Pendant une vingtaine d’années, la vaste industrie afghane de production et de trafic d’opium a été considérée comme un ennemi majeur par l’Occident. Ce commerce malveillant fournit en effet la plus grande partie de l’héroïne qui circule sur terre, engendre dépendances et gangstérisme, et a transformé l’Afghanistan en narco-État corrompu. Mais aujourd’hui, alors que les dirigeants talibans demandent de l’aide pour éliminer cette économie, l’Occident se rend peu à peu compte que ça pourrait l’entraîner sur un terrain bien pire, tout en déclenchant une crise mondiale de la mortalité due aux opioïdes.
La réponse à l’interdiction de l’opium par les talibans est un dilemme politique multidimensionnel qui comporte de nombreuses issues potentielles, la plupart d’entre elles étant relativement mauvaises. Le maintien de l’interdiction soutenue par l’Occident pourrait déclencher une guerre civile et une catastrophe humanitaire en Afghanistan, une autre calamité migratoire ainsi qu’une nouvelle vague d’overdoses qui éclipserait de loin celle d’Amérique du Nord. Mais si l’on demande la levée de l’interdiction, la plus grande industrie d’héroïne au monde se remettrait en marche et les affaires reprendraient comme si de rien n’était.
L’Occident ne sait plus où donner de la tête. Les Nations unies mettent en garde contre les conséquences « graves et profondes » d’une pénurie d’héroïne, tout en fournissant des millions de dollars pour financer des moyens de subsistance alternatifs afin de permettre aux agriculteurs afghans de se libérer de la culture des plantes qui produisent l’héroïne.
À huis clos, les gouvernements craignent qu’une pénurie d’héroïne n’incite les trafiquants internationaux à injecter du fentanyl mortel dans les réserves d’héroïne destinées à la planète entière. Il se dit tout bas que les talibans pourraient se servir de l’interdiction comme d’un coup politique, voire qu’ils seraient de connivence avec les gangs de trafiquants pour faire monter le prix de l’opium.
Alors que les familles de cultivateurs de pavot, actuellement sans emploi, commencent à abandonner leurs champs pour se réfugier en Europe et que le nombre de cadavres ne fait qu’augmenter dans les régions opposées à l’interdiction, des experts ont expliqué à VICE News qu’il s’agissait d’un dilemme politique truffé d’intrigues et de manœuvres, où les premiers à en subir les conséquences sont évidemment les populations les plus pauvres.
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La culture du pavot en Afghanistan — qui produit au moins 80% de l’héroïne mondiale — trouve son origine dans la guerre qui a opposé le pays contre l’URSS. Dans les années 1980, les troupes d’invasion soviétiques ont détruit le système agricole, faisant du pavot l’une des seules cultures que les paysans afghans pouvaient encore cultiver et vendre. Dans les années 1990, l’Afghanistan a remplacé des pays comme le Myanmar en tant que principal fournisseur d’héroïne. Le commerce de l’opium est devenu un élément central de l’économie afghane, depuis les paysans dont la survie dépendait de cette culture jusqu’aux dirigeants du pays qui recevaient d’énormes pots-de-vin de ce commerce. On estime que l’économie de l’opium de l’Afghanistan vaut entre 1,4 et 2,2 milliards de livres sterling, qu’elle représente 14% du PIB et qu’elle fournit environ 450 000 emplois.
En 2001, les États-Unis ont lancé ce que l’on appelle la War on Terror (soit la « guerre contre le terrorisme » ou « guerre contre la terreur ») en réponse aux attentats du 11 septembre. La première grande initiative a été l’invasion de l’Afghanistan sous l’égide des États-Unis afin de traquer les auteurs de l’attaque, Oussama Ben Laden et Al-Qaïda, et renverser le gouvernement taliban alors au pouvoir et qui les cachait. L’Occident s’est également attaqué au commerce de l’opium, qu’il considérait comme une importante ressource de financement pour le terrorisme.
