Seul Contre Tous est une rubrique dans laquelle un invité ou un membre du staff Noisey nous parle de sa passion indéfectible pour un disque, un seul. Après Place De Ma Mob de Renaud, Deuce Avenue d’Alan Vega et The Great Southern Trendkill de Pantera, on passe à Incesticide, l’album le plus sous-estimé de Nirvana, qui vient d’être réédité par Geffen, et dont nous parle notre contributrice Cam Lindsay.
Demandez à des fans de Nirvana sur n’importe quel forum quel est le meilleur album du groupe et le thread partira inévitablement en sucette. Il y a ceux qui pensent que l’honneur revient au multi-platiné Nevermind, pour tout ce que ce disque a accompli—comme, euh, changer la musique à tout jamais, par exemple. Il y a ceux pour qui il est évident que le meilleur disque de Nirvana est sans discussion aucune l’album suivant, In Utero, parce qu’il est bien plus sombre et désespéré, et parce que Steve Albini l’a enregistré, ce qui lui donne un côté encore plus sombre et désespéré que s’il était juste sombre et désespéré. Il y a bien sûr les fans de la première heure qui pensent que Bleach est la référence incontournable parce que les choses n’ont plus été les mêmes quand Kurt Cobain et ses potes ont vendu leurs âmes à David Geffen. J’en ai même entendu certains affirmer que Nirvana étaient bien meilleurs quand ils laissaient tomber la saturation et passaient à l’acoustique, comme sur le fallacieux mais néanmoins classique MTV Unplugged.
Les avis sur le meilleur disque de Nirvana sont divers, mais une chose est sûre : personne ne dira jamais qu’Incesticide est le meilleur album de Nirvana, et il est facile de comprendre pourquoi. Cette compilation était un assortiment de « faces B, de sessions radio, de démos, de raretés et d’inédits ». Elle n’avait pas vocation à se placer aux côtés de Nevermind et In Utero, elle est juste sortie entre les deux. Et à ce jour, c’est toujours le disque de Nirvana que j’écoute le plus. En fait, j’irai même jusqu’à dire que c’est mon disque préféré de Nirvana.
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Quand Incesticide est sorti à la toute fin de l’année 92, je n’ai évidemment pas hésité une seule seconde à l’acheter. Hormis Nevermind, je possédais déjà Bleach, ainsi que quelques singles, et j’étais donc au courant que Nirvana n’avait pas toujours sonné comme sur « Smells Like Teen Spirit » ou « In Bloom ». Mais à cause de son côté très hétérogène (les morceaux du disque ont été enregistrés par une multitude de producteurs, d’ingénieurs du son et même de batteurs) et de son insignifiance historique (la plupart de ces morceaux étaient sortis préalablement sur des compilations, singles ou EPs), Incesticide est souvent traité comme le mouton noir de la discographie de Nirvana. Et je n’ai jamais été d’accord avec ça.
Tout au long de l’année 1992, Nevermind s’est vendu par palettes entières et Geffen, le label du groupe, a très vite cherché une façon de capitaliser sur ce succès inattendu. Le groupe avait une poignée de chansons qui traînaient et Geffen a jugé bon s’en servir histoire de meubler en attendant le prochain album et engranger un peu de blé juste avant Noël. Incesticide s’est plutôt bien vendu (500 000 exemplaires durant sa première année – un chiffre étourdissant quand on regarde les ventes de disques aujourd’hui), malgré le fait que ni le groupe ni le label n’ont fait de promo au moment de sa sortie. En vérité, Incesticide a uniquement été publié parce que Cobain avait une liberté artistique totale sur le projet. Il a saisi l’opportunité, choisissant lui-même les titres sans trop de considération, insistant pour que son artwork bien sinistre soit conservé pour la pochette, et utilisant les notes du livret pour se plaindre de son nouveau statut de rock star.
