Des dents plantées de travers, des fesses plates, une mauvaise peau. Les complexes sont des coups de couteau dans l’estime de soi, et ces derniers concernent tout le monde. Cependant, certains d’entre eux sont relativement genrés. Ainsi, un peu partout sur Internet, des centaines de milliers d’hommes se rassemblent pour parler de leurs cheveux qui tombent, de leur petite taille, de leur mâchoire pas assez carrée. Tous les problèmes, même les moins avouables, ont leur plate-forme dédiée. Logiquement, ce multivers du complexe masculin attire pléthore de profils et d’intentions, de l’adolescent mal dans sa peau au chirurgien plastique en quête de patients. Mieux vaut rester prudent, donc.
Dans ce petit monde, la fréquentation d’un site donné semble suivre une formule à trois variables : plus le complexe est courant et facile à accepter ou à traiter et moins il est proche de la sexualité, plus les membres seront nombreux. Ainsi, le forum sur la perte de cheveux Hairloss Talk compte plus de 60 000 membres. Sur ses talons, on trouve /r/short, une sous-catégorie de Reddit réservée aux hommes de moins de 170cm, avec plus de 50 000 abonnés. Vient ensuite un autre subreddit de 30 000 membres, /r/smalldickproblems, pour les personnes qui n’acceptent pas la taille de leur sexe.
Videos by VICE
Tristes tropismes
L’ambiance de ces sites correspond souvent à la gravité du complexe, ou plus exactement à la perspective de le voir résolu. Nicolas Boulez, cofondateur et administrateur d’International Hairloss Forum, voit sa création comme un espace sain. « C’est plutôt une bonne ambiance, explique-t-il. Ce sont des gens qui ont un problème commun, dont ils ont du mal à parler en public. Le fait de pouvoir se cacher derrière un pseudo leur permet de s’exprimer librement devant une communauté réceptive. »
DolphinBoy_Future, modérateur de /r/smalldickproblems, est plus sombre : « C’est un endroit triste. Il n’y a absolument rien à dire de positif sur le fait d’avoir un petit pénis. C’est quelque chose qui est ouvertement tourné en ridicule, sous les encouragements et les approbations. […] C’est pour ça que je veux que cet endroit permette aux gens de souffler et de parler de leurs sentiments sans être ridiculisés ou jugés. »
La plupart des échanges de ces sites peuvent être classés dans deux catégories : ceux qui visent à l’acceptation du complexe et ceux qui évoquent plutôt des mesures actives
Partagée, la douleur fait des communautés solides. La teneur des discussions rappelle celle des forums thématiques anonymes, en plus gentil : ceux qui souhaitent lire la vérité sur l’étendue de leur calvitie ou la forme de leur mâchoire devront supporter des jugements sans ambages ni méchanceté, ceux qui vocalisent leurs souffrances recevront des messages de soutien. L’administrateur de Phalloboards, un site pour les hommes au petit pénis, semble fier des discussions de son site : « C’est fraternel, intelligent et profondément intime. » GJ, le patron de Jaw Surgery Forums, considère aussi que son site de discussion des chirurgies de la mâchoire est sain : « En général, c’est objectif et académique. »
Accepter ou découper
La plupart des échanges de ces sites peuvent être classés dans deux catégories : ceux qui visent à l’acceptation du complexe et ceux qui évoquent plutôt des mesures actives. Car pour ceux qui perdent leurs cheveux comme pour ceux qui se trouvent trop bas, la chirurgie plastique a des solutions plus ou moins coûteuses et risquées. Certains forums sont même exclusivement dédiés à la résolution médicale des complexes : c’est le cas de Limb Lenghtening Forum, une plateforme pour les individus qui pensent à allonger leurs membres avec des bouts de métal dans une clinique lointaine.