« Le plus grand stock de drogue au monde se trouve en Afghanistan, sous le contrôle des talibans. C’est un régime fondé sur la peur et financé par le commerce de la drogue », avait déclaré à l’époque le Premier ministre britannique Tony Blair dans un discours prononcé devant le parti travailliste. « 90% de l’héroïne que l’on trouve dans les rues britanniques provient d’Afghanistan. Les armes que les talibans achètent aujourd’hui sont payées avec la vie de jeunes Britanniques qui se procurent leur drogue dans les rues de notre pays. C’est un autre aspect de leur régime que nous devrions chercher à détruire ».
Curieusement, les talibans avaient cette même année interdit la production d’opium, la réduisant considérablement : entre 2000 et 2001, elle est passée de 3 276 tonnes métriques à 185 tonnes métriques. En 2002, juste après la chute des talibans en décembre 2001 — une chute précipitée par l’impopularité de l’interdiction — la production d’opium était revenue aux niveaux atteints en 2000.
Après la chute du gouvernement taliban, alors que les troupes britanniques étaient présentes en Afghanistan dans le cadre d’un mandat de l’OTAN, le Royaume-Uni a été chargé de superviser la lutte contre les stupéfiants. Cependant, en 2006, alors que la production d’opium atteignait le niveau record de 6 700 tonnes, le Royaume-Uni et les États-Unis se sont pris le chou sur la manière de procéder. La Maison-Blanche souhaitait en effet accélérer l’éradication manuelle des cultures par pulvérisation aérienne, une tactique déjà utilisée pour lutter contre les plantations de coca en Colombie. Mais les Britanniques et le président afghan Hamid Karzai, tous désireux de gagner la bataille des « cœurs et des esprits » du peuple afghan, avaient préféré des méthodes moins antagonistes — notamment des programmes plus larges tels que l’aide au développement d’autres cultures et l’aide à l’emploi —, et les plans américains avaient été abandonnés.
Dans son livre de 2011, Cables from Kabul, l’ancien ambassadeur du Royaume-Uni en Afghanistan, Sherard Cowper-Coles, a tourné en dérision les tentatives de l’Occident pour lutter contre le commerce de l’opium, pointant notamment un programme secret de pulvérisation des cultures à Nangarhar, dans l’est de l’Afghanistan, ordonné en 2002 par l’ambassadeur des États-Unis en Afghanistan, William « Chemical Bill » Wood, surnommé ainsi en raison de son empressement à pulvériser les plants de coca lorsqu’il était ambassadeur en Colombie. Les Afghans haïssaient tellement la pratique de pulvérisation des cultures que lorsque l’armée britannique a envoyé des soldats dans le Helmand en 2006, ils ont largué des tracts disant « Nous ne sommes pas ici pour détruire vos cultures ». À un moment donné, rappelle Cowper-Coles, les Britanniques ont mis en place un programme secret pour acheter et détruire les cultures d’opium, dépensant 25 millions de livres sterling par an pour un programme qu’il qualifie de « ridicule ».
Entre 2002 et 2017, le gouvernement américain a alloué 1,46 milliard de dollars à des projets d’aide au développement visant à réduire la culture du pavot en augmentant les alternatives économiques légales. Dans les années 2010, l’armée américaine a dépensé des dizaines de millions de dollars pour faire exploser des laboratoires d’héroïne et de méthamphétamine, bien qu’il ait été révélé par la suite que de nombreux laboratoires n’étaient en fait que des huttes.
Au total, les États-Unis ont dépensé environ 9 milliards de dollars depuis 2002 pour divers projets destinés à endiguer le flot d’opium provenant d’Afghanistan, tels que la substitution des cultures, l’éradication du pavot et la lutte contre les stupéfiants. Au cours de la même période, les États-Unis ont dépensé 144,98 milliards de dollars pour la reconstruction et les activités connexes dans le pays, et le Royaume-Uni a dépensé 3,5 milliards de livres sterling en aides. Pourtant, un rapport présenté en 2019 au Congrès américain admet que malgré tout l’argent dépensé pour tenter d’éloigner l’Afghanistan de sa dépendance à l’opium, la production a atteint des niveaux record et que « les efforts d’éradication ont eu un impact minime sur la réduction de la culture du pavot ».
