L'infotainment est ce qui est arrivé de pire au journalisme
Collage de Lucile Lissandre

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Culture

L'infotainment est ce qui est arrivé de pire au journalisme

Listes stupides, contenus consensuels et moqueries bien-pensantes : l'avenir du journalisme « comique » est apocalyptique.

J'ai toujours eu du mal à accepter les trucs hybrides. Sans que je puisse trop expliquer pourquoi, je préfère utiliser mon téléphone pour communiquer, mon lecteur mp3 pour écouter ma musique et mon appareil photo pour immortaliser mon voyage en Nouvelle-Zélande. C'est peut-être une forme d'archaïsme à l'heure du multifonctionnel, mais tant pis. Pourquoi vouloir mettre un toit sur un scooter ? Pourquoi avaler un brunch onéreux quand on peut enchaîner un petit-déjeuner et un déjeuner ? De la même manière, pourquoi aller sur Buzzfeed quand on peut s'informer via Le Monde ?

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Pourtant, le pari de l'infotainment est de jouer sur deux tableaux : divertir et informer. À l'heure où les médias sont forcés de s'adapter à des changements culturels (les nouvelles manières de « consommer » l'info), économiques (la crise des médias traditionnels) et technologiques (l'émergence des réseaux sociaux), on peut se demander comment l'infotainment a émergé et s'est imposé en célébrant un mariage qui n'allait pas de soi. Pour capter une attention qui s'éparpille à mesure que les points de contact avec les médias se multiplient, l'information aurait besoin d'être divertissante pour attirer le plus grand nombre. Sauf que l'infotainment, ce n'est pas que ça. Derrière ce terme un peu fourre-tout se dissimule une idéologie bien précise – et tout sauf neutre.

Le mot infotainment, souvent employé dans un sens péjoratif, permet de dénigrer au besoin – au même titre que bobo ou hipster. Le Gorafi, BuzzFeed, VICE, Les Guignols de l'info, Touche pas à mon poste ou le Petit Journal ont tous été associés à ce terme – alors même qu'ils n'ont pas grand-chose en commun, si ce n'est de pouvoir être considérés comme divertissants. Selon Acrimed, « l'infotainement est (…) à très faible teneur informative, toujours fédératrice des opinions, et grand public dans son traitement journalistique ». Partant de là, on comprend qu'il ne suffit pas d'être divertissant pour être considéré comme infotainment. On a aussi la confirmation que ce n'est pas vraiment un compliment.

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Dans la nébuleuse de l'infotainment « classique », on trouve d'un côté les pure players, uniquement présents sur le net, et de l'autre les émissions TV comme On n'est pas couché. En ce qui concerne les premiers, mes études m'ont donné l'occasion de comprendre qu'« infotainment » rime surtout avec « procrastination », et dégoût de soi. Je ne me suis jamais senti aussi inutile qu'après avoir perdu une heure sur Topito une veille de partiels à consulter des dizaines d'articles publiés en continu.

Premier ingrédient, donc : proposer des quantités industrielles de contenus. Le corollaire, c'est la faible qualité de ces contenus ; ou plutôt, leur faible plus-value informationnelle. Alors que le travail « classique » du journaliste nécessite de consacrer une partie considérable de son temps à rechercher des sources fiables, les confronter, et y apporter un regard critique, les sites d'infotainment se sont faits spécialistes d'une autre manière de produire du contenu, plus économe en temps : la curation. Un terme élégant pour dire qu'ils pompent quelques gifs sur Reddit et en font une liste – l'équivalent « web-journalisme » des Post-it qui jonchent le bureau moyen. Voilà , vous obtenez un listicle. Ça ne rime avec rien d'élégant, ça ne nécessite pas de faire des études de journalisme, et ça peut vous permettre d'obtenir une carte de presse.

On assiste au prolongement d'une tendance à long terme, qui a vu le contenu perdre son importance au profit du contenant, la forme s'imposer sur le fond.

