
Capture du documentaire Bising
Jakarta. Rien que le nom fait frémir. Dans mes rêves de petite fille, je n’aurais jamais cru me retrouver un jour à Jakarta. Pour moi, c’était la ville du bout du monde, le son des bambous qui s’entrechoquent dans l’air tropical. Ma première vision de la ville est en fait celle d’un gros garde en train de pisser au pied d’un immeuble immaculé. Cette image résume finalement assez bien la ville, une grande citadelle moderne qui a gardé une couche médiévale intacte. Le chauffeur de taxi qui m’emmène à l’hôtel porte de nombreuses bagues serties d’énorme pierres de couleur. Elles sont portées en grande partie par superstition. Chaque gemme issue de roches volcaniques permet d’attirer soit l’argent, la chance, ou le bonheur.
Le chauffeur de taxi et ses bagues – Toutes les photos sont de l’auteur
Le premier soir, je rencontre Adythia. Il m’emmène manger chez l’un de ces vieux vendeurs de brochettes campés au bord de la route et balayés par les pots d’échappement. Près du restaurant, traînent des filles, on les appelle les cabe cabean (chabe chabyan), littéralement « les filles de classe moyenne à moto ». Elles circulent souvent à trois sur le capot, sans casque, et traînent sur les trottoirs avec les mecs, hyper mignonnes et assez badass. Avec son ami Riar, Adythia a réalisé Bising, un film sur la scène noise, très prolifique en Indonésie.
Adyth aime la noise pour son agressivité, pour son côté « insane », et parce qu’elle est « jouée par une petite communauté ». Dans son film, les musiciens boivent tranquillement un verre de lait attablés, avant de masturber leur micro comme des fous dans la séquence suivante. Le mystère et la faculté de « perdre » son esprit que la noise génère a un pouvoir d’attraction très fort chez les jeunes indonésiens.
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Un exemple de funky Kotha
Deux amis à elle me raccompagnent et en chemin nous continuons à blaguer sur les fantômes. Les mecs me racontent toutes sortes de légendes. A Yogja, il existe des archétypes de fantômes tellement la ville en est chargée. L’un d’eux m’avoue que même ceux qui n’y croient pas en ont vu…
Le soir-même, au-dessous du ventilateur kitsch multicolore du salon, je décide d’appliquer la formule magique de Woro. Je souffle au fantôme qu’il faut me foutre la paix. J’ai tourné dans le salon, les poings sur les hanches en proférant « va-t-en maintenant ! ». Je suis sûre qu’il s’est bien marré en me regardant, mais j’ai finalement pu dormir tranquille.
A Yogja, on raconte aussi qu’il est possible de contrôler le temps. Certains membres de la scène peuvent faire arrêter la pluie. Il y a certains rituels et un mantra à réciter, hérité des anciens rituels indonésiens qui consistaient à s’adresser aux esprits des ancêtres pour leur faire des requêtes. Cela pouvait être de demander à la pluie de s’arrêter ou de tomber pour les récoltes, d’avoir un enfant, ou même pour pécho. Les musiciens, insatiables, m’ont raconté encore d’autres histoires. Dans les îles du Sulawesi, il était courant d’empoisonner son ennemi au venin, et les femmes pendaient les couilles de leurs maris lorsqu’ils disaient qu’ils voulaient partir, comme ça ils restaient pour toujours.


Bali. Dans la jungle, un bungalow, des stores baissés. Le soir, de jeunes hommes semblent sortir des fourrés à côté de l’hotel. J’entend le murmure des bêtes alors que je m’endors, ayant barricadé toutes les portes. Je sens encore ce même regard sur moi, qui semble caresser mon visage et rire doucement. Je ne sais pas s’il s’agit de fantômes ou des hommes qui rôdent. Il y a une atmosphère mystérieuse à Bali. L’île correspond à l’équivalent de Majorque pour les australiens. De jour, je vois défiler des surfeurs en moto et la nuit, l’âme l’île reprend le dessus. Toute la vie de l’île dépend du tourisme désormais, et les balinais en sont devenus avides. Il est bien loin le temps où ils se baladaient à poil, un simple sarong autour de la taille.