Sur les forums « chirurgicaux » comme sur les subreddits qui tendent vers l’acceptation, les internautes cherchent des informations sur les interventions possibles et les médecins qui les pratiquent mais aussi, quand c’est possible, sur les mille et un « traitements » qui ne nécessitent pas de passer sur le billard : poudres densifiantes pour les calvitieux, exercices de langue pour ceux qui n’aiment pas leur mâchoire ou leurs pommettes, pompes et allongeurs de pénis. On critique, on recommande, on dévoile parfois sa recette personnelle en signature. Les noms de produits et de praticiens circulent beaucoup, parfois accompagnés de clichés « avant-après » aguicheurs.
Chasseurs de têtes (dégarnies)
Ceux dont les revenus dépendent des complexes n’ont pas manqué de remarquer le développement de ces plateformes. Les pages d’International Hairloss Forum s’ouvrent souvent sur une liste de médecins qui pratiquent la greffe de cheveux et paient pour exposer leur travail sur le site. « Ils ont un forfait mensuel, ça me permet de financer le site et des déplacement dans les congrès, pour me tenir au courant des dernières techniques », explique Nicolas Boulez. Phalloboards utilise un modèle similaire : les praticiens qui souhaitent faire la publicité de leur travail dans l’enceinte du forum doivent s’acquitter d’un abonnement spécial.
« La plupart des patients que nous recevons en consultation indiquent venir d’Internet » – Hilde Martens
Du côté des établissement esthétiques, on reconnait volontiers l’importance de cette forme de marketing un peu intime. Hilde Martens, en charge du suivi des patients dans la clinique de greffe de cheveux belge BHR, explique que son établissement emploie plusieurs « advisors » dont la mission relève de la prospection sur Internet, mais pas seulement : « On essaie de suivre les patients, leurs questions en ligne, essayer de les motiver à faire un peu de promotion pour nous s’ils sont satisfaits. » C’est un patient comblé qui a proposé cette approche au médecin de la clinique qui, apparemment séduit, a par la suite organisé une véritable « task force » numérique.
Aujourd’hui, les conseillers de BHR sont présents sur des forums américains, français, russes, espagnols, norvégiens, italiens. « La plupart des patients que nous recevons en consultation indiquent venir d’Internet, explique Hilde Martens. Et quand vous tapez le nom de notre clinique dans Google, ça envoie toujours vers des pages de forums. »
On pourrait voir cette approche marketing comme envahissante, voire dangereuse. C’est le cas de GJ, qui n’a jamais permis à des chirurgiens de la mâchoire de publier sur son forum pour éviter tout conflit d’intérêt : « Ce que je vois souvent, c’est un patient qui ne pense pas avoir de problème et qui s’entend dire qu’ils en a en fait plein, et que le docteur peut les aider à les résoudre. Je n’aime pas l’idée de quelqu’un qui crée et capitalise sur des complexes. »
Pratiques déloyales
Cependant, les médecins qui fréquentent ouvertement ces sites se défendent de toute intention mercantile en invoquant la nécessité de fournir des informations claires aux internautes complexés. C’est le cas du docteur Luis Casavantes, dermatologue et directeur d’un cabinet de Tijuana, au Mexique, dans lequel il pratique des augmentations de la circonférence du pénis avec des produits de remplissage. « Phalloboards est ma plus grande source de patients, avoue-t-il tout de go. Mais je ne veux pas devenir un influenceur sur le site, juste fournir les informations les plus précises possibles pour éviter que ces gens ne vivent des cauchemars et finissent avec des cicatrices horribles ou des gangrènes. Car quand ils commencent leurs recherches, ils se retrouvent vraiment perdus. »
« Comme toutes les chirurgies, les intervention de correction des complexes sont susceptibles de finir en boucherie : crânes ravagés par le prélèvement de futurs greffons, pénis massacrés, membres scarifiés et bien d’autres complications horribles »
Les créateurs et administrateurs de forums semblent partager cette volonté de protéger les internautes contre les arnaques et les pratiques déloyales. Le père de Phalloboards affirme s’être lancé après avoir supposé que le site qu’il fréquentait jusqu’alors était géré par un médecin qui l’utilisait pour écraser la concurrence. Aujourd’hui, malheureusement, ces problèmes demeurent.
