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Interdit en radio : l’histoire de Menace Records


Bayes Lebli est un nom indissociable de Menace Records, indissociable également d’un certain nombre de qualificatifs pas forcément flatteurs. Car si le personnage a posé quelques-unes des pierres les plus importantes de l’édifice rap français, on ne pourra s’empêcher d’entendre l’écho des accusations d’arnaque, de vol de maquettes et de menaces en tous genres qui planent au dessus de sa tête.

MENACE RECORDS BEGINS

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Reprenons donc les choses dans l’ordre : début des années 90, période Guerre du Golf et Sauvés par le Gong, jeans taille haute et dégradés improbables… Toute une génération prend alors en pleine face la vague NWA. Adieu les beaux quartiers de Beverly Hills, le lieu qui fait fantasmer les petits frenchies s’appelle désormais Compton, moins glamour, mais certainement plus proche des réalités banlieusardes. Le jeune Bayes Lebli est aussitôt frappé par cette musique nouvelle. Il se rêve en Eazy E, mais se rend rapidement à l’évidence : il n’est pas fait pour rapper. Pas plus que pour danser ou mixer d’ailleurs… Lui, qui s’identifie tant à ce mouvement, ne trouve aucune discipline du hip-hop qui lui corresponde. Un soir, en rêvassant une fois de plus devant la pochette de Straight Outta Compton, il remarque un détail qui lui avait échappé pendant des mois : en dessous de la tracklist, à côté de l’habituel logo EMI Music, figure l’inscription « Executive Producer : Ruthless ». Ses 17 lettres vont marquer le tournant de sa vie.

Bayes Lebli, Koshon et Alibi Montana.

Bayes comprend que parallèlement aux grandes majors que sont Sony, EMI et Universal, gravitent des labels plus petits, indépendants, semi-indépendants, de micro-labels, de groupes signés en licence… Bref, que l’industrie du disque est une véritable galaxie, avec une place pour chacun, et qu’il n’est pas forcément nécessaire de se faire repérer par Richard Branson pour voir son nom imprimé sur une pochette d’album. £A partir de cet instant, notre homme va passer des semaines à se former au jargon contractuel. Il apprend ce qu’est une clause d’exclusivité, ce que sont des royalties, il étudie les différences entre un éditeur, un producteur et un distributeur… Une fois que tout ce vocabulaire lui semble familier, il passe au niveau supérieur. Il passe des nuits blanches à étudier les contrats qu’il a pu se procurer auprès de quelques artistes. Le moindre astérisque est lu et relu des dizaines de fois, le moindre alinéa est passé au peigne fin. Bayes veut tout savoir, et ne laisse pas le moindre détail lui échapper.

Deux ans plus tard, Menace Records débarque. Première petite tache à la photo granuleuse du personnage : Kohndo (de La Cliqua) lui aurait avancé quelques milliers d’euros pour co-fonder le label… une somme qu’il ne reverra jamais. On est en 1995. Skyrock n’est pas encore premier sur le rap, et le rap en France se résume d’ailleurs essentiellement à NTM et IAM. Menace vient alors se positionner à contre-courant de la mouvance hip-hop, avec un son beaucoup plus terre-à-terre, collé aux bas-fonds du ghetto : Alibi Montana et consorts font du vrai « rap de rue », quitte à s’embourber dans des clichés que cherchaient à tout prix à éviter MC Solaar ou Assassin. Mais le label ne se limite pas à des artistes strictement hardcore, et se présente également comme une véritable alternative pour qui veut s’essayer à un rap moins formaté … Rappelons par exemple que les premiers disques de CSRD (le groupe d’Aelpeacha) sont parus chez Menace.