L’Occident continue néanmoins de placer ses espoirs dans des programmes à relativement petite échelle pour éloigner les Afghan·es de la culture du pavot. Un programme des Nations unies affirme avoir aidé 8 000 familles issues des provinces du Helmand et du Kandahar à abandonner le commerce de l’opium pour d’autres moyens de subsistance, tels que l’élevage de poulets.
En août 2021, la mission occidentale en Afghanistan, qui durait depuis 20 ans, s’est effondrée. C’est à ce moment-là que les talibans ont mis en déroute les armées du gouvernement afghan soutenu par l’Occident, se sont emparés de Kaboul et ont repris le pouvoir. En avril 2022, le chef suprême des talibans, Haibatullah Akhundzada, a décrété une interdiction stricte de la culture du pavot et du commerce de l’opium, en raison de ses effets néfastes et de sa contradiction avec leurs croyances islamiques.
Cette interdiction est arrivée à un mauvais moment pour les cultivateurs de pavot. Depuis le retour des talibans, l’économie afghane est au bord de l’effondrement et le pays est confronté à des niveaux de famine extrêmes. Selon le World Food Programme, plus de la moitié de la population se trouve en situation d’insécurité alimentaire aiguë. Comme l’a montré une enquête exclusive menée en Afghanistan l’année dernière par Élise Blanchard pour VICE News, les cultivateurs ont mis du temps à se conformer à l’interdiction et malgré le décret, le commerce s’est poursuivi.
Mais en juin de cette année, il est apparu que l’interdiction avait été bien plus efficace pour cette nouvelle saison, avec une réduction « sans précédent » de la production d’opium, qui aurait chuté de 80%. En bridant le commerce de l’héroïne en Afghanistan, les talibans ont réussi là où l’Occident a échoué, malgré deux décennies de programmes de lutte contre les stupéfiants. Du moins, pour l’instant.
Certain·es sont convaincu·es qu’avec l’interdiction des talibans soutenue à l’AK-47 et l’argent que l’Occident met sur la table pour aider certains agriculteurs, le commerce afghan de l’opium est menacé. Mais si les gouvernements européens et les services répressifs rêvaient d’y mettre fin depuis que la dépendance à l’héroïne et le gangstérisme ont frappé la planète de plein fouet dans les années 1980 et 1990, ce vieux désir d’éradiquer et d’éliminer le commerce de l’héroïne est aujourd’hui teinté d’une crainte tenace : celle d’ouvrir la porte à quelque chose de bien pire encore.
Au milieu des années 2010, les cartels mexicains ont commencé à remplacer l’héroïne par le fentanyl dans les réserves de drogues d’Amérique du Nord, un opioïde synthétique 50 fois plus puissant. Comparée à l’héroïne, cette substance est moins chère à importer et à fabriquer et son trafic est plus facile. Le fentanyl a également été utilisé pour fabriquer de faux comprimés d’opioïdes. L’inclusion de fentanyl, d’abord avec de l’héroïne puis de plus en plus à la place de celle-ci, a provoqué la crise des surdoses mortelles la plus meurtrière de l’histoire. Aujourd’hui, environ 70 000 des 100 000 décès annuels liés à la drogue aux États-Unis impliquent des opioïdes synthétiques, principalement du fentanyl. Au Canada aussi, les décès dus aux opioïdes synthétiques ont grimpé en flèche.
En dehors de l’Amérique du Nord, la présence de fentanyl et d’autres opioïdes synthétiques sur le marché de l’héroïne a pour le moment été relativement limitée. Cela s’explique par le fait que les principaux fournisseurs ont conclu qu’avec une offre d’héroïne à ce point abondante en Afghanistan, il ne valait tout simplement pas la peine de la remplacer par des produits synthétiques tels que le fentanyl.
