Entre 2009 et 2011, Nicolas Tkatchouk a été amené à effectuer une quinzaine d’allers-retours entre Paris, où il vit actuellement, et les campagnes russe, biélorusse et ukrainienne, dont il est originaire. Ces séjours répétés avaient pour but des recherches sur le sort des populations civiles, notamment juives, lors la seconde guerre mondiale – recherches effectuées pour le compte d’une association parisienne.
Là-bas, il était chargé de documenter les témoignages recueillis auprès de témoins d’exécutions, ainsi que des artefacts retrouvés lors de fouilles effectuées sur les sites mêmes d’exécutions. Ses photos ont notamment été publiées dans Le Figaro, L’Express et Histoire magazine. Photographier trois ans durant des centaines de charniers et écouter les récits pleins de peine ou de haine de Russes, Biélorusses et Ukrainiens qui ont assisté, enfants, aux pires atrocités, a été une expérience éprouvante.
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Comme pour oublier l’horreur de la guerre, la barbarie et la lâcheté auxquelles les hommes ont pu s’abandonner, Nicolas a également photographié des intérieurs en passant et documenté la vie de paysans de l’Est post-soviétique. Il décrit ses intérieurs comme « une invitation à ramener de l’ordinaire dans notre quotidien citadin, où les notions de confort et de matérialisme semblent occuper une place de plus en plus importante ». Je suis allée boire une bière avec lui pour comprendre ce qu’il entendait par là.
VICE : Salut Nicolas. Tu viens d’où ?
Nicolas Tkatchouk : Je suis né soviétique, dans le 12e arrondissement de Paris, et j’ai été naturalisé français à 8 ans. Et, en 1991, je suis devenu russe. Mes parents sont d’origine ukrainienne, mais il est difficile de se réclamer de l’Ukraine quand on est plus vieux que la nation elle-même.
Ce travail de documentation que tu as mené pour le compte d’une association, en même temps que tu as pris ces photos d’intérieurs, il consistait en quoi ?
Le travail consistait à trouver les charniers datant de la seconde guerre mondiale. En trois ans, on en a ainsi découvert des centaines. J’ai été amené à prendre en photo les témoins, et les artefacts trouvés sur les sites des exécutions : des balles, des bijoux enterrés, des ossements.
Je suppose que ça t’a beaucoup éprouvé, non ?
On se pose sans arrêt la question, quand on tombe sur un bout de hanche d’un enfant de 2 ans : comment on peut faire ça ? Évidemment, j’ai trouvé des éléments de réponse. C’est une question d’éducation. Enfant, on m’a appris que les cafards étaient des parasites et que ce n’était pas un crime de les buter.Pareil, les types qui faisaient ça étaient jeunes, les escadrons de la mort avaient la vingtaine dans les années 1940, une dizaine d’années dans les années 1930, à l’avènement de l’hitlérisme. On leur a toujours expliqué que les juifs étaient des parasites. Je pense qu’ils n’avaient pas l’impression de faire le mal mais au contraire, de faire le bien.
Comment se déroulaient les entretiens avec les témoins des atrocités nazies ?
Les entretiens se passaient très souvent mal. On a parlé à des centaines de personnes, des témoins visuels. À l’époque, c’étaient des enfants. Ils voyaient des Allemands arriver, séparer les juifs du reste de la population, les entraîner à l’écart et les fusiller.Les gosses suivaient de loin, curieux, ils se demandaient ce qui se passait.Pratiquement tous les entretiens finissaient dans les larmes, par empathie pour le sort des victimes. D’autres, au contraire, se réjouissaient de ce qui s’était passé, en crachant par terre à chaque évocation du mot juif.
OK. Et pour ne pas tomber dans le pathos, tu as décidé de mener un projet personnel à côté. Tu comptes d’ailleurs en faire un livre qui s’appellera Passages, dont tu m’as envoyé le pdf.
Des passages, en cinématographie, ça désigne des trucs type le générique du Commissaire Maigret, qui montre son bureau, les outils dont il se sert – en cinématographie, il s’agit de passages. C’est à double sens : je rentrais dans les maisons, et je faisais des photos en passant. Je ne furetais pas. Il ne s’agit pas seulement de photos d’intérieur des témoins avec lesquels nous nous entretenions. Parfois, je rentrais chez les gens pour leur demander s’ils vendaient de l’alcool fait maison, et par exemple, le pépé qui m’ouvrait m’invitait à boire un thé et je prenais sa cuisine en photo.
Y’a beaucoup de chats aussi, dans tes photos.
J ‘aime pas les chats mais je sais que ça plait aux femmes, donc je fais des photos de chats. C’est pas un animal de compagnie, là-bas, c’est sanitaire : pour s’assurer qu’il n’y ait pas de souris ou de rats dans la maison.
Comment tu t’es mis à la photo ?
Je prends des photos depuis 2006, mais je n’ai pas de formation de photographe. J’ai commencé à monter dans les clochers d’église, c’était comme un substitut au graffiti. Plus jeune, je peignais régulièrement. Mais j’ai décidé d’arrêter : j’avais l’impression d’aller dans une impasse, ça ne menait à rien. En montant dans les clochers des églises, j’avais tout : l’escalade, le rodage, l’intrusion, mais sans la dégradation, sans le vandalislme. Et dans ces églises, je suis tombé sur des graffitis anciens. Je voulais en rendre compte, en garder une trace – j’en ai mis dans mon tumblr, d’ailleurs. Donc j’ai dégoté un appareil et j’ai pris des photos.
Mais bon, j’ai bien galéré. Au début j’avais acheté un petit appareil à la con. Ça faisait des photos dégueu, je l’ai jeté. Puis j’ai acheté un Reflex. Je faisais tous les réglages en manuel, je bidouillais. Au début je touchais à cinquante trucs avant de voir quelque chose apparaître à l’écran. Mais à force de pratiquer, j’ai fini par comprendre comment ça marchait.
Qu’est-ce qui t’attire autant dans les églises ?
Y’a ce truc de chercher l’horizon. La première fois que je suis monté, j’ai suivi une camarade de classe. Une fois là-haut, je me suis retrouvé face à l’horizon. En ville, on n’est jamais confronté à l’horizon, la vision est régie par des perspectives. Ça a un lien avec les photos de la campagne, aussi : les gens de la campagne sont habitués à vivre entourés de l’horizon. Pour aller d’un point A à un point B, ils vont en ligne droite. On pense comme on se déplace, comme on voit. En ville, c’est plus difficile de penser grand. Quand on réfléchit à un problème, on a plus de chances de trouver une solution si rien n’arrête la vue. Les églises, c’est un peu ça, en fait : c’est beau, c’est haut, et ça permet de s’extraire de la condition de citadin régie par les perspectives.
T’es sur d’autres projets ?
Je bosse sur un autre livre qui va sortir en octobre. Pour celui-là aussi je cherche encore un éditeur. Sinon, je vais suivre une formation en topographie pour devenir géomètre. Ça implique moins, émotionnellement, que la photo, mais c’est assez proche au final. On se balade dans toute la ville avec un appareil posé sur un trépied, seul. Et ne pas travailler en équipe, pour moi c’est hyper important. Et toujours changer d’endroit aussi.
Plus de photos de Nicolas : Chacunsontruc.tumblr.com
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