Photo – Peter Yoo
La dernière fois que le réalisateur Brett Morgen a mis les pieds au festival SXSW, c’était il y a 16 ans. À l’époque, il venait présenter son documentaire sur les boxeurs new-yorkais, On The Ropes. C’est d’ailleurs ce jour-là qu’il a rencontré sa femme. Ça ne s’invente pas. Trois enfants et sept réalisations plus tard, il est revenu au SXSW il y a deux semaines, pour présenter en avant-première, Kurt Cobain : Montage of Heck — le premier documentaire officiel sur Kurt Cobain, diffusé le 5 avril prochain sur HBO. Ce film est l’occasion d’entendre des personnes qu’on avait peu ou pas du tout entendus jusqu’ici : des intervenants comme Krist Novoselic ou la première compagne de Kurt, Tracy Marander. En revanche, Dave Grohl, n’a pu apparaître dedans car ses interviews ont été réalisées trop tard. Mais on vous avait déjà tout expliqué lorsqu’on vous a présenté le trailer le mois dernier.
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Morgen n’est pas un novice dans le domaine, loin de là. Il a d’ailleurs reçu l’Oscar du meilleur documentaire avec On The Ropes en 2000. The Kids Stays in the Picture, sur Robert Evans et Crossfire Hurricane, son documentaire sur les Rolling Stones sorti en 2012 ont tous les deux reçus des critiques très positives. Vingt-et-un an ont passés depuis que Kurt Cobain a décidé de quitter ce monde, mais les gens l’admirent toujours autant, et l’énigme qui plane autour de lui et de son génie n’a toujours pas été résolue. Malgré tout, les classiques de Nirvana continuent de tourner dans le monde entier et se transmettent de génération en génération. Et Morgen assure que ce documentaire est destiné à tous : « Ce film ne parle pas simplement d’un groupe de rock, c’est l’histoire universelle d’un jeune homme et de sa vie de tous les jours. »
Avec Morgen aux commandes, les spectateurs peuvent se laisser tranquillement immerger dans la vie chaotique de Cobain. De ses premiers pas en couche-culotte à son adolescence turbulente et son mal-être naissant, en passant bien sûr par l’ascension de Nirvana, la naissance de Frances, sa fille, et sa terrible descente aux enfers, on découvre l’intimité de celui sur qui on on pensait déjà tout savoir, grâce à des séquences vidéos exclusives, des enregistrements audio, des journaux, des dessins et des poèmes. Regarder Montage of Heck est une expérience particulièrement intense. Morgen a hésité à présenter son documentaire de manière aussi intimiste avant d’avoir l’idée d’animer les peintures et les carnets privées de Kurt. Une manière de faire de Kurt le narrateur de sa propre histoire. Dans ce film, Cobain revient à la vie sous la forme d’un avatar qui nous raconte sa vie et ses sentiments. Une technique impressionnante qui marche vraiment bien.
J’ai rencontré Morgen à Austin, au SXSW, pour l’avant-première de son film. En début d’après-midi, la queue était déjà bien longue devant la salle, les fans les plus fervents attendaient patiemment depuis l’aube. Dans un costume noir légèrement froissé, chaussé d’une paire de Chuck Taylor en cuir marron, Morgen semblait déjà à plat. Je lui ai demandé s’il était angoissé de nature, avant de revenir de long et en large sur le film.
Un extrait exclusif du film. Noisey : Bravo pour le film— j’ai adoré. Tu as dit récemment que les générations suivantes continueraient à faire des documentaires sur Kurt et Nirvana, mais d’une façon différente. En quoi penses-tu que la vision des gens de ma génération soit différente de la tienne ? Sachant que quand j’ai découvert Nirvana, Kurt était déjà mort… Brett Morgen : Je pense que c’est tout simplement une différence culturelle. On a tous écouté Kurt Cobain car c’était un mec qui incarnait le changement. Nirvana a explosé et Bush et Reagan se sont fait balayer de la Maison Blanche, puis Kurt est mort et les Républicains ont repris le pouvoir. On l’écoutait pour les mêmes raisons que votre génération. Il nous apportait du réconfort, il était le porte-drapeau des geeks, de ceux qui étaient différents, des jeunes en difficulté, des enfants battus, ceux qu’on rabaissait, bref, de tous les opprimés.Kurt arrivait à nous raconter son expérience d’ado à travers sa musique et ses textes incroyables parlaient à tout le monde. Ça faisait longtemps que quelqu’un n’avait pas débarqué avec une plume pareille. Il y aura toujours des enfants seuls et c’est aussi pour ça que sa musique continue de parler à toutes les générations. Kurt avait le truc. C’était un mec pur, vrai, et authentique, ce qui est plutôt rare dans la pop music. En général, pour faire de la pop, il faut faire des compromis sur la création, et Kurt n’en faisait jamais.