Pour finir mon séjour, j’avais le contact d’un grand architecte de jardins balinais, un australien arrivé sur l’île à la nage dans les années 70 et devenu indonésien d’adoption. Lorsque j’arrive dans sa demeure, au milieu de gigantesques bassins orientaux, le mec me voit et déclare, scandalisé : « Et vous n’avez même pas apporté de sarong ? Tout le monde sera si bien habillé là-bas, vous allez avoir honte si vous ne vous changez pas ! ». Il appelle un de ses serviteurs qui arrive, et gêné, m’enveloppe d’une serviette pour faire paravent et me tend un sarong. Croisant mon regard embarrassé, l’architecte me lance « Allez, ne traînez pas ! Il a déjà vu une femme nue avant ! ». Le domestique m’accroche rapidement le sarong autour de la taille. On me met une fleur dans les cheveux et c’est parti.
Passée la porte du temple, l’ambiance bascule dans un autre monde en plein jour, sous un soleil écrasant. La musique est sophistiquée, délicate, enivrante. Je suis l’australien qui se fait le photographe de l’événement. Nous serront la main à tous les beaux indonésiens tatoués de l’assemblée. Quelquefois l’australien se retourne vers moi, complice et levant les yeux au ciel: « et cet homme-là est célibataire !! » (vous l’aurez compris, le type est gay). Les gens me tendent des pétales et on me lance de l’eau sur le front, je dois prier avec les pétales entre mes mains et les accrocher ensuite sur mon front. Je commence à me prendre au jeu.
Pendant 7 heures, nous nous enivrons du son des gamelans, des danseuses arrivent et entament la danse pour inviter les esprits à se joindre à la cérémonie. Un autre personnage les suit et joue un sketch comique à l’assemblée. On l’appelle le barong, il représente la force, l’esprit du lion. La culture balinaise est peuplée de figures féminines et masculines où chacun représente une force qui nourrit les vivants. La cérémonie continue sous le soleil de l’après-midi et les gamelans commencent à escalader. Soudain, des cris. Un homme est levé par les gardes, il marche en levant un doigt et en parlant fort, les yeux fermés. Les gardes de la cérémonie lèvent les personnes en état de transe, un peu comme quand on empoigne sa meilleure pote bourrée et titubante pour qu’elle ne se vomisse pas dessus.
Nous sommes tous subjugués par leurs états et la musique continue à monter, monter, je sens une énergie très forte nous entourer. Une adolescente me prend par le bras pour laisser passer une femme qui vient d’entrer en transe derrière moi. Tout le monde s’écarte apeuré, l’adolescente croise mon regard et me dit de ne pas paniquer. La femme fait des gestes très gracieux mais son visage forme une grimace de douleur, elle est levée elle aussi et rejoint le cortèges des somnanbules. Comme une cérémonie de marionnettes avançant les yeux fermés, leurs corps sont remis un instant sous la protection de la communauté, tandis que leurs esprits voguent avec les dieux. Ils se dirigent tous vers un temple, où ils vont sacrifier un poulet.
Le son des gamelans s’arrête et une femme âgée auparavant en transe, ressort du temple. Elle s’essuie le front, attrape la main de son petit-fils qui l’attend, et part vaquer à ses occupations. Ici, le spirituel semble quotidien. Moi, je me sens séchée et lavée de l’intérieur. Je réalise à quel point ce moment a un rôle clé, celui de purifier toute la communauté. Le lendemain, je quitte l’île pour d’autres horizons. Un volcan crache près de Bali. Dans l’avion, tandis que l’on s’éloigne de l’île, on aperçoit le volcan faire voler sa cendre, dans les airs hantés de l’Indonésie.
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