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istanbul, 1990 : une autre histoire du punk hardcore

Avant même de savoir parler, Mu Tunç faisait déjà les cornes du diable avec ses mains. Quelques décennies plus tard je discute avec lui, via Skype, en parcourant une sélection de photos qu’il m’a envoyé un peu plus tôt dans la semaine. Un énorme fichier zip nommé « My Brother & The Evolution of Punk/Hardcore Scene in Istanbul ». Au moment où je parle avec lui, le cinéaste de 31 ans est à Los Angeles, en train de bosser sur son second film. Mais même à 8000 kilomètres l’un de l’autre, je peux sentir l’émotion dans sa voix quand son regard s’arrête sur l’image de deux gosses enfoncés dans un canapé, les bras autour de leur mère. Sur le t-shirt d’un des deux enfants : le logo du groupe de speed metal allemand Grinder.

« C’est chez nous et cette photo est dingue, me raconte-t-il. Tu me vois faire les cornes du diable avec les mains, et je n’ai même pas quatre ans. Rien à voir avec quelqu’un qui écoute un morceau punk à Berlin ou à New York. On parle d’une culture très conservatrice. Le simple fait que cette photo existe, c’est… au-delà du bizarre. »

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Mu a grandi dans un foyer heureux de la classe moyenne du district de Merter, au Nord de l’autoroute E5 d’Istanbul. À l’hiver 1976, quand sa mère tombe enceinte de son grand frère, son père Altan entre au service du gouvernement. Mais avant de décrocher un poste stable au ministère des travaux publics et de l’habitat, le papa a été chanteur. Au mitan des années 1970, il sort notamment victorieux d’une compétition musicale nationale et s’attire les faveurs d’un des plus gros labels turcs, Melek Plak (Angel Records). Une période historiquement marquée par l’escalade de tensions politiques entre la droite et la gauche, qui signent l’arrêt de sa carrière artistique encore jeune après le coup d’État sanglant de 1980 – un événement d’une violence rare au cours duquel 50 personnes sont exécutées, 500 000 arrêtées et des centaines meurent en prison.

« L’armée prenait le contrôle et voulait que tout le monde la rejoigne, explique Mu sur le service militaire forcé de son père. Quand il est revenu, 18 mois plus tard, sa carrière était foutue. Personne ne se souvenait de lui. Les industries du divertissement avaient été altérées par l’armée et sa musique était jugée trop artistique pour le nouveau marché. » Mais tout n’était pas perdu. Altan passe rapidement le virus de la performance à son fils aîné.

Orkun vient au monde à l’été de 1977, à peu près un mois après que les Sex Pistols aient tenté d’interrompre la cérémonie des vingt-cinq ans d’Elisabeth II en jouant « God Save the Queen » depuis un bateau voguant sur la Tamise. De neuf ans son aîné, Orkun devient rapidement l’idole de Mu, qui suit les traces de son grand frère avec assiduité, écoute les mêmes choses que lui, s’habille comme lui. « Mon frère et ses potes vivaient leur phase cool, décrit Mu, se souvenant de ces moments de rébellions ados. Ils passaient leur temps à écouter des groupes en buvant du Coca, des sneakers blanches aux pieds. »

Après le coup d’État de 1980, la seule manière de rester au fait des sorties musicales occidentales était de faire passer illégalement des sons dans le pays. Ils étaient ensuite vendus à des contrebandiers locaux, qui copiaient deux ou trois albums à la fois sur des cassettes illégales. À l’époque, Eloy, l’une de boutiques les plus populaires en la matière, est tenue par Eloy Hakan, un ancien vendeur de rue ayant amassé une collection de 4000 cassettes de rock et de metal après le coup politique, qui les vend depuis son store aux allures de cave, recouvert de posters, au milieu du quartier très dense de Bakirköy. C’est ici que Orkun, adolescent, découvre pour la première fois le hardcore, sur une cassette des groupes américains D.R.I et M.O.D.

Véritable extension de la scène punk de Los Angeles, le hit « Beneath the Wheel » de D.R.I, daté de 1989, est un véritable shot d’adrénaline planté en pleine poitrine. Pour un gosse de 12 ans qui vit sous la poigne de fer de Kenan Evren, le général à la tête du coup d’état de 1980, l’effet doit être au moins aussi transcendantal. « À partir de là, Orkun a découvert la musique, explique Mu. Avec son groupe d’amis il explorait des territoires musicaux extrêmes et totalement étrangers à son environnement. C’était très rare. »

Après avoir épuisé tout le stock de cassettes qu’Eloy avait à lui donner, Orkun commence à étendre ses connaissances musicales à des groupes comme Suicidal Tendencies, S.O.D, Nuclear Assault, Slayer, Reactor ou Tankard. Sans que son père ne le sache, il se rend dans une boutique de musique et s’arrange pour acheter un kit de batterie en plusieurs mensualités. Mu raconte que quand son père a découvert l’affaire, il en est devenu fou. Il ne voulait pas que son fils devienne musicien. Mais il était déjà trop tard – Orkun et ses camarades de classe siègeaient déjà devant le garage familial pour répéter ou organiser des concerts privés pour leurs potes.