Les débuts du label sont un peu brouillons, et tous les projets lancés n’aboutissent pas. Escobar Macson, l’un des premiers artistes signés par Bayes, quitte le navire en marche, fatigué de voir sa carrière freinée par le manque de dynamisme du label. L’aventure semble d’ailleurs plutôt mal embarquée : les médias spécialisés ne suivent pas, et sans promo, les premiers projets sont à peine rentabilisés. Seul Alibi Montana, fer de lance de la maison, permet au label de sortir la tête de l’eau. Mais Menace reste maudit : accusé d’une tentative d’homicide, le rappeur est bientôt incarcéré.


NIQUER LES RADIOS, LES MAJORS ET LA POLICE

Sans tête d’affiche, Menace Records doit composer avec les moyens du bord. Hormis Générations, les grosses radios refusent toujours de jouer les artistes du label. Après avoir résisté pendant des années face à la toute-puissance des majors, ce sera donc le nouveau crédo de Bayes qui passe la troisième : combattre l’uniformisation du rap mise en place par Laurent Bouneau et consorts. Il cherche alors à fédérer autour de lui tous les groupes et artistes non-conformes au moule Skyrock : du politicard Rost au rap electro de TTC, il balaye le paysage rapologique français de long en large, et réunit des styles et discours radicalement opposés sous une seule bannière, celle du refus de l’hégémonie des « skyrotteurs ». La compilation Interdit en Radio, sortie en 2003, est un véritable tour de force, puisqu’elle réunit des labels et des artistes aux intérêts pas forcément communs, et reste, encore aujourd’hui, une référence. Un an plus tôt, la compilation Police avait déjà marqué tout le monde, à sa manière, à l’aide d’un véritable concentré de haine anti-volaille. Entre 1999 et 2003, Menace devient une véritable machine à compilations : La Légende (vol.1 & 2), Menace 2000, Face à Face Avec La Rue, West Rider … réunissant des mecs aussi divers que Driver, Bass Click, Booba, Rohff, Monsieur R, Expression Direkt, Puissance Nord et plein de groupes avec un 2 en chiffres (2 Moines, Nid 2 Serpents, 2 Squatt, 2 Tensions) tombés depuis dans l’oubli.

À force de persévérance, la sauce finit enfin par prendre. En parallèle de ces projets, le label peut désormais développer la carrière de ses artistes majeurs. Quand Alibi Montana est libéré, après trois ans et demi de placard, la donne a changé : le rap indépendant a pris du galon, poussé notamment par les disque d’or de Mauvais Œil et Temps Mort chez 45 Scientific. Alibi raconte ses mésaventures dans l’album 1260 jours, qui devient le premier gros succès underground de Menace Records. Un an plus tard, en 2005, le rappeur de Villetaneuse récidive avec le projet RUE, en commun avec LIM, vendu à plus de 60 000 exemplaires. Désormais bien installé, le label de Bayes peut agrandir sa nébuleuse : il fait signer les X-Men, et surtout la Mafia K1Fry, disque d’or en 2007 avec Jusqu’à la Mort, classé pendant 28 semaines au top des charts français. Moins de réussite, en revanche, pour les X-Men : un contrat est signé pour un seul album qui tombera finalement à l’eau… Mais en bon opportuniste, Bayes, récupère maquettes, chutes de studios, et vieux morceaux – inédits ou non -, et réussit à compiler le tout dans un bootleg « escroquisant », X-Story. Rien pour arranger la réputation du Menace Crew.