De bien des manières, Incesticide était l’antithèse de Nevermind : une dizaine de chutes de studio ne possédant ni l’étincelle ni la brillance de leur disque précédent. Le groupe de rock le plus populaire de 1992 se révoltait contre son public en sortant un album de titres plus ou moins écoutables. Certains ont vu cette sortie comme une tentative de Kurt Cobain de reconquérir ses anciens fans et d’éliminer les autres, en balançant des trucs aussi tordus que « Big Long Now ». Le titre du disque lui-même aurait suffit à en éloigner un grand nombre — il a au moins copieusement énervé une mère de famille en Caroline du Nord. L’origine du nom reste d’ailleurs sujet à débat. Plusieurs mois avant la sortie du disque, Foetus, le projet indus-noise Foetus de JG Thirlwell avait sorti un morceau intitulé « Incesticide » sur la compilation Mesomorph Enduros. Il y a des chances pour que Cobain ait entendu cette compile, qui contenait plusieurs de ses groupes préférés comme les Melvins, Tad et The Jesus Lizard, mais l’info n’a jamais pu être vérifiée.
Tout comme le groupe et le label, la presse n’a pas vraiment su quoi faire de ce disque. Select l’a surnommé « le doggybag venimeux de Chris, Dave & Kurt » Le NME l’a descendu en déclarant qu’à moins d’être « vraiment mordus » vous pouviez « immédiatement oublier ces morceaux enregistrés par un Nirvana embryonnaire obsédé par Green River dans l’unique but de mettre votre patience et vos nerfs à l’épreuve. » Et Rolling Stone l’a involontairement encensé en écrivant que « Nirvana était déjà un excellent groupe avant que Nevermind n’arrive dans les charts. Incesticide est là pour nous le rappeler et—et c’est sans doute être plus important encore—prouver que Nirvana est, parfois, capable de se planter. »
Evidemment, personne ne savait que Nirvana n’avait plus que 16 mois à vivre, et personne n’aurait pu le prédire : les attentes concernant le groupe étaient tellement élevées en 1992 qu’il était tout simplement impossible de considérer ces chansons simplement pour ce qu’elles étaient. Avec le recul, pourtant, Incesticide contient clairement quelques-unes des meilleures chansons du groupe. Le post-Bleach « Sliver » est un titre pop et direct, très différent du répertoire habituel de Nirvana, doté des lyrics les plus directs et compréhensibles que Cobain ait jamais écrit. « Dive » est, à l’inverse, un festival de crasse et de distortion qui synthétise à la perfection le son et l’ambiance de leurs trois albums. « Molly’s Lips » et « Son of a Gun » sont, techniquement, des morceaux des Vaselines, mais il est difficile de les considérer comme de simples reprises, surtout comparées aux versions originales férocement twee. Et je pense honnêtement qu’il n’existe aucune meilleur morceau écrit, enregistré et joué par Nirvana que « Aneurysm ».
Plus que tous leurs autres disques, Incesticide montre le vrai visage de Nirvana : un groupe bourré de contradictions, en guerre avec lui-même. Cobain tente de se débarrasser de ses nouveaux fans en balançant une poignée de titres brouillons, sans se soucier de la cohérence de l’ensemble. Mais d’un côté, il enchaîne ses plus belles réussites de grunge bubble-gum (« Sliver », « Been A Son », « Molly’s Lips », « Son of a Gun » et « (New Wave) Polly »), et de l’autre, du noise-rock complètement baisé (« Beeswax », « Hairspray Queen », « Big Long Now »). Et à la fin, il y a « Aneurysm », juste pour niquer le cerveau de tout le monde.
La seule critique que je ferais à propos d’Incesticide, c’est que Nirvana n’a pas profité du disque pour vider tous ses tiroirs et n’a pas voulu dépasser les 44 minutes. Il restait pourtant de très bonnes choses à caler, comme les face B « Curmudgeon » et « Even In His Youth », sans même mentionner leurs reprises des Wipers, « Return of the Rat » et « D-7 ». Pourquoi ne pas avoir fait quelque chose de plus complet ? Ah oui, c’est vrai : personne n’était censé aimer ce disque.
