On ne cesse de nous promettre (imposer ?) des avancées technologiques merveilleuses, qui vont changer nos vies. Mais à moins d’acheter les nouveautés dès leur sortie, il nous faut toujours plus d’adaptateurs pour brancher un disque dur ou de simples écouteurs, et YouTube nous suggère des vidéos de chansons générées par l’intelligence artificielle. Emmanuel Macron qui rappe en mode Freeze Corleone, super. Et après ? Angèle qui chante des paroles de rap. OK, mais pourquoi ?
On ne fait certes pas partie des plus calé·es sur le sujet, loin de là, mais n’est-ce pas un peu dangereux de prendre à la légère les récentes avancées en matière d’IA – alors même que Sam Atman, le PDG d’OpenAI, s’est dit « un peu effrayé » par les potentielles conséquences négatives de son développement ? Hier, on nous parlait de drônes qui allaient pouvoir transporter des organes en urgence ; on voit surtout des drones de guerre et le lancement des drones livreurs Amazon (toujours des idées de merde, ceux-là). Pour le reste, c’est sûr que ça permet de filmer des beaux plans pour les clips…
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L’IA joue déjà un rôle important dans l’histoire de la musique dématérialisée. De la musique assistée par ordinateur aux algorithmes pour optimiser ses préférences sur Spotify, on pourrait parler longtemps d’éthique, de monétisation, d’utilité ou non. Mais quid de la musique live ?
On en a discuté avec des artistes et nos ami·es de KIOSK Radio, avant la première édition de leur nouveau festival, le Woodblocks Festival à Bruxelles.
Moesha 13, DJ/productrice/chanteuse
VICE : Comment tu considères l’essor de l’IA ?
Moesha 13 : Au début, j’y voyais vraiment une révolution, une grande avancée technologique, quelque chose pour augmenter la productivité et la rapidité. En d’autres termes, un outil.
T’as un avis différent aujourd’hui ?
Oui, en tant que robot, l’IA se contente d’absorber beaucoup d’informations et d’en recracher une moyenne sur base de ces données. En tant qu’artiste, je trouve ça assez effrayant de réaliser à quel point on est remplaçables dans de nombreux domaines, selon certain·es. Tout le plaisir de la recherche, le fait de révéler ça… Les artistes n’ont pas une connaissance infinie des techniques, on crée avec ce qu’on a et ce qu’on peut faire. C’est notre flow, notre histoire, notre âme qui est à l’origine dans notre création.
L’IA est capable de remplacer l’artiste, tu crois ?
L’IA essaie de capturer exactement cette essence, l’âme d’un·e artiste. Mais en fin de compte, il faudra beaucoup de travail pour qu’une machine parvienne à capturer la même beauté par imitation ou à produire le même impact qu’une nouvelle création réalisée sous le regard attendri du soleil. Aujourd’hui, les artistes ont la responsabilité de se protéger économiquement et artistiquement de l’IA.
Selon toi, où se situe la limite de l’expérience que l’IA peut apporter à un festival ?
Le sens de l’interaction entre les artistes, les DJ et le public, la réalité que les gens viennent soutenir, ce qu’on écoute, l’improvisation, le rassemblement, la chaleur et l’énergie. Y’a aussi les jeux avec ton public, notre imprévisibilité et tous les flops ou maladresses qui font de nous des êtres humains. Y’a tellement d’aspects dans un festival que c’est impossible de les résumer en données. On s’abandonne à l’expérience humaine, c’est un lieu où on donne la priorité à la création et à l’expérimentation, et où l’interconnexion des individus devient visible. C’est possible d’apporter sa contribution à la société, au-delà de ce que peut faire la politique conservatrice dominante.
Simon Halsberghe, producteur
VICE : Ça t’évoque quoi, IA et industrie musicale ?
Simon Halsberghe : Je pense que beaucoup de gens essaient de comprendre ça à travers le prisme de leurs propres connaissances. On parle d’une avancée technologique, comme le GPS. Ça affecte les relations à l’échelle mondiale, les cultures. Je pense que les effets de l’IA iront au-delà de la musique même, au point qu’on va découvrir que notre propre comportement en termes de culture et les raisons pour lesquelles on choisit tel ou tel type de musique seront quelque peu influencés par l’IA.
C’est-à-dire ?
C’est juste un nouvel outil de contrôle. C’est pas si différent de la révolution industrielle ou autre, qui profite seulement à certaines personnes de l’élite. @lamemeyoung sur Instagram a par exemple analysé la présence de fake music sur Spotify. Des « artistes » avec des noms de scène un peu vagues se retrouvent dans des playlists. Peu à peu, la musique protégée par le droit d’auteur pourrait être remplacée par de la musique générée par l’IA, ce qui ferait perdre de l’argent aux artistes.