Il n’en reste que le spectre d’une crise des opioïdes de type nord-américain se propageant à l’échelle planétaire est une image qui fait frémir tout le monde. Si les opioïdes synthétiques tels que le fentanyl en viennent à remplacer l’héroïne au niveau mondial, le nombre de morts aux États-Unis et au Canada pourrait nous sembler soudainement bien faible. Il y a environ 1 million de consommateur·ices d’héroïne aux États-Unis, mais on estime qu’il y en a 30 millions dans le monde, dont la plupart vivent dans la pauvreté.
Comme l’a déclaré au début de l’année Paul Griffiths, directeur scientifique de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies : « Cela peut sembler étrange à dire, mais en ce qui concerne les produits synthétiques, la grande disponibilité de l’héroïne à l’heure actuelle est sans doute un facteur de protection. »
Les opioïdes synthétiques sont apparus plus fréquemment en Europe ces dernières années, bien qu’à un niveau très faible par rapport aux États-Unis. Mais en raison de la position anti-opium des talibans, le scénario de la pénurie mondiale d’héroïne est désormais possible. La crainte, c’est que plus les plantations de pavot disparaîtront en Afghanistan, plus le passage de l’héroïne au fentanyl risquera de causer énormément de morts à l’échelle mondiale. Les gouvernements européens sont donc constamment en état d’alerte, juste au cas où les fournisseurs d’héroïne commenceraient à introduire des opioïdes synthétiques dans la chaîne des stupéfiants.
La prolongation de l’interdiction de l’opium pourrait être une très mauvaise nouvelle, et ce à plusieurs égards, a déclaré à VICE News David Mansfield. Mansfield est un éminent spécialiste du trafic de drogue en Afghanistan et a travaillé avec la société d’imagerie par satellite Alcis afin de suivre la chute spectaculaire de la culture du pavot au cours de l’année écoulée.
Selon lui, « ce dilemme comporte trois dimensions principales. Si les talibans poursuivent l’interdiction pendant plusieurs années consécutives, les conséquences économiques pourraient provoquer une catastrophe humanitaire et une forte augmentation des migrations hors du pays ». En Afghanistan, certains travailleurs ont déclaré à VICE News avoir constaté une augmentation des personnes issues de familles de cultivateurs de pavot cherchant à se rendre en Europe par la frontière sud-ouest.
Dans certaines régions où l’on cultive le pavot, l’interdiction des talibans a rencontré une résistance armée. Dans la province de Badakhshan, au nord-est du pays, la production d’opium a par exemple augmenté, tandis que dans la province de Nangarhar, à l’est du pays, des communautés locales se sont opposées aux efforts des talibans pour faire respecter l’interdiction. Mansfield a déclaré que le maintien de l’interdiction pourrait créer « une instabilité politique et une fragmentation du pouvoir », ainsi qu’une « résistance à l’interdiction dans des régions où le gouvernement n’a jamais eu de présence historique ».
« Nous avons actuellement une population plutôt stable de consommateur·ices d’opiacés. La vraie question, c’est de savoir si on veut vraiment voir ce qui pourrait se passer si… Il est évident que si l’interdiction n’est pas maintenue, rien ne changera, le commerce de l’opium continuera comme si de rien n’était. C’est un scénario très difficile pour les décideur·ses politiques, car il n’y a pas de bonnes options », nous a expliqué Mansfield.
Dans un article pour Alcis, Mansfield résume le dilemme politique en Afghanistan comme suit : « Dans l’état actuel des choses, les gouvernements occidentaux devront peut-être calibrer leur réponse face à l’interdiction des talibans, et ce en fonction des résultats qu’ils jugent les moins indésirables. Il n’est pas possible de fournir une aide au développement suffisante pour endiguer le retour éventuel de la culture du pavot, mais faire pression sur les talibans pour qu’ils maintiennent l’interdiction pourrait provoquer une augmentation spectaculaire de l’émigration et déstabiliser le régime de Kaboul. Il est fort probable que certain·es envisagent un flux de drogue continu en provenance d’Afghanistan comme étant la moins mauvaise des solutions. »
Dans son rapport international et annuel sur les drogues, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime a reconnu les effets « très graves » et « à grande portée » qu’une perturbation sérieuse de l’approvisionnement en pavot et en héroïne pourrait avoir sur les consommateur·ices d’héroïne à travers le monde. Dans le même temps, il continue de financer une série de projets de développement alternatif visant à réduire la culture du pavot.