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Si la qualité de l'info dans l'infotaimnent est faible, c'est d'abord parce que l'accent est mis sur le divertissement. Le pari est fait qu'il n'y a que comme cela que l'on peut trouver grâce aux yeux d'un public qui n'en a plus rien à faire des guerres et de la pollution. Ce parti pris a pour conséquence un rôle croissant du « LOL ». Concrètement, les comiques et les animateurs tendent à remplacer les journalistes. L'humour est devenu une manière légitime et privilégiée d'aborder l'information, comme le prouve le succès du Petit Journal ou l'engueulade entre Jérémy Ferrari et Manuel Valls – Ferrari ayant pris soin à l'avance de préciser qu'il n'était « ni politologue ni historien ». Est-ce vraiment le rôle d'un humoriste de mettre le doigt sur les erreurs politiques d'un gouvernement ?

L'infotainment consacre une nouvelle manière de choisir qui peut discuter d'un sujet. Il n'est plus nécessaire d'être bien informé ou de savoir raisonner. Il suffit d'être une grande gueule, un polémiste ou quiconque susceptible de « faire le buzz ». Le Guardian faisait le constat l'été dernier de la disparition des grands intellectuels français dans la discussion publique. En effet, ils semblent avoir été peu à peu évincés dans ce domaine par des mecs moins académiques mais plus télégéniques (Onfray et Zemmour en tête), plus doués pour créer l'événement que la réflexion.

Là encore, le phénomène n'est pas nouveau. On assiste au prolongement d'une tendance à long terme, qui a vu le contenu perdre son importance au profit du contenant, la forme s'imposer sur le fond. En ce sens, la critique formulée à l'encontre des « nouveaux médias » qui s'adonnent à l'infotainment fait écho à celle qu'ont essuyée les« nouveaux philosophes » à partir des années 1970.

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Je ne sais pas qui, de BHL ou de Buzzfeed, serait le plus vexé par cette analogie (j'ai quand même une intuition), mais on comprend donc que l'idée d'un appauvrissement de la sphère intellectuelle et médiatique ne date pas d'hier. La nouveauté, en revanche, c'est la manière dont l'infotainment a évacué le contenu informationnel pour se focaliser sur l'enrobage : un contenu « viral » et/ou « fun ».

L'information devient une matière première ; sa mise en scène, un mode de production ; et le lectorat, des consommateurs.

Qu'il s'agisse d'être polémique, grande gueule ou d'avoir un potentiel « buzz », les médias « infotainment » se définissent d'avantage par une façon de dire que par une volonté réelle de dire quoi que ce soit. Le Petit Journal, par exemple, parvient à faire rire le public des hommes et des femmes politiques, de leurs contradictions et de leurs défauts, sans jamais réellement parler de politique. Plus généralement, et c'est là une constante de l'infotainment : l'humour et la légèreté ne s'attaquent jamais vraiment à des idées. On moque un tic, une attitude ou un propos trop minoritaire pour être pris au sérieux. L'infotainment consacre une forme d'humour stéréotypée, peu subversive. C'est ce qui le distingue de la satire, dont il prétend parfois s'inspirer – l'ambition intellectuelle en moins.

Logiquement, les modes de sélection de l'information évoluent. Le journalisme, idéalement, est doté d'une fonction sociale : clarifier les événements de l'actualité, former l'esprit critique du public, fournir l'information nécessaire pour construire son point de vue et se positionner sur les enjeux de société. Cette fonction sociale apparaît de moins en moins comme un idéal partagé dans la sphère médiatique.

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L'infotainment opère un changement de perspective. La valeur sociale de l'information et du traitement qui lui est accordé est totalement évacuée, au profit de la prise en compte de sa valeur économique. C'est très clair chez Buzzfeed, chez qui la ligne éditoriale a été remplacée par un business model qui consiste à se focaliser sur le potentiel de viralité d'un contenu pour déterminer s'il sera publié. L'information devient une matière première ; sa mise en scène, un mode de production ; et le lectorat, des consommateurs. Le recours à des algorithmes pour mesurer ce potentiel de viralité et le développement de contenus générés automatiquement renforcent l'idée selon laquelle Buzzfeed se pense d'abord comme une entreprise médiatique, qui n'a pas peur de rationaliser la production de contenus façon Temps modernes.

