté pour leur indépendance.

Même si Sherry est la première à penser que leur obsession pour les États-Unis est quelque peu douteuse, elle serait triste de voir le mouvement disparaître. « Il a marqué un tournant dans leur histoire, au cours duquel ils ont récupéré leur identité et leur pouvoir. Il s’agissait pour eux de dire : “Nous croyons en John Frum et nous arrêtons de vivre selon vos règles”. »