Une clinique turque a un jour présenté les résultats de BHR comme les siens, explique Hilde Martens. Quant à Luis Casavantes et Nicolas Boulez, ils attestent tous deux de l’existence de « sockpuppets », des faux comptes d’utilisateurs téléguidés par des établissements véreux pour publier des avis positifs sur leurs offres. « Ça concerne surtout les cliniques, plus rarement les produits », rapporte le cocréateur de International Hairloss Forum, qui ajoute que certains établissement utilisent tout bonnement Photoshop pour bricoler des résultats.
Comme toutes les chirurgies, les intervention de correction des complexes sont susceptibles de finir en boucherie : crânes ravagés par le prélèvement de futurs greffons, pénis massacrés, membres scarifiés et bien d’autres complications horribles. Malheureusement, ceux qui tentent d’avertir le public sur les responsables de ces malheurs sont parfois traînés en justice. Nicolas Boulez a dû accepter un règlement à l’amiable suite à une plainte pour diffamation : une clinique pratiquant une procédure datée s’était fâchée de lire de mauvaises évaluations de patients défigurés sur son forum et réclamait 800 000 euros de dommages et intérêts. « Ils ont bien failli me couler, regrette l’administrateur. Désormais, les membres doivent fournir des photographies et expliquer le plus clairement possible ce qui leur est arrivé, et le médecin incriminé a un droit de réponse. »
Vulnérables mais cachés
Dans un tel milieu, les internautes en quête d’une solution à leurs complexes ont tôt fait de tomber dans les griffes des arnaqueurs, surtout s’ils souffrent aussi de problèmes psychologiques. Les forums grouillent d’individus qui publient, angoissés, des clichés de leur corps sur lesquels n’apparaissent aucun défaut particulier. Sur Limb Lenghtening Forum, un homme de 190cm contemple un agrandissement des membres, et les plateformes de conseil aux hommes angoissés par la taille de leur pénis débordent de gens aux mensurations normales et néanmoins prêts à tout pour quelques centimètres de plus. On parle de « Height neurosis », de « Small Penis Syndrome »… Sans les forums, ces individus seraient des proies encore plus faciles pour les charlatans… Ou d’autres communautés de moins bonne compagnie.
L’un des groupes numériques les plus détestés au monde, les incels, manifestent un intérêt prononcé pour la chirurgie plastique. Pour ces « célibataires involontaires », des hommes souvent jeunes qui souffrent de ne pas trouver de partenaires sexuels, le succès est d’abord une question d’argent et d’apparence. Selon leurs thèses sexistes, les hommes riches, grands et dotés d’une mâchoire ciselée prennent toutes les femmes et triomphent professionnellement pendant que les petits pauvres au nez mal fait sont condamnés à souffrir. Pour le propriétaire du forum Lookism, un site phare dans la communauté, c’est clair : « La chirurgie peut être une bonne manière d’améliorer son apparence et sa position dans la société. »
Les incels en colère se fraient parfois un chemin jusqu’aux communautés plus paisibles de l’Internet du complexe masculin. « Avant, tout le monde pouvait s’inscrire sur le site, mais nous avons eu un énorme afflux d’incels qui ont amené une vibre très négative, explique GJ de Jaw Surgery Forums. J’ai donc changé les options d’inscriptions, je vérifie chaque nouvel utilisateur depuis cinq ans. Parfois, ils arrivent quand même à entrer, mais nous supprimons leurs comptes s’ils utilisent des mots ou des phrases qui les trahissent. » Sur Reddit, affirme DolphinBoy_Future, toutes les communautés basées sur des « défauts » doivent composer avec eux : « Ce sont des humains aussi. Je le laisse poster tant qu’ils suivent les règles. La plupart sont respectueux. Je comprends d’où ils viennent, être laid et avoir une petite bite peuvent susciter des réactions très similaires. »
Tel est l’Internet des hommes qui souffrent : pas vraiment en colère, juste perdu, vulnérable, et surtout en attente d’une main tendue, parfois n’importe laquelle.
Sébastien est sur Twitter.
VICE France est sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.