Magnum est de loin l’agence de photo la plus connue au monde. Et même si vous n’en avez jamais entendu parler, vous connaissez forcément leur travail, qu’il s’agisse des reportages de Robert Capa sur la guerre civile espagnole ou des escapades excessivement britanniques de Martin Parr. Dans le cadre d’un partenariat en cours, nous vous présenterons tous les mois un photographe rattaché à l’agence parisienne de Magnum Photos.
Jérôme Sessini a commencé la photographie un peu par hasard, dans les années 1990, à l’âge de 24 ans. S’il s’est d’abord intéressé aux paysages et aux habitants et marginaux de sa petite ville natale de l’est de la France, il a depuis travaillé aux quatre coins du monde – principalement en Amérique Latine et au Moyen-Orient. En 2012, il a publié un ouvrage tiré de son travail de longue haleine dans les villes mexicaines frontalières des États-Unis, gangrénées par le trafic de drogue et la violence. La même année, il devenait membre associé de Magnum.
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Récemment, il a été récompensé du premier et second prix du World Press Photo dans la catégorie « Spot News – stories » pour son travail en Ukraine. S’il a longtemps hésité avant de se rendre là-bas – il explique ne pas vouloir simplement « faire un travail de photojournaliste qui va aller couvrir une manifestation et rentrer » –, il a finalement décidé d’y aller quand il a pressenti l’ampleur que la situation pouvait prendre. Ainsi, le Français y a ramené quelques-unes des images les plus spectaculaires de l’assaut sur la place Maïdan, en février 2014, et était l’un des premiers journalistes à se rendre sur les lieux du crash du vol MH17 de la Malaysia Airlines quelques mois plus tard.
Depuis, avec la même approche que celle qu’il a adoptée pour son premier livre, il travaille sur un ouvrage consacré au quotidien des Ukrainiens de l’est du pays embourbés dans le conflit avec la Russie. « Je m’intéresse à des gens qui sont les victimes de forces supérieures, des gens qui ont été pris dans un tourment qui les dépasse totalement, des gens qui sont les grands perdants de l’Histoire, explique le photographe. Leur seul tort est d’être né et de vivre au mauvais endroit. Ça m’amène à un questionnement : faut-il être déterministe et se dire “Tu es né dans un pays pauvre et merdique et ta vie sera vouée à l’échec”, ou est-ce qu’il y a des moyens d’en sortir ? Je garde de l’espoir. »
VICE : Vous avez commencé la photographie en vous intéressant à tout ce qui vous était proche. Qu’est-ce qui vous a ensuite conduit vers le photojournalisme ?
Jérôme Sessini : En 1998, j’ai quitté ma région d’origine pour m’installer à Paris et apprendre le métier de photographe. Je pensais y rester seulement quelques mois. Puis, je suis devenu pigiste à l’agence Gamma. Un matin, alors que je passais à la rédaction, mon rédacteur en chef m’a expliqué qu’il recherchait un photographe en urgence pour partir en Albanie, alors en pleine guerre. La mission consistait à suivre un bus de volontaires kosovars qui vivaient en France et qui souhaitaient rejoindre les rangs de l’armée de libération du Kosovo. Je suis parti dans l’heure, sans aucune préparation, avec 30 films et 5 000 francs en poche. Ce reportage était mon premier à l’étranger.
J’ai ensuite été pris de fascination pour la boxe et le Mexique. Partir là-bas et rencontrer des champions et des adeptes de la discipline était un rêve que j’ai réalisé en 2001.
Aujourd’hui, vous êtes surtout connu pour vos photos en zones de conflit. L’étiquette « photographe de guerre » est-elle appropriée ?
Je ne me considère pas du tout comme tel ; je suis un photographe qui seulement parfois se rend en zones de conflit. Pour moi, les photographes de guerre étaient ceux qui partaient avec les soldats sur le front pendant six mois ; ceux qui vivaient vraiment la guerre. Surtout, dans mon cas, je n’ai pas vraiment choisi la guerre. C’est venu tout seul, par affinité. Je ne me considère pas non plus comme photojournaliste – je ne suis pas à courir après la photo qui illustrera tel ou tel évènement. Je suis avant tout photographe documentaire. Aussi, ce qui est important dans ma photographie est la notion d’auteur. Il faut se considérer comme auteur et non comme simplement quelqu’un qui documente. Il faut se dire : « Je suis auteur, donc j’ai une responsabilité sur ce que je vous montre et je choisis de vous le montrer car j’ai ressenti quelque chose ». Il faut être raccord avec sa photographie. On ne peut pas être neutre en prenant des photos. Je ne suis jamais neutre et je ne crois pas ceux qui prétendent l’être.