Au cœur de ce dilemme se trouve la question de savoir si les talibans sont déterminés à maintenir l’interdiction. Cela tient en partie aux raisons qui les ont poussés à le faire. Le chef suprême des talibans, Haibatullah Akhundzada, a probablement décidé que c’était la bonne chose à faire pour être en accord avec son fanatisme religieux. Toutefois, en dépit de l’aspect religieux de l’opération, Mansfield suggère qu’il pourrait avant tout s’agir d’une décision politique.
« D’autres acteurs talibans, un peu plus avisés sur le plan politique, se sont sans doute dit que c’était la décision à prendre alors qu’ils fermaient l’accès des écoles aux filles. À leurs yeux, ça constituait une excellente distraction pour la communauté internationale qui, tout en considérant leur comportement envers les femmes comme inacceptable, applaudirait leur politique en matière de drogue. En gros, certains talibans considèrent l’interdiction de l’opium comme une faveur faite au reste du monde, partant du principe qu’on devrait leur apporter aide et financement, sans mettre sur la table ni questionner leur politique en matière de femmes et de droits humains. »
Cette stratégie ne serait pas surprenante. Les talibans avaient fait pareil lors de la dernière interdiction, en 2001. Le mollah Mohammed Hassan Rahmani, gouverneur régional de la région du Sud-ouest, avait alors déclaré : « Les talibans ont fait leur part du travail et la communauté internationale ne devrait pas mêler drogue et politique — il s’agit d’une question humanitaire. Si la communauté internationale veut contrôler la drogue en Afghanistan, elle doit d’abord séparer les questions politiques des questions liées à la drogue. Ni l’aide à court terme ni l’aide à long terme [en réponse à l’interdiction] ne doivent être liées à la politique. »
Il est possible que l’interdiction ait toujours été une mesure temporaire, une manœuvre des talibans pour s’attirer les faveurs de l’Occident et éventuellement obtenir des financements de celui-ci, augmenter les prix de l’opium et ensuite annuler l’interdiction en prétendant que l’Occident n’a pas offert suffisamment d’aide. Antonio Giustozzi, chercheur principal au Royal United Services Institute (RUSI), un groupe de réflexion sur la défense et la sécurité, a déclaré que les talibans pourraient même avoir été en contact avec des trafiquants d’héroïne pour s’accorder sur l’interdiction. « Il est possible que les talibans aient réuni les grands producteurs d’héroïne et les plus gros gangs autour d’une table pour les prévenir à l’avance de l’interdiction, leur permettant ainsi d’acheter et de stocker davantage d’héroïne, et tout ça en leur garantissant que l’interdiction prendrait fin dans deux ou trois ans, négociant ainsi une sorte de deal avec eux. »
Il a également émis l’hypothèse que les talibans pourraient se servir de l’interdiction pour tenter de priver les dirigeants régionaux de leurs revenus et ainsi gagner en puissance, en particulier si les talibans eux-mêmes parviennent à trouver d’autres sources de revenus.
Giustozzi a déclaré que pour les talibans, l’interdiction pourrait être une situation « win-win ». « Cela pourrait les aider à faire des progrès significatifs dans l’obtention de la reconnaissance de l’Occident et d’une aide financière conséquente, tandis que l’interdiction aurait pour effet de faire grimper les prix de l’héroïne. »
Mansfield ne croit toutefois pas que l’interdiction, même partant d’une bonne intention, soit durable. D’après lui, l’impact financier sur les agriculteurs afghans et la résistance armée se fera ressentir bien avant que les programmes occidentaux d’amélioration des moyens de subsistance n’aient eu le temps d’avoir un impact significatif dans le pays.
