Crime

L’« immunité fonctionnelle » ou l’impunité des auteurs de crimes sexuels au sein de l’ONU

Het VN-hoofdkwartier in New York

Genève, mai 2017. Greta* rentre chez elle après une virée shopping et voit qu’Emir, son patron, lui a laissé plus d’une dizaine de messages et d’appels manqués. Elle ne sait pas trop quoi penser. Ce qui a commencé comme une simple amitié devient de plus en plus ambigu. Elle décide de le rappeler. Emir* est plus haut placé qu’elle dans l’agence spécialisée des Nations unies où ils travaillent et elle redoute sa réaction si elle l’ignore. Il est plus âgé qu’elle. Il est marié. Il lui dit qu’il est en plein divorce, qu’il ne va pas bien et qu’il veut discuter.

Les derniers mois ont été extrêmement déroutants et stressants pour Greta. Elle a vite compris que cette agence était un environnement de travail toxique. Un rapport interne décrivait des relations professionnelles assaillies par la « rumeur » et le « sabotage », et rappelait aux cadres supérieurs que les évaluations de performance ne devaient pas être utilisées comme « une arme ». Greta a été victime d’intimidation dès le premier jour, mais la situation a empiré au début de l’année 2017. Elle est allée se plaindre à son supérieur direct de l’époque, Emir. À partir de là, il a commencé à manifester un intérêt malsain pour elle. Dans un premier temps, elle a rejeté ses avances mais, après plusieurs mois de pression et de harcèlement constant, elle a commencé à lui rendre la pareille, même s’il ne s’est jamais rien passé. Elle se sentait impuissante, au point d’avoir constamment des migraines et des pensées suicidaires.

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« Je ne peux pas faire ça. Tu sais que je ne peux pas. »

Un jour, il est venu la voir dans la maison qu’elle partageait avec sa logeuse. Ils sont descendus dans sa chambre en sous-sol pour parler de la situation et il a commencé à la tripoter. « Je ne peux pas faire ça, lui a dit Greta. Tu sais que je ne peux pas. » Elle a repoussé ses mains. Elle a entendu sa robe craquer alors qu’il essayait de l’enlever. « Je ne peux pas faire ça », répétait Greta. Mais il a continué. Elle s’est sentie vidée, violée. « Ça va mieux, mais je suis toujours déprimé et j’ai besoin de soutien, lui a-t-il dit après ça. Si tu commences à me haïr, ça me tuera. »

Quelques jours plus tard, elle est allée voir un psychologue. « C’est sûrement ma faute, lui a-t-elle confié. J’ai peut-être envoyé les mauvais signaux. Ça ne peut pas être un viol ; il ne m’a pas frappée. » Le psychologue en a conclu que Greta souffrait d’un traumatisme lié à l’attachement, aussi appelé syndrome de Stockholm.

Elle est retournée au travail quelques jours plus tard. Elle n’avait pas parlé à Emir depuis l’incident. Le voir déambuler dans les couloirs du bureau comme si de rien n’était était extrêmement pénible. Une semaine plus tard, il l’a convoquée pour lui dire qu’une plainte anonyme avait été déposée contre elle pour « activité extérieure non autorisée ». Cela faisait référence à une mission de consulting qu’elle avait effectuée pour une autre agence des Nations unies pendant son temps libre. Il était au courant, puisqu’elle lui en avait parlé un mois auparavant. Il lui a dit qu’une enquête officielle allait être lancée et qu’elle ferait mieux de démissionner pour sauver sa réputation. Il avait beau nier, elle savait que la plainte venait de lui.

Elle avait peur d’aller voir la police. Elle n’avait pas encore digéré ce qui venait de se passer et accordait la priorité à son état mental de plus en plus fragile. Dans tous les cas, en tant que haut fonctionnaire des Nations unies, Emir bénéficie d’une forme d’immunité diplomatique et est par conséquent exempté des lois nationales suisses. Cette immunité ne vise pas à protéger les employés de l’ONU contre des poursuites, mais elle rend les choses plus difficiles. Au lieu d’engager immédiatement une procédure, les autorités suisses doivent demander l’autorisation du directeur général de l’agence, qui peut déterminer si l’immunité s’applique après avoir examiné les éléments du dossier.

Greta a déposé une plainte interne contre Emir pour viol, harcèlement et abus de pouvoir. Elle était loin de se douter que cela déboucherait sur une longue et douloureuse enquête à huis clos, où sa légitimité en tant que victime serait déterminée par deux cabinets d’expertise en prévention des risques professionnels, recrutés par son employeur, selon des documents que nous avons obtenus.