« L’IA musicale n’est qu’une étape de plus dans l’automatisation des créations qui font des profits sans rien cultiver. »
Il serait donc judicieux de garder un œil là-dessus…
Oui, la question est de savoir si cette technologie est absolue. Je pense que les cas extrêmes de révolution technologique, comme le fait de rendre les artistes obsolètes tout d’un coup, n’existent pas – ce genre de choses se fait généralement au compte-gouttes, à travers les mécanismes de la société de classes et les structures de pouvoir. Ce qui est clair en revanche, c’est le fait qu’il n’y a pas de réaction politique sérieuse en ce qui concerne le système économique. C’est un système qui est visiblement en train de se miner lui-même au niveau économique, socio-économique, de l’emploi et de la politique. L’IA musicale n’est qu’une étape de plus dans l’automatisation des créations qui font des profits sans rien cultiver.
Comment on peut réagir ?
C’est à nous de vivre en société, en communauté. On a besoin de ce principe. On crée du réel en le partageant ensemble. Si on laisse le capital décider à notre place, les aspects humains vont se perdre dans l’automatisation. On se doit de rendre les choses plus humaines. Si on peut utiliser l’IA pour faire avancer ce mouvement vers l’humain, c’est parfait. Mais ça dépend des hiérarchies de pouvoir existantes et de la manière dont elles sont transposées par les nouvelles technologies. Les gens doivent aussi être conscients du fait que lorsqu’une technologie devient disponible sur le marché de la consommation, elle a déjà été utilisée par le marché militaire.
Sam De Clercq, artiste/musicienne de Brorlab
VICE : Comment tu perçois l’utilisation de l’IA dans la musique ?
Sam De Clercq : Je pense que, dans le meilleur des cas, elle peut être une extension de la création. Mais ça me semble pas très bien contrôlé pour l’instant. C’est déjà très difficile d’être payé·e en tant qu’artiste. Et même si c’est bien que les gens puissent utiliser l’IA ou Dall-e pour leur musique grâce à la liberté de création que ça permet, ça enlève aussi du travail aux créateur·ices ou aux personnes qui ont étudié dans ces domaines, ou dont la passion est de pratiquer ces disciplines.
Et au niveau musical pur ?
Dans l’industrie musicale, je pense tout de suite à l’argent et aux grandes entreprises, et je me dis direct que ça va à l’encontre des artistes. Une fois que l’IA musicale sera devenue une chose en soi, je pense surtout à l’aspect pratique et au fait que les gens ont déjà beaucoup de mal à gagner leur vie en travaillant dans ce milieu. L’IA ne fera que rendre les choses plus difficiles. Il existe déjà pas mal de plateformes qui permettent de consommer de la musique de manière très passive, et si cette musique est créée par l’IA, adaptée à l’auditeur·ice, ça devient une consommation très superficielle, je pense. L’IA peut aussi être un outil, on a commencé avec des instruments, puis des boîtes à rythmes et des logiciels, c’était aussi un progrès.
À quel niveau ?
J’imagine qu’un grand nombre de producteur·ices de chambre sont très anxieux·ses sur le plan social et que ça pourrait leur être utile. C’est aussi un aspect important, je pense. Parfois, cette anxiété sociale m’empêche de travailler avec quelqu’un, même si, rétrospectivement, je suis toujours contente d’avoir bossé avec quelqu’un en plus. Pour moi, ce lien est très précieux, comme pour beaucoup, je pense. Pour d’autres, par contre, c’est une sorte de liberté que de pouvoir travailler seul·e. L’IA peut certainement être utilisée de manière positive, mais elle me semble pas encore très accessible aux gens qui pourraient vraiment en bénéficier.
Tu parlais d’écoute ; selon toi, y’a une différence pour l’auditeur·ice dans l’expérience de la musique produite par l’IA par rapport à la musique produite par l’humain.
Je pense qu’à l’heure actuelle, oui. Mais ça va bientôt changer, vu que beaucoup d’efforts sont déployés dans ce domaine en ce moment. Ces programmes sont conçus par des humains et basés sur des informations existantes, ils sont donc encore assez primitifs. Tu remarques sans doute, quand tu confies une tâche d’écriture à l’IA, que c’est super générique et ça n’a aucune âme. Mais je pense que ça progresse rapidement, parce qu’il existe déjà des logiciels capables d’imiter des voix et de copier des styles. Je sais que Grimes en a déjà utilisé et je comprends le point de vue selon lequel la musique doit être accessible à tout le monde, mais je pense qu’à l’heure actuelle, elle n’est tout simplement pas assez protégée. Je trouve ça effrayant quand on pense aux publicités faites avec des voix d’artistes décédé·es, vraiment. C’est impossible de tracer une ligne de démarcation entre la réalité et la technologie.
Bia, booking @ KIOSK Radio
VICE : Tu penses quoi de l’IA ?