Dans quel but vous êtes-vous lancé dans la photographie ? Aviez-vous un besoin d’illustrer le monde et de le montrer, comme le prétendent certains photographes ?
La photographie est quelque chose de beaucoup plus personnel et égoïste, même s’il peut y avoir un certain altruisme – en voyant une situation injuste, on peut avoir envie que ça se sache. Néanmoins, on fait des photos avant tout pour soi-même. En fait, je me suis dirigé vers ce domaine car je n’ai jamais vraiment fait confiance aux médias. En regardant les informations, j’avais l’impression de voir une seule vérité. Je me disais qu’il fallait se confronter aux évènements pour avoir une meilleure vue d’ensemble. Aussi, voir les travaux de certains photographes m’a fait comprendre que la photographie pouvait être un vrai langage et était capable de faire passer des émotions et des idées.
Vos photos de guerre se distinguent par une certaine approche artistique. Est-ce un aspect que vous recherchez ?
Je n’appellerais pas ça une « recherche artistique », mais c’est en effet quelque chose que je recherche. C’est là qu’on retrouve le côté personnel et égoïste du photographe. À Magnum, ce qui nous intéresse avant tout sont le langage et l’écriture photographique, contrairement à d’autres photographes qui n’ont pas la même perception de l’image et pour lesquels la photo est un simple document. Je recherche une photographie qui peut se passer d’un texte et qui existe par elle-même – et qui, comme tout objet d’art, a besoin d’un public pour exister. La lumière, la composition et autres sont des choses que je recherche en permanence.
Vous avez tiré un livre de votre travail de plusieurs années au Mexique, et plus particulièrement à la frontière avec les États-Unis. Qu’est-ce qui vous a attiré là-bas ?
Au fil de mes voyages dans le pays, j’ai de plus en plus apprécié la culture mexicaine et l’attitude des Mexicains. Leur culture est une sorte de mélange entre la philosophie indienne, aztèque – qui peut être très violente – et espagnole. Dans le même temps, il y a une certaine soumission envers l’étranger. Ce contraste et cette contradiction dans la personnalité des gens est ce qui m’a intéressé. Ils peuvent être très violents puis très doux, très machos puis complètement soumis, révolutionnaires puis fatalistes.
Au fil des années, avez-vous pu percevoir un changement dans la société mexicaine ?
En 2007, le nouveau gouvernement a lancé une offensive contre les cartels. L’équilibre qu’il y avait jusqu’alors a complètement éclaté. En affaiblissant certains cartels, le président mexicain en a laissé d’autres prendre l’avantage. Ça a provoqué une véritable guerre entre narcotrafiquants. J’ai souhaité travailler sur les conséquences que ces évènements ont eu sur la société mexicaine.
Au départ, les cartels embauchaient des professionnels quand ils voulaient descendre quelqu’un. La cible était repérée et se faisait descendre. Au fur et à mesure que la police et l’armée ont tué des trafiquants et leurs tueurs à gages, les cartels ont recruté à la va-vite des jeunes qui n’avaient rien de professionnel. Quand ils avaient un contrat à honorer, ces derniers tiraient en rafale. Un soir, j’étais dans un bar avec des amis. Le lendemain, en ouvrant le journal, j’ai vu qu’il y avait eu une fusillade qui a tué quatre ou cinq personnes dans ce même bar, peu après notre départ. J’ai vu de nombreuses scènes de crimes dans des bars.
Vous avez aussi fait plusieurs voyages en Irak de 2003 à 2007, au moment de l’invasion américaine. Comment se sont passés ces reportages ?
En 2003 et 2004, j’ai fait plusieurs voyages lors desquels j’ai travaillé sur le quotidien des Irakiens. J’ai fait les premières photos d’un groupe de résistance irakienne en novembre 2003. Ils venaient d’abattre un avion américain. Fin 2004, il est devenu très dangereux de travailler dans le pays – c’est à ce moment qu’ont eu lieu les premiers enlèvements de journalistes. J’ai pensé que ça devenait trop risqué, et j’ai donc travaillé embarqué aux côtés de l’armée américaine – un peu à contrecœur au départ, sûrement en raison de mon refus de l’autorité. Finalement, j’ai pu avoir accès à tout. Ils m’ont laissé travailler en totale liberté, alors que certaines de mes photos n’étaient pas du tout valorisantes pour eux – des images que les journaux n’ont jamais voulu publier. J’ai notamment photographié une unité de Marines à Falloujah alors qu’ils balançaient des corps de combattants depuis un toit, après avoir pilonné la ville à l’artillerie pendant deux semaines.