Cette immunité a été adoptée lors d’une convention datant de la fondation des Nations unies. Le 26 juin 1947, le secrétaire d’État américain George C. Marshall s’est présenté au tout premier siège des Nations unies, une friche industrielle qu’elles partageaient avec un fabricant d’armes du comté de Nassau, dans l’État de New York. Il s’est ensuite rendu dans la salle du Conseil économique et social, et a signé la Convention sur les privilèges et immunités des Nations unies ; un moment décisif pour la jeune organisation internationale.

Avec la guerre froide qui se profilait à l’horizon, les Nations unies devaient être indépendantes et autonomes si elles voulaient survivre et atteindre leurs objectifs de promotion de la paix, de la sécurité et des droits de l’homme. La convention, signée par 162 des 193 États membres des Nations unies, garantit cette indépendance. Elle confère à l’organisation elle-même une immunité absolue, à ses hauts fonctionnaires l’équivalent de l’immunité diplomatique et au reste de ses employés une « immunité fonctionnelle », appelée ainsi parce qu’elle ne vise qu’à les protéger dans l’exercice de leurs fonctions officielles.

De manière générale, les chances d’obtenir justice pour les victimes de viol sont minces. Mais pour les employés des Nations unies, c’est d’autant plus difficile.

Mais l’immunité a de réelles conséquences pour les victimes d’abus et de harcèlement sexuels à l’ONU, un problème auquel l’organisation est depuis longtemps confrontée. De manière générale, les chances d’obtenir justice pour les victimes de viol sont minces. Mais pour les employés des Nations unies, c’est d’autant plus difficile. Les affaires de violence sexuelle sont urgentes par nature et le temps supplémentaire nécessaire pour évaluer si l’immunité s’applique ou non peut avoir des répercussions sur toute enquête policière ou poursuite pénale ultérieure. Et comme l’enquête initiale est menée par des employés des Nations unies plutôt que par des agents de la force publique totalement indépendants, cela peut augmenter les risques de falsification des preuves, ainsi que les risques de menaces à l’encontre des témoins ou des victimes.

Stéphane Dujarric, porte-parole du secrétaire général, précise que l’immunité n’est pas accordée pour le bénéfice personnel des fonctionnaires. « L’immunité est plutôt accordée dans l’intérêt de l’ONU, uniquement pour faciliter ses opérations, dit-il. Et l’organisation coopérera avec les autorités nationales qui poursuivent ces crimes le cas échéant. Le Secrétaire général a le droit et le devoir de lever toute immunité applicable s’il estime que les circonstances l’exigent. Toutefois, nous tenons à souligner que l’organisation ne protège pas le personnel qui commet des crimes. »

En 2005, le rapport Zeid a dévoilé la prévalence des crimes sexuels commis pendant les missions de maintien de la paix de l’ONU, mais la majorité de ces crimes sont le fait des effectifs civils, et non des soldats de la paix, selon l’actuel secrétaire général Antonio Guterres. Selon un rapport qu’il a lui-même rédigé, 95 allégations de ce que les Nations unies appellent « l’exploitation et les abus sexuels » ont été formulées à l’encontre des effectifs civils des Nations unies rien qu’en 2019. Ce chiffre n’inclut pas le harcèlement sexuel, qui ne correspond pas à la définition de l’ONU de « l’exploitation et des abus sexuels ». Une enquête interne menée par Deloitte auprès de 30 364 employés des Nations unies a révélé qu’un employé sur trois avait été victime de harcèlement sexuel, la plupart étant des femmes. Les 15 agences spécialisées des Nations unies, dont la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale de la santé, ne rendent pas non plus leurs chiffres publics.

Le mouvement #MeToo a récemment donné lieu à des poursuites contre de hauts fonctionnaires de l’ONU. Prashanti Tiwari, qui travaillait pour une organisation engagée par le Fonds des Nations unies pour la population, a accusé son représentant de division, Diego Palacios, de l’avoir agressée sexuellement dans un ascenseur en 2017. Elle s’est ensuite rendue à la police locale pour signaler l’incident, mais l’immunité de Palacios n’a toujours pas été levée. Tiwari a accusé l’ONU d’entraver l’enquête. Toujours en 2017, Ravi Karkara, un haut fonctionnaire travaillant pour ONU Femmes, a été accusé d’inconduite sexuelle par plusieurs jeunes hommes. Son immunité n’a pas été levée, mais il a été licencié, ce qu’un porte-parole de l’ONU a qualifié de « mesure disciplinaire la plus sévère possible au sein de l’organisation ».

Beaucoup de victimes se tournent vers le système judiciaire interne de l’ONU, qui est extrêmement compliqué et qui diffère d’une agence à l’autre.