Donc pour toi, Kurt ne cherchait pas la gloire — ses intentions étaient plus nobles que ça ?
Kurt a toujours cherché à être accepté. Il a d’abord cherché sa place dans sa propre famille, et plus tard au sein du groupe. Ensuite, il a essayé de trouver sa place, avec Tracy, sa petite amie, puis avec Courtney. C’était un mec ambitieux et je pense que s’il cherchait la notoriété c’était pour justement trouver une place dans ce monde. Mais il ne savait pas tout ce que ça impliquait d’être une star… Au bout du compte, si tu n’as pas une bonne image de toi, et que tout le monde te vénère, tu ne te sens pas vraiment mieux. En fait, tu te sens encore plus mal. Kurt est devenu une star sans savoir ce que ça signifiait vraiment. Pour lui, Nirvana pouvait vendre au max 200 000 albums, comme Sonic Youth. Il ne savait pas qu’en une semaine le groupe réaliserait 600 000 ventes.
Il y a beaucoup de choses qu’on ignore ou qu’on ne comprend pas au sujet de Kurt et ton film éclaircit certains points. À ton avis, quelle a été la plus grosse incompréhension autour de son personnage ?
Aujourd’hui, certaines personnes pensent qu’on ne devrait même plus parler de lui. Ils pensent qu’il n’a fait que trois albums et qu’il ne mérite pas qu’on parle toujours autant de lui. Ceux qui le rejettent parce qu’ils le voient seulement comme un petit blanc aux cheveux longs qui passait son temps à se plaindre même après avoir atteint la célébrité, eh bien on a juste envie de leur dire de la fermer à tout jamais. J’espère qu’en voyant le film, ces gens comprendront qui il était vraiment. Montage of Heck montre que Kurt n’était jamais un mec arrogant avec les médias, juste pour faire punk, ou parce que c’est un petit blanc pleurnichard, mais bien parce que c’était un artiste qui ne voulait pas s’étaler sur son travail. Il préférait que les gens interprètent sa musique comme ils le souhaitaient.
Kurt animé.
T’étais inquiet avant de mettre Kurt en image ?
Oui, j’étais très inquiet à l’idée de dessiner Kurt. À la base, ça ne faisait pas parti du scénario, mais quand on a abordé sa jeunesse, il est devenu clair qu’on devait aussi le présenter à cette époque. Je travaillais avec Hisko Hulsing, mon animateur-graphiste, qui s’occupe également des storyboards. Je lui ai donné une liste de tournage. On a fait des choses très explicites et d’autres moins. Il y a quelque chose dont personne n’a jamais parlé mais que nous avons mis en image. Dans l’histoire, Kurt raconte comment, un jour, il s’est rendu sur une ligne de chemin de fer avant de se mettre deux parpaings sur le corps pour attendre le train de 9 heures. On n’a pas dessiné toute la scène mais on en parle.
Il s’est allongé sur les rails ?
Non, il s’est assis sur le quai. On a voulu donner le sentiment que l’histoire pouvait être différente de la réalité. Mais l’émotion qu’on retranscrit dans cette histoire est 100 % vraie. Je n’avais pas encore fait les illustrations, il y avait ce trou de sept minutes en plein milieu du film. On ne pouvait pas laisser un truc comme ça, on devait faire quelque chose. Je voulais embellir le tout, sans nous éloigner de l’histoire. Donc un je me suis dit « Ok, on va faire ça et cette scène sera dans le film, mec. » On a passé trois mois à faire des storyboards, à revenir dessus pour les améliorer, les modifier, etc. On n’a pas arrêté.
Courtney vous a énormement aidé. Comment s’est passé ton boulot sur les archives comparé à celui pour les docus sur Robert Evans ou les Rolling Stones?
