« On pensait vraiment avoir trouvé l’idée du siècle, mais en fait, on était juste bourrés… »
Combien de fois vous l’avez sortie, celle-là, pour tenter de justifier un truc injustifiable ? Après quatre cocktails dans le nez, vous auriez pu vous en douter, pourtant, que le vinaigre balsamique n’allait pas du tout « venir sublimer l’arôme naturel du Kit-Kat ».
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Et pourtant, parfois, il arrive qu’une bonne idée sorte d’une bonne beuverie – faire un fromage avec de la bière, par exemple. Ça s’appelle le Sbirro et il a été créé en Italie à Biella (une ville pas loin de Turin) par deux mecs bourrés, donc.
La famille de Franco Thedy produit la Menabrea, l’une des bières les plus connues du pays depuis 1846, juste au-dessus d’un réseau de caves souterraines de Turin. À une époque où l’Italie n’existait même pas encore. Franco représente la cinquième génération de brasseurs. Aujourd’hui, la Menabrea est toujours produite au même endroit et ce, depuis son arrière-arrière-arrière-grand-père – ce qui fait de la brasserie familiale la plus vieille du pays ayant été en service sans interruption.
De l’autre côté de la route, on trouve les producteurs du fromage Botalla. L’affaire n’est peut-être pas aussi vieille que l’Italie, elle, mais elle dure depuis 1947. Les deux clans sont tellement bons voisins qu’avant, ils faisaient même cave commune.
Un soir, l’un des descendants du fondateur original du Botalla, Sandro Bonino, a décidé d’inviter les Thedys à dîner. À leur table, on trouvait évidemment du fromage et de la bière. Pendant que la bière était bue, Franco et Andrea Bonino, l’un des fils de Sandro, ont eu l’idée de génie de faire du fromage avec de la bière.
Ce serait là le parfait mélange de deux savoir-faire culinaires italiens.
La Menabrea et le Botalla ayant tous les deux des procédés de fabrication bien précis, l’enjeu était de ne surtout pas dénaturer aucun des deux produits.
« Ma famille est descendue des montagnes proches des frontières française et suisse pour arriver à Biella. Ils s’y sont installés et ont commencé à produire de la bière, » raconte Franco. « L’eau y est absolument parfaite pour le type de bière que nous produisons encore actuellement. L’existence de la Menabrea dépend de cette pureté de l’eau ».
La bière est toujours produite traditionnellement. Elle passe deux semaines dans des bassins verticaux pour fermenter. La levure se dépose alors au fond des bassins (à mesure qu’il m’explique, Franco remplit un pot de levure baignant dans de la bière pour que je puisse sentir) et la bière est transférée pour reposer et se développer pendant quatre autres semaines.
« C’est pendant ce temps-là que les saveurs se précisent, » m’explique Franco. « C’est ce qui nous distingue des autres brasseries. Normalement, ils ne laissent leur bière reposer que trois ou quatre jours ».
L’attente de quatre semaines est cruciale : non seulement pour faire ressortir le profil aromatique de la bière mais aussi pour sa fameuse « rétention de bulles ». Il s’agit d’un critère qui fait la fierté de Franco. Un verre de Menabrea va garder son pétillant pendant au moins une demi-heure. Les petites bulles continuent sans cesse de remonter à la surface comme dans une flûte de champagne.
Et côté fromage, la famille Bonino est tout aussi méticuleuse. Le lait utilisé pour le Botalla est un mélange de deux variétés de vaches locales : la Pizzetta Rossa et la Bruna Alpina.
« Elles sont plus petites que les vaches ordinaires, explique Alessandra Vigliani qui est en charge des exportations du fromage et qui me fait visiter les caves. Une vache de l’industrie laitière produit environ cinquante litres par jour alors que nos vaches n’en produisent que quinze. Elles vivent plus longtemps et la qualité de leur lait est incomparable. »
Chaque litre de lait est testé avant d’être utilisé pour faire le fromage et chaque fromage produit est vérifié quotidiennement et retourné au moins une fois par semaine. Environ 80 000 fromages sortent chaque année de cette cave.
« Il faut être bien organisé, me dit Alessandra d’un haussement d’épaule. Et il faut vraiment aimer ce métier. »
Avoir une cloison nasale bien solide est un plus. Si la brasserie de l’autre côté de la rue sent un peu la fermentation et le houblon, disons que les caves du fromage Botalla sentent la fermentation et le rot de bébé nourri au lait – une odeur ronde et qui rend bizarrement nauséeux.
L’odeur est très forte, surtout au niveau des meules de plus de 120 jours d’affinage.
Les deux familles ont donc passé deux ans à chercher comment allier au mieux leur bière et leur fromage pour magnifier chaque produit en une meule à la bière tout à fait délicieuse.
« Au départ, ils ont essayé de mettre la bière directement dans le lait au début du processus. La bière aurait été vraiment dans le fromage. Mais à la fin de l’affinage, le résultat n’était pas très bon. Ça n’avait plus vraiment le goût de fromage. »
Ils ont donc testé autre chose, en faisant d’abord le fromage mais au lieu d’en laver la croûte avec du sel, ils l’ont lavé dans de la Menabrea. Et pour s’assurer que le fromage prend bien tous les arômes de la bière, il faut ensuite entourer la meule dans les drêches des grains qui ont servi pour produire la Menabrea.
« On traverse la rue, on prend les drêches et on en recouvre le fromage plusieurs fois au fur et à mesure de l’affinage, » explique Alessandra.
C’est une version un peu plus roots du sachet de sucre à aller demander aux voisins.
Le fromage est mis à vieillir en cave pendant 60 jours. Il macère alors dans son propre jus de bière, devenant de plus en plus parfumé. Ensuite, il est prêt à être consommé.
C’est cette version du tout premier fromage à la bière d’Italie qui a été retenue. Son nom : le Sbirro.
« On a l’arôme de la bière avec le parfum et la texture laiteuse du fromage », commente Alessandra.
En fait, le Sbirro n’est pas un simple fromage trempé dans de la bière juste pour voir. Ça, c’est ce que ferait un type bourré, pas un duo d’artisans issus de familles d’artisans. Mais le reste de la recette est tenu secret.
Alors que je goûte ce fromage, un verre de Menabrea à la main (pour tester sa rétention de bulles), je m’imagine toutes les bonnes choses qui peuvent arriver quand on entretient de bonnes relations avec ses voisins. Même si on se contente de boire des coups ensemble.