Si au Royaume-Uni et aux États-Unis, le punk a toujours été synonyme de rébellion adolescente, pour la population turque des années 1970, même celle à gauche de la gauche, le punk n’était que synonyme de décadence occidentale. Tout autant que les institutions contre lesquelles il était censé s’élever. Et à l’époque, avec dix ans de retard sur ses voisins occidentaux, quelque chose commençait à s’élever grâce à l’effort d’une classe moyenne débrouillarde de Merter. « Je pense que c’est la première fois dans l’histoire que l’on a vu des gens faire de la musique punk et hardcore dans un pays de culture musulmane, précise Mu, redécouvrant une photo de gosses en jean posant devant des amplis de fortune. Ces gosses ne comprenaient pas le genre de musique qu’ils faisaient, mais ils savaient l’apprécier. » La Turquie vivait enfin son moment punk.

Fatigués de l’apathie apolitique des années 1980, plusieurs groupes commencent à émerger dans les banlieues de la ville. Des groupes qui, comme la bande d’Orkun, organisent des concerts à l’arrache dans des garages et forment une nouvelle génération d’adolescents qui parlent d’antinationalisme, de racisme, d’injustice sociale, de consumérisme et de droits des animaux. Une génération qui commence à regarder ailleurs, au moment où le pays apprend à faire de même, au moins économiquement, sous l’impulsion du nouveau président Turgut Özal. Une nouvelle génération qui fait circuler sa musique grâce à des cassettes démos faites maison, et qui communique à travers les pages des fanzines.

Même si le premier groupe à avoir activement joué du punk en Turquie est Headbangers, en 1987, il faut attendre le mois de juillet 1992 pour que la scène se développe suffisamment et ouvre son premier festival hardcore, Punk HC Fest, qui se tient dans la capitale, Ankara. « Ils étaient si fiers de cette photo, se souvient Mu, à propos d’une image montrant le premier groupe d’Orkun, Violent Pop, posant devant une série de posters, notable parce qu’elle inclut le premier groupe de punk 100% féminin de Turquie, Spinners. L’ouverture de l’esprit de l’époque m’enchante et me frustre à la fois, parce que je ne suis même pas sûr que ça pourrait encore avoir lieu aujourd’hui. Le conservatisme est si fort, que les gens ne croient plus en rien. Ils pensent que rien ne peut être accompli à l’est. Mais il s’est passé des choses très cool ici. Ceci en est la preuve. »

Autre preuve, sacrément probante : la musique, réellement passionnante, qui a été créée par tous ces groupes. En 1994, le second groupe d’Orkun, le brillamment chaotique Turmoil, a marqué l’histoire en devenant, avec d’autres comme Radical Noise et Necrosis, l’un des premiers groupes hardcore turcs à voir sa musique diffusée à l’étranger, d’abord sur un disque dont il partage l’affiche avec le groupe belge ACOUSTIC GRINDER. « En gros, ils ont enregistré et envoyé le tout en cassette par la poste, explique Mu. Il n’y avait pas d’internet, mais ils sont quand même parvenus à communiquer, et ces gens ont décidé de produire le disque avec eux. » Puis suivront d’autres collaborations : avec Inkisiçao du Portugal, Depress de Malaysie et Regeneracion de Mexico.

« Turmoil s’est mis à faire de plus en plus de concerts, à agrandir ses rangs, à collaborer avec d’autres groupes, raconte Mu. Tout ça s’est transformé en véritable scène. Aujourd’hui, il n’y a littéralement aucune scène à istanbul. C’est là tout le problème. Parce que les paroles qui s’attaquent à l’éco-terrorisme, à l’homophobie ou à l’extrémisme islamiste sont encore pertinentes aujourd’hui. »

À la fin du siècle, la scène hardcore turque a tout pour elle, mais se meurt doucement. Le pays vit alors une période de panique morale, qui touche son apex avec le meurtre d’une adolescente par des fans de metal satanistes en 1999. Le mépris pour la musique alternative ne s’en voit que renforcé. Orkun, longtemps angoissé par la désapprobation de son père de son choix de carrière, tombe d’une crise cardiaque à 23 ans, qui l’oblige à rester en soins intensifs pendant 2 mois. Le punk était fini – comme s’il avait été destiné à n’être qu’une décharge électrique courte mais intense zappée dans la culture de la jeunesse turque.

Aujourd’hui, Mu s’apprête à sortir un long-métrage, ARADA, basé sur ses expériences personnelles. L’histoire d’un gosse punk qui essaye de se procurer un ticket de croisière pour la Californie le soir de son anniversaire. Le tournage fut très lourd en émotion, parce qu’il résonnait avec sa vie. « Ce gosse a le sentiment d’être piégé à Istanbul, raconte Mu. S’il y reste, il deviendra un musicien raté comme son père. Il est convaincu que la seule manière de réaliser ses rêves, c’est de quitter Istanbul. »

« C’est pour ça que cette histoire est importante, continue-t-il. On ne parle plus de cinéma, mais de quelque chose de plus grand. D’inspirer les gens, de montrer que nous vivons dans une ville vraiment cool. L’histoire folle de mon frère, qui a passé les années 1990 à former des groupes de punk et de hardcore à Istanbul, une ville hostile à ce genre de musique, prouve bien que tout est possible. J’espère que quelqu’un lira cet article et comprendra que l’énergie underground est primordiale. » Et qui sait, cette personne aura peut-être un garage vide à disposition.

ARADA, le « premier film punk de Turquie » sortira plus tard cette année.