Quand tu chopes des archives, tu te sens comme un gosse au matin de Noël, et chaque découverte que tu fais te rapproche un peu plus de ce que tu veux. Les archives des Stones étaient énormes. Elles sont toutes en Angleterre et se composent de plusieurs entrepôts remplis de reliques. Dans un hangar, il y a 25 voitures, tous leurs accessoires de scène des années 60, il y a aussi un coffre réfrigéré qui regroupe tous morceaux enregistrés par le groupe. Pour Kurt c’était un peu différent. Tout était dans des boîtes, donc à chaque fois j’avais l’impression d’ouvrir un cadeau de Noël. Je ne savais pas sur quoi j’allais tomber. Je pouvais tomber sur deux cents cassettes qui n’avait jamais été écoutées, ou des vidéos que personne n’avait vues. Et petit à petit j’ai réussi à regrouper tout ce dont j’avais besoin.
Est-ce que tu t’es inspiré d’autres documentaires pour construire l’esthétique du film ?
Non. Si je vois quelques choses qui ressemble à un projet que j’ai en tête, alors j’abandonne l’idée. Mais je n’abandonne pas parce que je suis contrarié. Beaucoup de gens ne parlent que de la forme et du fond et essayent de trouver la juste association entre les deux. Moi je cherche à explorer différentes approches pour trouver la forme et le support qui correspondent le mieux au sujet. C’est quelque chose auquel je porte beaucoup d’attention. Avant j’utilisais une technique un peu spéciale pour faire mes films: j’écrivais une liste d’adjectifs qui correspondaient au sujet puis j’utilisais ces mêmes mots comme modèle pour décrire ce à quoi le film devait ressembler. Au final, vous n’avez pas regardez un film sur Robert Evans mais le film de Robert Evans.
Tu as déjà vu Nirvana en live ?
Plusieurs fois. Je ne me rappelle plus très bien de la première. Il jouait dans mon université, au Hampshire College et j’étais saoul. Je crois que Kurt portait une robe pendant le concert. Quand j’ai commencé Montage of Heck, j’étais un fan lambda, je ne me rendais pas compte de ce que représentait Kurt pour notre génération. Et quand Courtney m’a parlé de toutes les formes d’art dans lesquelles il s’impliquait, j’ai réalisé qu’on pouvait faire quelque chose d’unique : je pouvais raconter l’histoire de Kurt non pas uniquement par ses mots mais aussi grâce au message qu’il transmettait à travers l’ensemble des ses oeuvres, musicales ou non. Ce film est en quelque sorte l’oeuvre de Kurt. C’est un documentaire incroyable. Vous imaginez bien que se renseigner sur la vie d’une personne est déjà difficile, alors imaginez le casse-tête quand il s’agit de retracer la vie d’une personne aussi prolifique que Kurt, qui s’est exprimée sur différents supports — la musique, la peinture, le montage sonore, les court-métrages, etc. Si comme moi vous pensez que les artistes écrivent leur autobiographie avec leurs oeuvres, alors Kurt a laissé derrière lui la plus longue autobiographie de sa génération.
Ca fait maintenant 20 ans que les gens essayent de percer le mystère qui plane autour de Kurt Cobain. C’est le cas de beaucoup d’auteurs et de réalisateurs mais dans un sens, ce mystère perdurera toujours. Certaines personnes peuvent paraitre moins mystérieuses une fois qu’on a analysé leurs oeuvres mais les oeuvres de Kurt n’enlèvent rien à son mystère. Elles nous aident simplement à mieux le comprendre.
Kurt et Frances Bean Cobain.
Même après avoir réalisé ce film, Kurt est toujours baigné de mystère pour toi ?
On ne pourra jamais connaître une personne à 100 % car la plupart des gens ne se connaissent pas eux-mêmes. Donc te dire que je connais Kurt et son histoire sur le bout des doigts serait, en plus d’être un mensonge, une preuve d’arrogance et de mégalomanie. En tout cas, j’ai l’impression d’avoir approché sa réalité au plus prêt. J’ai même eu la chance de voir certains trucs que ses meilleurs potes n’avaient pas vus. J’ai l’impression que Kurt pouvait dire ce qu’il ressentait mais il n’arrivait pas à dire pourquoi. Il pouvait dire qu’il avait peur du ridicule, mais il lui manquait quelque chose pour surpasser cette sensation — ce qui se fait souvent en étant sobre. Je veux dire par là que souvent, quand tu prends des drogues, tu essayes de te protéger de quelque chose. Si tu n’en prends plus, c’est que tu n’as plus besoin de te protéger.
