Au bout d’une demi-heure de séance, j’entends des bruits de verre brisé puis des gloussements étouffés. Personne n’a l’air surpris. Je dirais plutôt que tout le monde est étonné que ça ne se soit pas produit avant. À quoi peut-on s’attendre quand on essaie de faire tenir une bouteille de bière en équilibre sur sa tête tout en maintenant la posture de l’arbre ?
« Et on continue avec l’échauffement – enfin le yoga », balance l’imperturbable prof, toujours en équilibre sur une jambe et les bras en l’air. Face à elle, les participants du cours reproduisent tant bien que mal sa position avant de retrouver assez de contenance pour descendre une nouvelle gorgée à l’unisson.
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On est vendredi soir. Je suis calée au fond du Loftus Hall, un club de techno du quartier de Neukölln à Berlin. Les boules disco tournent au-dessus de nos têtes. Tout le monde s’affaire au bar et le sol est tellement crade que j’ai la plante des pieds complètement noire. Je suis déjà venue ici, mais jamais sobre et en aucun cas avant minuit.
Tout comme les 30 zozos vêtus de Spantex et de joggings, je suis ici pour commencer mon week-end avec un peu de vinyassa et quelques pintes. Le concept de BierYoga – tout est dit dans le nom – peut paraître assez audacieux. Mais cette activité se positionne clairement sur le marché comme une niche porteuse.
Les plannings des cours sont complets des semaines à l’avance et la salle est tellement bondée que je manque à plusieurs reprises de coller des gnons à mes voisins. La prof de yoga, une blonde pétillante qui répond au doux prénom de Jhula, tient la pose en dépit de l’alcool qu’elle a bu.
« Et maintenant, on inspire », nous intime-t-elle sereinement. « Reste-t-il des personnes qui n’ont pas encore fini leur première bouteille de bière ? Si c’est le cas, cul sec ! ». Je ne suis pas certaine d’avoir déjà vu quelqu’un siffler la moitié d’une pils avec l’élégance d’un cygne auparavant. J’ai essayé de reproduire la posture mais je n’ai réussi qu’à basculer vers l’avant à deux doigts de m’exploser la tronche.
Chez BierYoga, les participants lèvent leur bouteille vers le ciel dans la posture de la montagne, la posent devant eux dans celle du danseur avant d’essayer de l’attraper (avec les dents) dans celle du pigeon.
Picoler tout en travaillant ma posture de la salutation au soleil – ou de la « salutation à la bière » si vous préférez – dans un club de techno semblerait presque ridicule si ça ne se passait pas à Berlin. Cette idée a portant germé aux États-Unis où de nombreuses brasseries artisanales autorisent les visiteurs à prendre des cours et ensuite à se jeter quelques binouzes derrière la cravate. Par contre, les cours qui intègrent la mousse sont beaucoup plus rares.
Chez BierYoga, les participants lèvent leur bouteille vers le ciel dans la posture de la montagne, l’étendent devant eux dans la posture du danseur et essayent de l’attraper, uniquement avec les dents, et de boire dans celle du pigeon. Je me rends bien compte que le dernier mouvement ressemble à celui d’un étudiant un peu déchiré, titubant pour se la coller une dernière fois, mais je dois admettre que pour éviter de tout renverser, la posture requiert un certain niveau de dextérité et de conscience.
Alors que l’on reste bien concentré, on aperçoit de temps en temps un des participants qui instagramme l’ensemble ou s’en va faire un petit tour au bar. On est encouragé à descendre régulièrement de bonnes lampées de bière ainsi qu’à respirer et à expirer profondément, de telle sorte que tout le monde est passablement pompette et souple au bout de 20 minutes.
« En gros, je fais quelques expériences dans ma chambre avec une Radler (moitié bière, moitié soda) » me confie Jhula. « J’ai adapté des enchaînements de vinyasa que la plupart des gens ont déjà fait puis j’ai essayé de voir où je pouvais intégrer la bière dans le processus. »
La première fois que Jhula a vu la magnifique association de ces deux mots, c’était durant le Burning Man où un camp baptisé HomeBrau Haus proposait des cours de relaxation accompagnés de houblon. Compte tenu du nombre de distractions présentes dans le désert du Nevada, elle n’a malheureusement pas réussi à y assister mais l’idée lui est restée en tête.
« Je crois avoir trouvé quelque chose dans l’air du temps. Les gens de cette ville adorent la bière et adorent le yoga », me dit-elle en riant. Cette année, elle a prévu de présenter son programme dans plusieurs festivals, en particulier au Fusion. « Il y a toute sorte de gens ici : des étudiants, des rencards Tinder, des policiers. Certains viennent même avec leurs parents. C’est vraiment une population hétérogène. »
Après deux bières et quelques postures du chien-tête-en-bas, ma dignité et mes complexes se sont envolés. Je me sens beaucoup moins emmerdée par le monde en général.
On imagine facilement pourquoi cette pratique intéresse les aficionados de Tinder : l’association bière et yoga reste quand même un des meilleurs combos pour briser la glace. Vers la moitié de ma deuxième bouteille, alors que ma confiance est à son apogée et que ma coordination est au plus bas, Jhula annonce que nous allons maintenant faire des exercices avec un partenaire.
Ce qui suit aura nécessité un peu plus que les aptitudes motrices de base (ce qui n’était déjà pas si mal à ce moment-là). Une des manœuvres les plus avancées que mon nouveau pote de yoga et moi-même ayons dû faire ? Se pencher en arrière tout en ayant la plante des pieds relevée. Prost.
Après quelques échecs abyssaux, on est finalement parvenu à faire tinter nos bouteilles et à se rincer le gosier avec le reste de nos bières tièdes. Un triomphe modeste, certes, mais je dois vous avouer que je n’en suis pas peu fière.
En toute sincérité, je suis allée à ce cours avec une grosse dose de scepticisme. En tant que résidante du quartier (parfois trop banché) de Kreuzberg-Neukölln dans lequel un nouveau café vegan tenu par un fashion blogger ouvre toutes les deux semaines, j’ai appris à me méfier.
À force de croiser tous les jours des gens qui sont sur le point de lancer un foodtruck avec leur mère, j’ai naturellement commencé à douter des « trucs vraiment cools » qu’on voulait à tout prix me vendre. L’idée de galérer sous une pluie torrentielle avec mon tapis de yoga ne m’a pas vraiment aidé non plus.
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Après deux bières et quelques postures du chien-tête-en-bas plus tard, je me sens un peu à l’ouest et moins emmerdée par la météo ou par le monde en général. Ma dignité et mes complexes sur mon absence totale de souplesse se sont envolés.
Arroser le tout d’un peu d’alcool (à la place de l’inoxydable smoothy kale-açaí-chia) permet de baisser la pression d’un cran et de se rouler par terre comme un gros bébé heureux. Quand le dernier « Ommmmmmmm » a retenti, je n’étais peut-être pas totalement zen, mais presque.