Je suis retourné en Irak sans les Américains à partir de 2007. Un an auparavant, une guerre inter-religieuse entre chiites et sunnites avait éclaté. Un véritable nettoyage ethnique. Il fallait toujours être accompagné d’une escorte.
Est-ce un danger que vous avez retrouvé dans d’autres pays ?
Parfois, comme en Irak, le risque n’est pas forcément visible. On sait que le danger est partout mais on ne le voit pas. Si la vie était presque normale, on savait qu’en cas de rapt, en tant qu’étranger, on était mal. Une fois, je me promenais avec Michel Peyrard de Paris Match et nos deux gardes dans un marché de Baghdad. Un type nous a repéré et crié que « deux espions étrangers » étaient présents. Il y a eu un grand mouvement de foule. On a finalement réussi à fuir vers la voiture.
Le danger était similaire en Somalie où je suis allé en 2006 pendant deux semaines. Les tribunaux islamiques venaient de s’emparer de Mogadiscio. J’ai senti que je pouvais me faire kidnapper ou descendre n’importe où et à n’importe quel moment. J’étais accompagné de cinq gardes armés.
Le danger est plus évident quand on se retrouve dans une zone de combats. On sait vite où il ne faut pas aller et quoi faire pour se mettre à l’abri – à quelques exceptions près, comme en Libye, où tout se passait en plein désert et où il n’y avait aucun moyen de se protéger.
Vous avez fait deux voyages en Syrie peu avant l’émergence de l’État islamique. Pouvez-vous me parler de cette expérience ?
À mon arrivée, en octobre 2012, mon fixeur m’a donné rendez-vous à l’hôpital d’Alep. Il venait d’y avoir un bombardement ; c’était l’hécatombe. Il y avait des blessés et du sang absolument partout. Une vision d’horreur. Je suis ensuite allé sur les lignes de front. J’y ai vu des civils qui ne ressemblaient en rien à des combattants et qui tentaient de passer en courant d’un quartier rebelle à un quartier loyaliste se faire tirer dessus par un sniper. Lors de mon second voyage – trois semaines en février 2013 –, fatigué des combats, j’ai voulu faire un travail sur les paysages de guerre et dresser un portrait d’Alep.
Peu avant mon départ, j’ai compris qu’on ne pourrait plus mettre les pieds dans la ville d’ici peu – on commençait à percevoir l’arrivée de groupes comme le front al-Nosra et on entendait parler de Daesh. Déjà, les rebelles disaient qu’une fois qu’ils en auraient fini avec le régime, ces groupes seraient leur prochaine guerre. Deux jours après mon retour en France, mon fixeur se faisait tuer et quatre mois plus tard, Didier François et Édouard Elias étaient enlevés. Avec le risque d’enlèvement, les bombes de 500 kilos qui tombent en permanence et la population qui commençait à être hostile, la peur était omniprésente.
Vous avez un jour déclaré : « Les petites gens sont toujours les perdants, que ce soit en Irak, au Mexique ou en France. » Les récents évènements que vous avez couverts – révolutions arabes, en Ukraine, etc… – ont-ils fait évoluer ou murir cette réflexion ?
J’ai été pleinement conforté dans cette idée. Dans le cas des révolutions arabes, si les demandes des manifestants étaient au départ légitimes, l’après n’a pas été aussi positif… Le peuple a besoin d’être soutenu par un camp pour faire avancer ses revendications. Le problème, c’est qu’une fois qu’il est soutenu par des puissances – la France et l’Angleterre dans le cas de la Libye, par exemple –, ces dernières prennent le dessus et éloignent le peuple de son but initial pour des objectifs et des intérêts propres à elles-mêmes. Après avoir tué Kadhafi, ces mêmes puissances ne se sont jamais préoccupées de la suite.
Dès le début de la guerre en Libye, j’ai émis un certain scepticisme. C’est un pays qui a toujours fonctionné de façon clanique et les problèmes entre l’Est et l’Ouest existent depuis longtemps. La chute de Kadhafi – qui réussissait malgré tout à contenir ces problèmes – a entraîné le chaos. Aujourd’hui, les premières victimes sont les Libyens et beaucoup regrettent désormais l’ancien dictateur.
Sur un plan personnel, ces récentes révolutions m’ont appris à faire confiance à mes premières impressions. Ainsi, ça m’obligera désormais à être encore plus sérieux et pointu lors de mes prochains reportages ; à être encore plus au fait des questions géopolitiques et culturelles des pays concernés.
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