« Si l’on veut changer les choses pour les agriculteurs qui souffrent de cette interdiction, il est impossible de régler le problème [de la dépendance du pays à l’égard du commerce de l’opium] dans les délais requis, a-t-il déclaré. L’interdiction ne peut être maintenue sans des niveaux significatifs de violence ou d’émigration. »
Selon Mansfield, l’interdiction n’aura pas d’impact immédiat sur l’offre mondiale d’héroïne, en raison des stocks d’opium. Depuis des années, les cultivateurs d’opium afghans produisent un surplus et l’enterrent dans leurs fermes, sachant très bien que sa valeur ne fera qu’augmenter, notamment en cas de pénurie et de hausse des prix de l’opium.
« Certains agriculteurs ont stocké plus de 500 kilos, enterrés soit dans la terre soit sous leurs maisons, poursuit Mansfield. Lorsque l’interdiction a été annoncée l’année dernière et que la nouvelle s’est répandue parmi tous les agriculteurs via WhatsApp, tout le monde parlait de stocker l’opium. Certains agriculteurs ont préféré vendre leur moto ou d’autres biens familiaux parce que leur femme était malade plutôt que de vendre leurs stocks d’opium. Logique : la moto ne peut que perdre en valeur, alors que l’opium en gagne. »
« L’opium se conserve bien. Peut-être plus de 10 ans. Je connais des gens qui ont pu en stocker encore plus longtemps, s’il est séché et conservé correctement. Les négociants vont également se mettre bien. Si une deuxième année d’interdiction arrive, ce sont eux qui se frotteront les mains, car les prix vont encore augmenter. »
En raison de l’existence de ces stocks, Mansfield estime qu’il faudra au moins un ou deux ans avant que l’on ressente l’impact de l’interdiction sur l’approvisionnement d’héroïne en Europe. Il ajoute que les récentes hausses de prix de l’héroïne au Royaume-Uni ne sont pas nécessairement liées à l’interdiction, et qu’une évolution du marché vers les opioïdes synthétiques pourrait se produire indépendamment de toute pénurie réelle.
Aucun·e fonctionnaire occidental·e n’oserait le dire à haute voix, mais le commerce de l’opium en Afghanistan, source principale de l’héroïne mondiale — une drogue considérée pendant des décennies comme l’ennemi public numéro un des stupéfiants et le fléau de la société occidentale — est en quelque sorte un mal nécessaire, un ami diabolique. Même si l’interdiction sera difficile à maintenir pour les talibans et qu’il faudra peut-être la prolonger pendant plusieurs années consécutives afin de créer une pénurie, l’ampleur même du désastre que serait l’introduction d’opioïdes synthétiques dans le réseau mondial d’héroïne nous prouve déjà qu’il s’agit d’un scénario qui ne peut pas être ignoré.
C’est aux cartels mexicains que l’on doit la décision la plus insensée dans l’univers de la drogue : l’ajout de fentanyl à l’héroïne. Une décision qui, ils le savaient, allait tuer une part importante de leur marché américain. Dans certaines régions des États-Unis et du Canada, le fentanyl a aujourd’hui totalement remplacé l’héroïne. Jusqu’alors, la règle d’or en matière de trafic de drogue était la suivante : « ne pas tuer les client·es ». Mais il semblerait bien que les comptables du cartel ont vite pigé qu’ils pouvaient se faire pas mal de fric avec la vente de fentanyl, bon marché et très puissante, surtout s’ils se diversifiaient en incorporant cette drogue dans des pilules opioïdes plus acceptables sur le plan social. Et ce, même si ça revenait à tuer 70 000 des 1 million d’héroïnomanes américain·es chaque année.