Pour un LP qui est très peu passé en radio, n’a pas bénéficié de clip, ni de promo, ni d’un quelconque mot de soutien de la part du groupe, Incesticide a été réalisé avec beaucoup d’attention par Cobain. Il a tout d’abord réalisé lui-même la peinture repoussante qui orne la pochette. Mais il a également apporté un soin particulier au livret, qui contient un long texte écrit par le chanteur pour l’occasion (texte que vous pouvez entièrement consulter ici). Kurt Cobain a passé deux mois dessus et l’a remanié une vingtaine de fois. Ce qui ne devait être à la base qu’une anecdote sur sa rencontre avec Ana Da Silva des Raincoats, s’est transformé en une liste de toutes les choses que son succès lui a permis de réaliser (tourner avec Shonen Knife, reformer les Vaselines, faire jouer Bjorn Again au festival de Reading, etc.). Avant que le texte ne prenne une toute autre direction.
Il prend tout d’abord la défense de sa femme, Courtney Love, alors en pleine tourmente après un article de Vanity Fair révélant qu’elle avait admis avoir pris de l’héroïne pendant sa grossesse. « Ma femme a été victime d’injustice et si elle a été si sévèrement attaquée, c’est parce qu’elle refuse de se comporter comme le voudraient les hommes blancs à la tête des maisons de disque », écrit Cobain. « Ils aiment leurs femmes soient calmes, soumises et obéissantes. Et quand elles ne suivent pas leurs règles, les hommes blancs à la tête des maisons de disque (qui, par ailleurs, sont toujours flanqués d’une armée de femmes traîtresses et dévouées) se sentent menacés et effrayés. »
Vient ensuite le « gros doigt d’honneur » à ceux qui traitent son groupe de vendus. « Je ne ressens pas une once de culpabilité quant au fait d’avoir exploité commercialement une culture rock jeune complètement à bout de course ; à ce point de l’histoire du rock, le punk rock (qui est toujours sacré pour certains) est, pour moi, mort et enterré » écrit-il. « On voulait juste rendre hommage à ce truc qui nous a donné l’impression de nous extirper de ce tas de fumier qu’on nomme conformisme. Lui rendre hommage à la manière d’un imitateur d’Elvis Presley ou de Jimi Hendrix ou d’un groupe de bar. Je serai le premier à admettre que nous ne sommes rien d’autre qu’une version 90’s de Cheap Trick ou The Knack, et le dernier à dire que ça n’a pas été incroyablement gratifiant. »
Enfin, Cobain adresse un message à ses fans, un message effroyablement visionnaire qui fait écho à tout un tas de problèmes devenus récurrents ces 25 dernières années : « À ce stade, j’ai une requête pour nos fans. Si n’importe lequel d’entre vous déteste les homosexuels, les gens de couleur, ou les femmes, s’il vous plaît, faites nous cette faveur—foutez-nous la paix ! Ne venez pas à nos concerts et n’achetez pas nos disques. L’année dernière, une fille a été violée par deux tas de merde et de sperme qui lui ont chanté les paroles de notre chanson « Polly ». Ça a été difficile pour moi d’admettre qu’il pouvait y avoir de tels ectoplasmes parmi notre public. Désolé d’être à ce point politiquement correct, mais c’est ce que je ressens. »
J’ose à peine imaginer comment « le blond » (nom avec lequel il signe à la fin du texte) aurait géré tout ce qu’a généré l’année 2016. Il aurait sûrement fulminé contre le Président Trump et aurait peut-être même joué en soutien à Hilary Clinton, c’est en tous les cas dur de ne pas l’imaginer se battre pour les minorités et utiliser son influence de toutes les façons possibles pour faire bouger les choses. Aussi bizarre que ça puisse paraître, je pense que le texte de Cobain est l’élément le plus important d’Incesticide.
Mais même sans lui (d’ailleurs de nombreux exemplaires du disque n’incluent pas la lettre de Cobain), Incesticide reste un disque génial. Cette collection désordonnée nous présentait en effet un des meilleurs groupes de tous les temps sous son vrai jour : une bande de surdoués asociaux qui, malgré tous leurs efforts pour nous faire croire le contraire, étaient bien trop bons pour rester cantonnés à la scène underground qu’ils adoraient.
Incesticide a été réédité le 13 janvier 2017 chez DGC.
Cam Lindsay est sur Twitter.
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Hello, handsome – Credit: Matt Jancer -
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