NIQUER LE BENEF

Bayes connait désormais tellement bien les rouages du système qu’il réussit à renverser la machine. Avec lui, le label indépendant n’est plus l’employé de la major, mais bel et bien le patron. Le contrat de distribution signé avec Wagram lui assure des bénéfices-records, et surtout, la mainmise totale à la fois sur l’artistique et la communication. En somme : Menace produit, enregistre, mixe, presse les CD, imprime les pochettes et s’occupe de la promo. La maison Wagram se contente de récupérer les produits finis, et de les distribuer dans les bacs de tout son réseau de vendeurs. Résultat : des disques 100 % rue aux pochettes artisanales se retrouvent non seulement sur les étalages de la Fnac, mais aussi dans les rayons des hypermarchés de province, bien calés entre Patrick Bruel et Moby. Grace à cette diffusion XXL, les ventes s’envolent. « Sur un disque comme Rue qui s’est vendu à 55 000 exemplaires, on a dégagé un bénéfice de 600 000 euros. Avec à peine 40 000 euros de promo, c’est un disque super rentable », explique à l’époque Bayes à Thomas Blondeau (Maximal N°452, mai 2008). Sans l’appui des radios, et sans faire la couv’ dans les magazines rap de l’époque, Menace Records mise tout sur l’émergence d’Internet et des nouveaux médias rap comme Booska-P, et sur une large diffusion de clips faits avec les moyens du bord.

D’autant que pour accroître son influence, et consolider sa position de plus gros label indépendant de France, Menace continue à travailler main dans la main avec les autres forces en présence du rap DIY. Un accord de distribution passé avec LIM et Tous Illicites assure à Bayes de nouvelles grosses rentrées d’argent. Un beau matin d’octobre 2007, l’Industrie du Disque regarde les chiffres de ventes, et s’aperçoit, stupéfaite, que Délinquant est numéro 1 devant Vanessa Paradis et Manu Chao. Bayes Lebli se frotte les mains. Sa stratégie de contourner les radios et de se servir des majors comme de vulgaires livreurs a touché son point culminant. Pour la seule année 2007, Menace Records réalise un chiffre d’affaires qu’on peut aisément qualifier de chulvanijien : 4,7 millions d’euros.


LA FIN DES HARICOTS

Et comme chez Scorsese, ascension fulgurante signifie tôt ou tard descente aux enfers. Le formidable outil d’expansion qu’a été Internet révèle son coté pile, et le téléchargement illégal foudroie l’industrie du disque à la vitesse d’un Alibi sur le beat. Les ventes s’effondrent, les majors sont tétanisés, les petits labels ferment et les rappeurs signent des pétitions… Evidemment, Menace prend la crise en pleine face. Disques reportés, puis carrément annulés, le label revient quasiment à la case départ. Dans l’urgence, Bayes s’associe à Warner Music, et cherche à liquider les contrats qui lui restent sous la main. En 2012, il balance notamment Radio Bitume, dernier projet en date de Lino. Problème : les choses sont tellement faites dans l’urgence que le produit commercialisé n’est pas terminé. Aucun mixage, aucun mastering, un visuel vieux de 5 ans sur la pochette, et, peut-être pire : des morceaux incomplets (un couplet, un refrain… puis l’instru qui continue, seule, pendant trois longues minutes). Lino appelle au boycott de l’album, mais le mal est fait : Radio Bitume est déjà dans les bacs.

Aujourd’hui, Menace Records semble dans le coma. Malgré la réputation sulfureuse du label et de son fondateur, nul ne peut nier son importance dans l’histoire du rap français. Sans révolutionner un genre, ni révéler d’artistes particulièrement exceptionnels, Menace a contribué à libérer le rap du joug des majors et des grandes radios, et a lutter contre la standardisation des codes musicaux. Et tout n’est peut-être pas terminé : Bayes a déjà prouvé plus d’une fois qu’il avait de la ressource, et probablement encore pas mal de morceaux jamais sortis dans son disque dur. Il est certainement en train d’attendre calmement la troisième révolution Internet, d’ici là :

MENACE RECORDS EN NEUF DISQUES

CSRD – Club Splifton Reservoir Dogues (2000)
Police (Compilation, 2001)
EXPRESSION DIREKT – D.Terminé (2002)
Interdit en Radio (Compilation, 2003)
ALIBI MONTANA – 1260 jours (2004)
LIM & ALIBI MONTANA – RUE (2005)
MAFIA K1FRY – Jusqu’à la mort (2007)
MOVEZ LANG – Associés à vie (2008)
LINO – Radio Bitume (2012)


Genono passe de la RUE à Twitter, tranquille.