En dehors de l’Amérique du Nord, l’offre mondiale d’héroïne pourrait être altérée par les gangs en de multiples points, situés tout le long des itinéraires d’approvisionnement. Des opioïdes synthétiques pourraient même être ajoutés au mélange en Afghanistan, où des laboratoires sont capables de transformer l’opium en chlorhydrate d’héroïne prêt à l’emploi. Ils pourraient également être ajoutés plus loin dans la chaîne, comme en Turquie, avant d’être acheminés vers l’Europe.
Les organisations de trafiquants pourraient aussi décider de remplacer complètement l’héroïne par des opioïdes synthétiques, ce qui pourrait se faire n’importe où. Les cuisiniers des cartels mexicains, qui ont perfectionné leurs compétences en matière de fentanyl pendant la pandémie de COVID, travaillent déjà avec des gangs basés aux Pays-Bas pour produire de la méthamphétamine dans ce pays. Il est également possible qu’ils commencent à produire une nouvelle « héroïne européenne », une drogue qui ne contiendrait pas d’héroïne à proprement parler, mais seulement de la caféine et d’autres substances de remplissage parsemées de minuscules quantités d’opioïdes synthétiques très puissants. Ce scénario pourrait se produire indépendamment d’une pénurie d’héroïne, mais une hausse des prix de l’héroïne et des prix abusifs dus à l’interdiction de la culture d’opium pourraient inciter les cartels à s’associer à des groupes criminels organisés européens afin de produire ce genre de substance.
« Il est clair que les opioïdes synthétiques sont déjà présents dans le système en Europe et au Royaume-Uni. Cela dit, pas dans des proportions énormes. Mais je ne suis pas certain que ça a nécessairement un rapport avec ce qui se passe en Afghanistan », a déclaré Harry Shapiro, auteur de Fierce Chemistry : a History of UK Drug Wars et directeur de DrugWise, une organisation caritative d’information sur les drogues.
« Je pense qu’il s’agit plutôt de trafiquants et de chimistes qui, en regard de ce qui se passe actuellement aux États-Unis, se disent qu’eux aussi pourraient gagner beaucoup plus d’argent et rencontrer moins d’inconvénients en utilisant des opioïdes synthétiques plutôt que de l’héroïne, une drogue qu’il faut suivre sur 5 000 kilomètres, de l’Afghanistan à l’Europe. Ces opioïdes peuvent être fabriqués en Bulgarie, en Hollande, partout ».
« Il peut donc y avoir un lien entre l’interdiction de l’opium et l’augmentation des opioïdes synthétiques en Europe, mais je suis plus enclin à penser que c’est la situation aux États-Unis qui pourrait dicter notre futur marché des opioïdes. »
« En termes de santé publique, il faut beaucoup de temps pour devenir dépendant·e de l’héroïne. Ce n’est pas quelque chose qui se produit du jour au lendemain. Le problème avec le fentanyl et tous ses analogues — et ça ressemble à un gros titre du Sun —, c’est que ce n’est pas “un hit et vous êtes addict”. Pour les nouveaux utilisateur·ices, c’est plutôt “un hit et vous êtes mort·e”. C’est la raison pour laquelle on assiste à une explosion du nombre d’overdoses aux États-Unis, parce que ce produit est sacrément puissant. »
Le gouvernement britannique surveille de près la menace que représentent les opioïdes synthétiques pour ses quelque 300 000 héroïnomanes, même s’il est handicapé par le fait que suite à la réduction de dépenses, ses services de dépistage médico-légal des drogues ont été réduits au strict nécessaire au cours des deux dernières décennies. Si l’on s’en tient à l’avis des expert·es, les décideur·ses politiques ou les gouvernements qui ont été témoins de l’impact mortel du fentanyl en Amérique du Nord devraient faire tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter cette situation.
Mansfield, qui a passé plus de vingt ans à travailler sur le terrain en Afghanistan et qui a produit une grande partie de la recherche primaire sur le sujet, y compris un examen des efforts du gouvernement américain en matière de lutte contre les stupéfiants dans le pays, a déclaré que les réponses au dilemme de l’opium ont souvent été à court terme et peu réfléchies.