Derrière, afin de dissimuler le vide informationnel de ses listicles, le site superpose un glaçage d'émotions toujours positives, de valeurs ultra-consensuelles, de princesses Disney et de discours stéréotypés. Ce qui ressemble à une prise de position n'est en fait que de la bien-pensance, malgré – et grâce à – son apparence progressiste. Ce n'est sans doute pas tant par fibre militante que Buzzfeed parle aussi souvent de sexisme ou de body shaming que parce que ces sujets sont porteurs sur les réseaux sociaux.

L'exploit de l'infotainment est d'avoir légitimé et rendu économiquement viable cette double contradiction : des contenus sans information, des médias sans journalistes.

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À l'image des grandes entreprises, qui construisent leur image de marque autour d'émotions très convenues – par exemple, la liberté et l'aventure pour les constructeurs automobiles, ou le dépassement de soi pour les marques de sportswear – l'infotainment adopte une logique issue de l'industrie, logique qui vise un public de masse. L'infotainment est donc consensuel par nécessité économique.

Plus radical encore, l'infotainment épouse une logique économiciste en place dans de nombreux secteurs, qu'il transpose à la sphère médiatique. Il introduit une rationalité économique extrême dans la production des contenus médiatiques. Pourquoi s'emmerder à chercher des sujets, des angles d'approche, des problématiques, si la majorité des gens ne les lit pas ? Pourquoi ne pas se contenter de listicles, si c'est ce qui a le plus de chances de marcher ?

Personne ne s'étonne que McDonald's emploie des étudiants désargentés plutôt que des chefs étoilés, ou que Michael Bay ne développe pas plus la psychologie de ses personnages : ce n'est pas ce qu'on leur demande. De même, les grands pontes de l'infotainment se sont dit qu'ils n'avaient pas besoin de journalistes. On peut les remplacer par des algorithmes, des humoristes, des experts autoproclamés ou mieux encore, par des commerciaux.

Finalement, l'exploit de l'infotainment est d'avoir légitimé et rendu économiquement viable cette double contradiction : des contenus sans information, des médias sans journalistes. Dans la relation entre information et divertissement, la première doit être mise au service du second. L'actualité devient un prétexte au spectacle – au sens « habituel », mais aussi au sens où l'entendait Debord.

Peut-on se satisfaire d'un divertissement stéréotypé, qui prétend être politiquement incorrect, moderne et cool alors qu'il est en fait toujours consensuel, sympa et pas subversif ?

Les fondateurs de Konbini, pour leur part, assument totalement cette hybridation entre média, marque et entreprise, ne se fixant plus pour but d'informer mais de servir de relais entre leur communauté et les marques. L'aspect commercial est non seulement prioritaire, mais revendiqué.

En apparence, la logique est implacable : les mecs prétendent proposer une « user experience innovante et cool » qui permet de découvrir l'info « autrement », en « moins formatée ». Dans les faits, ce discours s'avère douteux – puisqu'ils reprennent les mêmes infos que tout le monde. Mais, surtout, il semble incohérent avec le business model défendu par Konbini : « proposer des prestations de services pour aider les annonceurs à concevoir et médiatiser des contenus. » Les médias, dans un monde idéal, produisent du contenu pour qu'il soit lu par un lectorat ; leurs clients sont les lecteurs, et non des marques à qui vendre le temps de cerveau disponible de ces derniers.

La crise que traversent les médias traditionnels engendre des changements. C'est probablement une bonne chose que de nouveaux formats, de nouvelles idées, de nouvelles manières de « produire » l'info soient mises à l'essai, et que les nouvelles technologies soient mobilisées pour cela. Mais la solution proposée par l'infotainment en réponse à cette crise soulève elle-même de nombreuses questions : peut-on se contenter de cet hybride qui n'est ni vraiment de l'info, ni vraiment de l'humour ? Peut-on se satisfaire d'un divertissement stéréotypé, qui prétend être politiquement incorrect, moderne et cool alors qu'il est en fait toujours consensuel, sympa et pas subversif ? Enfin, peut-on laisser l'infotainment imposer ses codes au reste du paysage médiatique, quand cela semble nuire au débat public et à la qualité de l'information ?