Bia : C’est évident qu’un outil créé par l’humain peut apporter beaucoup d’avantages selon l’usage qu’on en fait. Si tu regardes comment l’IA est utilisée dans le monde médical, c’est une avancée très positive. Mais j’ai l’impression qu’on va remplacer non seulement des emplois, mais aussi le rôle des humains dans la société grâce à l’IA, et ça commence à se voir dans le monde de la musique.
Pourquoi ?
Les artistes ne pourront pas être remplacé·es comme ça, mais sur certaines plateformes de streaming, on remarque déjà que des artistes IA commencent à attirer beaucoup d’attention. J’ai même lu que ces plateformes prévoyaient d’arrêter de payer les artistes. Grâce à l’algorithme, elles peuvent facilement remplacer les artistes, parce qu’elles peuvent déterminer qui aime quoi sur la base de données et utiliser l’IA pour créer la musique souhaitée. Les gens ne se demanderont pas si la musique qu’ils écoutent a été créée par l’IA ou non.
« Les gens ne se demanderont pas si la musique qu’ils écoutent a été créée par l’IA ou non. »
Les DJs et les selectors risquent de jouer de la musique faite par des IA ?
Oui, mais je pense pas que ça va se produire tout de suite. Quand je regarde la communauté, je vois surtout beaucoup d’artistes qui se soutiennent mutuellement en tissant des réseaux, en créant des liens, et des gens qui jouent des morceaux d’artistes qu’ils connaissent, qu’ils suivent ou qu’ils ont rencontré·es dans leur propre parcours. C’est une idée commune qui consiste à s’encourager les un·es les autres et à partager cette notion d’entraide. Je vois pas les artistes que j’admire personnellement quitter immédiatement ce sens de la communauté. C’est déjà si difficile d’arriver à quelque chose dans ce secteur et y’a tellement de gens qui veulent faire de la musique ou devenir DJ que ce serait presque pernicieux de faire une chose du genre.
Quels seraient les dangers de la musique générée par l’IA ?
Comme pour tout ce qui a trait à l’IA, y’a un risque de violation de la vie privée. Plus une entreprise possède de pouvoir et de données sur les gens, plus il lui est facile de continuer à développer la technologie. Ça peut se faire au détriment de l’espace que les gens se sont créé dans ce monde. Non seulement sur le plan créatif, mais aussi sur le plan socio-économique. Dans l’industrie musicale, on ne parle pas seulement des producteur·ices qui auraient de moins en moins de travail, mais de tous les emplois qui y sont liés, comme les créateur·ices de logiciels, de matériel, de services logistiques, de plateformes. Avec l’IA, tout ça peut aller de pair et tous ces métiers peuvent disparaître. Le côté humain disparaît, et il n’y a plus de place pour les opinions ou la créativité. C’est tout un groupe de personnes qui perdent leur emploi, face à une grande entreprise qui dispose d’une nouvelle forme de revenu.
Azertyklavierwerke, producteur
VICE : T’as déjà réfléchi à l’impact de l’IA sur la musique ?
Azertyklavierwerke : Oui, les avancées technologiques bouleversent généralement les choses de fond en comble. Dans les années 1980, on a aussi vu que les synthés pouvaient imiter des instruments. Et cette technologie a connu un essor fulgurant par après. Avant, c’était une question d’instruments, maintenant, avec l’IA, on peut aussi copier la voix, c’est juste l’étape d’après. Bien sûr, y’aura toujours des gens qui voudront abuser de ce genre de choses et essayer d’en tirer profit. Mais je continue de penser que la plupart des gens n’auront pas tout de suite tendance à imiter les autres.
Donc pour toi, y’a pas de risque de voir la musique live disparaître au profit des répliques de l’IA ?
Je pense qu’il y aura toujours une place pour les musicien·nes. Il suffit de regarder le jazz, qui est toujours joué alors que dans les années 1970, il était essentiellement clandestin. La musique, elle est préservée et maintenue en vie. Bach est toujours joué avec des instruments traditionnels, depuis 400 ans. La pratique artistique de la musique ne va pas simplement s’effondrer avec l’essor de l’IA. C’est peut-être un point de vue optimiste, je sais pas. C’est pas que je suis un fervent partisan de l’IA, c’est juste que ma foi dans les artistes et les musicien·nes est plus grande que ma peur de l’IA.
J’espère aussi que les créateur·ices et les personnes dotées d’une intégrité artistique continueront à considérer les avancées technologiques comme un moyen et non comme une fin ou un résultat avant tout. Que les gens n’aillent pas trop loin dans le plagiat. On doit rester sur nos gardes, mais si t’as déjà réfléchi à quel point les artistes peuvent être polyvalent·es et aller en profondeur, tu captes que l’IA n’est pas une fin en soi et qu’elle va pas nous remplacer. C’est peut-être pour l’art prévisible que ça représente la plus grande menace. Du coup, c’est en train de bouleverser l’art plus expérimental et conceptuel. Les personnes qui voient une menace dans l’IA sous-estiment la créativité des artistes.