« Les décideur·ses politiques ont rarement compris à quel point la drogue était un élément essentiel de l’économie politique afghane, et n’ont donc pas réussi à intégrer correctement la lutte contre ce fléau dans l’effort global de reconstruction, a-t-il déclaré. À la place, un volet “lutte contre les stupéfiants” a été mis en place, un menu d’activités limitées, comme ces “moyens de subsistance alternatifs”, qui étaient souvent mal conçus et ne pouvaient pas s’attaquer aux causes sous-jacentes de la production d’opium. »
Est-il possible que des diplomates occidentaux, craignant le spectre du fentanyl en Europe, s’expriment en secret contre le maintien de l’interdiction de l’opium ? Giustozzi, chargé de recherche au RUSI, estime que c’est peu probable, mais pas impossible.
« Il ne faut pas grand-chose pour qu’en coulisse, quelqu’un encourage un certain type d’argument. Ainsi, des études détaillées montrant l’impact économique négatif de l’interdiction en l’Afghanistan pourraient par exemple bénéficier soudainement d’un financement important. »
Derrière la rhétorique de la guerre contre la drogue, le gouvernement britannique sait bien que le commerce illégal et ses profits artificiellement gonflés ont aidé certaines communautés pauvres non seulement à gagner leur vie, mais aussi à échapper à la pauvreté. Des recherches financées par le Royaume-Uni et menées sur le terrain en Afghanistan, en Colombie et au Myanmar ont conclu que, bien que destructeur et dangereux, le commerce de la drogue peut aider les communautés pauvres à survivre et à prospérer dans certains des pays du monde les plus instables et les plus déchirés par la guerre. « Il faut se méfier des récits simplistes selon lesquels les drogues seraient “bonnes” ou “mauvaises” dans la lutte contre la pauvreté », a déclaré à VICE News en 2020 Jonathan Goodhand, professeur d’études sur les conflits à l’université SOAS de Londres. Il a qualifié de « profondément erronée » l’hypothèse selon laquelle le commerce de la drogue irait toujours à l’encontre de la paix, du progrès social et de la survie dans ces régions.
Les gens qui ont lutté contre la propagation de l’héroïne et de la cocaïne au cours du siècle dernier seraient choqués d’apprendre que le commerce de l’opium, tant décrié, pourrait bien être un moyen de défense essentiel contre une vague de décès liés à la drogue, un phénomène épidémique mondial qui pourrait entraîner des millions de morts par an.
Mais alors que l’Europe est confrontée à un dilemme sur la meilleure façon d’éviter une telle catastrophe et d’y faire face, l’interdiction de l’opium par les talibans n’est peut-être qu’un faux problème.
Selon toute vraisemblance, l’interdiction ne durera pas. Ce serait un désastre pour des centaines de milliers d’Afghan·es, pour le pays et pour les talibans eux-mêmes, qui pourraient décider de faire fi de leurs principes religieux si l’interdiction les touchait politiquement et menaçait leur pouvoir. Il se peut que la décision de commencer à remplacer l’héroïne par des opioïdes synthétiques afin d’approvisionner l’Europe et l’Asie soit prise indépendamment de ce qui se passe en Afghanistan.
Ici comme en Amérique du Nord, la plus grande menace est celle des grands cartels mexicains, tels que le Sinaloa, qui, de plus en plus impliqués dans la production de méthamphétamine en Europe, pourraient décider de s’orienter vers l’énorme trafic d’héroïne du continent en fabriquant et en fournissant du fentanyl à moindre coût.
Quoi qu’il en soit, l’essor mondial de drogues synthétiques puissantes, peu chères et fabriquées en laboratoire, telles que le fentanyl, la tranq dope, le Spice et la méthamphétamine — résultat inévitable de décennies de prohibition des drogues — représente désormais un nouvel adversaire plus coriace et dangereux pour les autorités et les gouvernements que les drogues végétales traditionnelles que sont la coca, le cannabis et l’héroïne.