Certains ont tenté de contester la légalité de cette immunité devant les tribunaux. En 2004, l’Américaine Cynthia Brzak a accusé Ruud Lubbers, ancien premier ministre néerlandais et Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, de l’avoir agressée sexuellement lors d’une réunion dans son bureau. Une enquête interne a confirmé ses dires et quatre autres femmes ont porté plainte contre Lubbers, mais le secrétaire général de l’époque, Kofi Annan, a refusé de lever son immunité, même après que le rapport a fuité dans la presse et que Lubbers a été contraint de démissionner.

Résultat, beaucoup de victimes se tournent vers le système judiciaire interne de l’ONU, qui est extrêmement compliqué et qui diffère d’une agence à l’autre. Les cas qui concernent des employés du Secrétariat, à savoir l’organe principal, sont traités par le Bureau des services de contrôle interne, l’agence d’investigation spécialisée de l’ONU qui a fait l’objet de critiques ces dernières années. Dans ses agences spécialisées, le processus est très différent mais peut impliquer le recours à des cabinets d’expertise en prévention des risques professionnels, qui sont normalement recrutés pour atténuer les risques et protéger les entreprises, et non pour servir d’enquêteur et de juge dans des affaires d’agression et de harcèlement sexuels. Le budget des Nations unies pour ces services de consulting aux entreprises s’est élevé à plus de 318 millions de dollars entre 2002 et 2006, ce qui est le chiffre le plus récent disponible au public.

« S’il y a bien une chose qui est cohérente dans l’ensemble du système des Nations unies, c’est que vous serez toujours surveillé et jugé par des personnes qui relèvent du même employeur que vous. C’est un système très fermé », explique Paula Donovan, cofondatrice de Code Blue Campaign, une ONG qui cherche à mettre fin à l’impunité des abus sexuels commis par des fonctionnaires des Nations unies. L’immunité couvre les écrits, les paroles et les actes des représentants des Nations unies, ce qui limite le droit de regard des États membres ou des journalistes. Il n’existe pas de loi sur la liberté d’information aux Nations unies, par exemple.

Selon un porte-parole du Bureau des services de contrôle interne (BSCI), l’organisation est indépendante sur le plan opérationnel, avec plus de 100 employés dans le monde entier, et est soumise à un contrôle externe de la part de divers comités consultatifs. « Les agences, fonds et programmes sont souvent centralisés et ne disposent pas des ressources nécessaires pour faire face à des pics de demande. Il compte donc sur les consultants pour faire face à la fluctuation de la demande, dans des endroits difficiles d’accès, peut-on lire dans le communiqué. Nous ne pouvons accepter que notre approche soit intrinsèquement partiale. »

Le BSCI et le Secrétaire général n’ont pas d’autorité hiérarchique directe sur les agences spécialisées, qui sont indépendantes de l’organe principal de l’ONU, et ni le BSCI ni le Secrétaire général n’ont pu faire de commentaires spécifiques sur le cas de Greta. « Malgré les efforts déployés par le Conseil exécutif des Nations unies pour harmoniser les pratiques, les agences spécialisées ne sont pas tenues à cette obligation », dit Dujarric.

« L’ONU dépasse toujours ses limites ; elle enquête sur quelque chose pour laquelle elle n’a ni autorité, ni formation, ni droit d’enquêter. »

L’actuel secrétaire général Antonio Guterres affirme que le sujet de la violence sexuelle est au centre de ses préoccupations. Le 18 septembre 2017, quelques jours après son entrée en fonction, il a programmé une réunion de haut niveau où il a dit : « C’est un impératif moral et organisationnel de mettre fin à l’exploitation et aux atteintes sexuelles ». Cette réunion a marqué le début de ce que l’on a appelé une « politique de tolérance zéro » à l’ONU. Mais selon Donovan, il s’agit simplement d’un geste symbolique de relations publiques. La seule autorité dont devraient disposer les Nations unies dans les affaires d’abus sexuels, explique-t-elle, est de vérifier si l’infraction a pu ou non se produire de manière hypothétique avant de la soumettre aux autorités compétentes. « Mais l’ONU dépasse toujours ses limites ; elle enquête sur quelque chose pour laquelle elle n’a ni autorité, ni formation, ni droit d’enquêter. »

En novembre 2017, Greta a déposé une plainte pour harcèlement auprès de la police suisse pour tenter d’obtenir une ordonnance de restriction contre Emir. Il n’arrêtait pas de l’appeler et de lui écrire ; il était même allé jusqu’à contacter ses amis. Un jour, elle était dans le train en direction du centre-ville de Genève quand elle l’a vu devant elle dans le wagon. Elle a paniqué et est descendue à l’arrêt suivant.