Pourquoi était-il si sensible à l’humiliation ?
Il faut faire un petit retour en arrière. On sait aujourd’hui qu’il a essayé de se suicider quand il avait 14 ans parce qu’il se sentait humilié. Donc je pense qu’on devrait commencer par là et se demander par quoi et pourquoi il se sentait humilié à cet âge. Quand il avait 10 ans, ses parents se sont séparés, il a été très perturbé et avait honte de cette situation. La plupart des enfants pensent que c’est de leur faute quand leurs parents divorcent et se sentent abandonnés. Mais la honte et l’humiliation sont des choses encore différentes. Déjà à cette époque il avait cette sensation. On a dû aller encore plus loin dans son enfance pour comprendre ce mal-être. Et on a appris qu’à l’âge de sept ans, son père se moquait de lui car il ne se comportait pas comme un adulte. Il l’humiliait parce qu’il était ce qu’il était.
On pourrait creuser encore plus loin ?
On aurait pu chercher plus tôt en effet, mais je pense que ce qu’apporte le film suffit. Contrairement aux autres films, où un tas de psychologues auraient donné leur avis en interview, j’ai préféré laisser au public sa propre interprétation. Je pense que les gens qui ont des questions en suspend trouveront leurs réponses dans le film.
Je sais que tu as aussi le projet de sortir un livre et un CD pour accompagner ce film. T’en as pas eu marre par moment ?
Si tu veux vraiment la vérité, le processus a été laborieux. Mais je suis très heureux de ce qu’on a aujourd’hui. Le livre accompagne très bien le film. On y retrouve toutes les interviews que j’ai faites avec les membres de la famille Cobain. Certains n’avaient jamais parlé publiquement. Donc c’est un vrai trésor, plein d’interviews et d’images inédites. Ca sortira le 5 mai.
Malgré le succès du film et toutes les critiques positives, tu restes mesuré car selon toi le sujet est toujours très sombre.
C’est gratifiant de lire ce que les gens ont pensé du film. Je dis lire car en réalité, j’ai eu plus de retours sur Twitter que de la part des gens présents dans la salle lors de la projection. En salle, les seules personnes qui viennent te voir sont celles qui ont apprécié ton film. Personne ne viendra jamais te voir pour te dire que ton film craint. Je me suis inscrit sur Twitter le jour où Crossfire Hurricane est passé sur HBO. Je n’avais jamais connu un truc pareil : je pouvais lire les commentaires des gens en live.
Ce qui peut déranger quand tu fais de la télé, c’est de faire ton émission, rentrer chez toi pour retrouver des amis, ou ta femme, voir ton émission passer et constater qu’elle n’a rien changé au monde qui t’entoure. Avec Twitter, il y a une interaction, et tu as des retours directs, tu en as plus que si tu étais avec tous ses gens dans une même pièce. J’adore savoir ce que les gens ont aimé ou non et voir les conversations que ça déclenche. Avec la sortie de ce film, je vais me ruer sur Twitter tous les soirs. Avec une simple recherche « Montage of Heck », je pourrais voir ce qu’en pensent les gens. Par contre, je ne comprends rien aux hashtags, et c’est d’ailleurs pour ça que je n’en utilise jamais.
C’est cool que tu sois sur Twitter.
Si tu savais, mec. Depuis l’annonce du film, les gens me contactent en permanence pour savoir quand et où ils pourront le voir.
Et tu leur réponds ?
Oui, d’ailleurs on va le faire ensemble.
Ok allons-y, lis nous un tweet.
« On a une chance de pouvoir assister à la séance sans pass ? Je suis un gros fan de Nirvana et je suis à Austin. » Regarde ce que je vais lui écrire : « J’ai 20 tickets pour toi. »
Donc tu balances des tickets à tous les fans qui sont à Austin ?
Exactement.
Dingue ! Et tu ne connais pas ce mec ?
Non, je n’ai jamais entendu parler de lui.
Kurt Cobain : Montage of Heck sera diffusé le 5 avril sur HBO et sortira prochainement en Europe.
Le livre Montage Of Heck sera dispo le 5 mai prochain.
Peter Sholley aimerait remercier son frère George. Suivez-le sur Twitter.