Louis Shungu / Senga, producteur
VICE : Tu crois que l’IA est capable de faire de la musique comme les artistes ?
Louis Shungu : À mon avis, personne ne peut vraiment faire de l’art comme les humains – et je veux dire : fait par des humains pour des humains. Y’a tellement de choses autour de nous qui influencent nos créations que parfois on réalise à peine ce qui nous a inspiré. L’une de ces choses, c’est notre expérience sur terre. L’IA c’est plutôt cool, mais est-ce qu’elle peut ressentir ce que ressentent les humains ? Tant qu’elle ne le pourra pas, l’IA ne pourra pas faire de l’art selon moi. En fin de compte, l’IA c’est une création humaine, un nouvel outil conceptuel.
Et dans un contexte de festival ?
Ce serait probablement très intéressant et cool comme concept, ça pourrait être très créatif. Mais encore une fois, on perd l’humanité. Les sentiments humains ne sont pas là. Y’a pas de lien entre les humains – ce qu’on est déjà en train de perdre d’ailleurs –, mais juste entre humains et technologie.
Et en ce qui te concerne, dans ta création ?
En aucun cas, elle ne peut remplacer ma créativité authentique. Ce que je sais, c’est que les humains continueront à faire de l’art, vu que pour certain·es, c’est un besoin fondamental, aussi important que manger et dormir. L’art est là pour partager des sentiments et des expériences. Je vis pas à travers les yeux et les oreilles des autres qui apprécient mon art, alors peut-être que c’est pas nécessaire pour certain·es personnes de l’industrie de la musique commerciale et du divertissement. Mais l’inspiration viendra toujours de l’underground, qui restera à jamais un lieu humain.
Laura Conant, DJ/productrice/développeuse/collectif MONTAGE
VICE : Tu penses que l’IA peut avoir un impact sur ta façon de faire du son ?
Laura Conant : Je pense qu’elle peut être très utile si on la considère comme n’importe quel outil. Y’a quelques années, par exemple, j’ai essayé d’entraîner WaveGAN. C’est un outil d’IA qui synthétise de petits fichiers audio de 16 bits à partir d’échantillons audio préexistants. Ça peut être un moyen très amusant d’expérimenter de nouveaux sons. J’ai aussi découvert quelques projets intéressants créés avec l’IA, comme l’artiste Blessed and Blushing par exemple, qui travaille avec un GAN [generative adversarial network, NDLR]. Pour l’EP Blue Memory Box, le but était de « créer des souvenirs flous pour une pop imaginaire des années 2000 ». Les IA peuvent être un outil très poétique.
Comment l’IA pourrait changer l’expérience des festivals ?
Je pense que l’IA pourrait certainement déjà être utilisée aujourd’hui pour composer une programmation sur la base de critères très précis. Mais si les festivals le font, on risque d’aller vers une standardisation de toutes les programmations, ce qui est déjà le cas pour les plus gros festivals d’ailleurs. Je pense pas que ce soit un bon outil pour les petits festivals plus diversifiés qui se concentrent sur les artistes et la musique alternative.
« Je pense pas que ce soit un bon outil pour les petits festivals plus diversifiés qui se concentrent sur les artistes et la musique alternative. »
Tu vois ça comme un danger ?
Ça peut devenir dangereux si on ne fait pas attention à qui ou à quoi l’IA est formée et dans quel but. L’IA fonctionne par reconnaissance des formes, elle peut donc copier les préjugés sociaux et renforcer la discrimination fondée sur le sexe, la race, les capacités et la classe. On doit garder à l’esprit que l’ensemble de données sur lequel l’IA est entraînée est une construction culturelle. En plus, ces ensembles de données sont principalement détenus par des entités privées. Ça donne aux entreprises un grand pouvoir sur la façon dont on peut structurer et accéder aux données et aux connaissances, et ça m’inquiète un peu.
L’IA peut remplacer les artistes ?
De façon générale, je pense pas. Mais ça pourrait, pour des genres spécifiques qui ont des modèles très reconnaissables. Certaines des plus grandes plateformes de streaming paieraient des artistes pour créer des morceaux spécifiquement pour leur playlist, par exemple, de la musique piano relaxante, ce qui pourrait conduire à une musique générée par l’IA. Ça leur permettrait d’éviter de devoir payer des royalties, qui sont déjà peu élevées.
Moesha 13, Brorlab, Senga et Azertyklavierwerke sont à l’affiche du Woodblocks Festival ces 9 et 10 septembre 2023. Les autres artistes qui ont contribué à cet article font évidemment des trucs supers aussi.