Mais le temps qu’elle dépose sa plainte, Emir a quitté le pays pour travailler dans une autre agence des Nations Unies. Ne relevant plus de leur compétence, les autorités suisses ont abandonné l’affaire. Greta s’est alors concentrée sur la plainte interne. À l’époque, elle avait encore l’espoir que l’enquête se terminerait peut-être par la levée de son immunité par l’agence spécialisée des Nations unies et le renvoi de l’affaire aux autorités compétentes. Mais l’affaire a traîné en longueur.

Six mois plus tard, Greta avait rendez-vous avec son conseiller juridique dans la vieille ville de Genève. Au rez-de-chaussée, assis à un bureau blanc en face d’elle, se trouvait un inspecteur travaillant pour un petit cabinet d’expertise en prévention des risques. À sa droite se trouvait son conseiller juridique, un avocat chevronné avec 26 ans d’expérience dans les affaires impliquant des représentants des Nations unies.

Selon le conseiller juridique de Greta, qui a traité une vingtaine de cas d’abus et de harcèlement sexuels à l’ONU au cours de sa carrière, aucune immunité n’a jamais été levée.

Greta était nerveuse. Sa santé mentale s’était gravement détériorée au cours de l’année écoulée depuis le début de la longue enquête. Son psychiatre l’avait entre-temps diagnostiquée avec une dépression sévère et un syndrome de stress post-traumatique. Et tous ces rendez-vous étaient des déclencheurs. À plusieurs reprises, elle s’est effondrée en revivant des souvenirs traumatisants de ce qu’elle considérait désormais clairement comme un comportement de manipulation et de conditionnement de la part d’Emir, ainsi que du viol qui s’est ensuivi. Le ton agressif de l’inspecteur n’aidait pas ; cela ressemblait plus à un interrogatoire qu’à une enquête. Au milieu, elle s’est excusée et est allée aux toilettes pour pleurer. Deux jours plus tard, elle a été admise à l’hôpital avec une migraine si grave qu’elle ne pouvait pas marcher ni ouvrir les yeux.

Quoi qu’il en soit, selon le conseiller juridique de Greta, qui a traité une vingtaine de cas d’abus et de harcèlement sexuels à l’ONU au cours de sa carrière, aucune immunité n’a jamais été levée, bien que certaines affaires aient abouti à un licenciement. Les audiences sont closes et les décisions ne sont soumises à aucun contrôle externe. Il n’est même pas techniquement son avocat, mais plutôt un tiers qui peut l’accompagner à ces réunions. En tant que tel, il y a également des limites à ce qu’il peut faire pour ses clients. Les enquêteurs, par exemple, ont le pouvoir de l’exclure de la réunion s’il dépasse ses limites.

L’enquête s’est achevée au début de l’année 2019 et le viol de Greta n’a pas été prouvé. Elle ne savait pas quoi faire de plus. Plusieurs de ses amis, ainsi que sa logeuse, avaient témoigné, disant que Greta leur avait décrit la rencontre comme non consensuelle et forcée le jour même où elle avait eu lieu. Une amie a raconté que Greta l’avait appelée, très angoissée et paniquée. Mais selon le rapport d’enquête final, que nous avons obtenu, Greta a été « non consentante après coup », ce qui suggère qu’elle n’a pas été violée mais plutôt qu’elle regrette d’avoir eu des relations sexuelles avec un homme marié ; c’était exactement l’argument d’Emir.

« C’est tellement insultant. Il n’y a pas de justice à l’ONU. »

Le rapport indique néanmoins que la plainte de Greta pour harcèlement était fondée et qu’Emir a eu recours à « un abus de pouvoir ». Il mentionne également qu’Emir ne s’est pas récusé de l’enquête séparée contre Greta malgré le conflit d’intérêts évident. Emir, employé dans une autre agence des Nations Unies, avec son immunité toujours intacte, n’a vu aucune répercussion sur sa vie et a nié toutes les allégations. Greta était déprimée, croyant que son affaire avait simplement été balayée sous le tapis pour protéger la réputation de son agence. Elle n’avait plus ou peu d’options juridiques. De plus, elle n’était pas capable physiquement de supporter une autre enquête, un processus qui lui avait d’innombrables crises de panique.

Mais elle continue à se battre. Au cours de l’été 2019, elle a déposé une autre plainte auprès de la nouvelle agence où travaille Emir, en espérant que l’issue serait différente. En novembre dernier, elle a reçu une réponse officielle de l’agence des Nations unies alors qu’elle était au téléphone avec moi. Le mail, très bref, à peine deux paragraphes, rejetait sa plainte sur la base du prima facie (« de prime abord »), ajoutant que l’affaire avait déjà fait l’objet d’une enquête. Greta a fait une pause, a bégayé puis s’est effondrée en larmes. « C’est tellement insultant, m’a-t-elle dit. Il n’y a pas de justice à l’ONU. »

*Les noms ont été modifiés

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