Une de l’hebdomadaire L’Express au lendemain de l’assassinat du P.-D.G. de Renault Georges Besse par le groupe Action directe, novembre 1986.
Cet article est extrait du numéro « Enflammé » de VICE
Jean-Marc Rouillan a aujourd’hui 63 ans. Pendant quinze années, il a participé activement à la lutte armée du prolétariat et à cause de celle-ci, il en a perdu vingt-huit autres en prison. Sa fiche Wikipédia le classe dans les catégories suivantes : terroriste et écrivain. Il est en surtout connu pour son militantisme et ses actes violents au sein de l’extrême-gauche française dans les années 1970 et 1980, notamment au sein des Autonomes, puis de leur avatar le plus célèbre, le groupe Action directe.
En 1989, Rouillan – avec plusieurs autres d’Action directe – est condamné à la réclusion à perpétuité accompagnée d’une peine de sûreté de dix-huit ans pour le meurtre de l’ingénieur général de l’armement français, René Audran, et celui du -P.-D.G. de Renault, Georges Besse. Il bénéficie d’un régime de semi-liberté en 2007, avant de revenir en taule l’année suivante pour apologie du terrorisme à cause d’une interview accordée à L’Express, dans laquelle il revenait sur ses actions passées en ces termes : « Je suis convaincu que la lutte armée [était] nécessaire à un moment du processus révolutionnaire. » En mai 2011, atteint de la très rare maladie d’Erdheim-Chester, il est libéré à nouveau, bracelet électronique au poignet. Il n’aura plus jamais le droit de parler d’Action directe à la presse. Ni d’aucune des actions pour lesquelles il a été incarcéré.
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En 2016, Jean-Marc Rouillan vit et travaille à Marseille. Il est dans l’import de bois du Venezuela, métier qui l’autorise exceptionnellement à quitter le territoire. En plus de la publication d’une dizaine de livres aux éditions Agone et Al Dante, il vient de tourner Il faut savoir se contenter de beaucoup, un film réalisé par Jean-Henri Meunier où il donne la réplique à l’anarchiste et entarteur Noël Godin. Il a le droit d’en faire la promotion, ce qui lui permet de contourner son interdiction de séjour dans trente-huit départements français.
De nouveau libre, je l’ai rencontré alors qu’il rentrait du salon du livre de Mouans-Sartoux. Il s’est pointé à l’heure, avec une précision d’artificier, en cuir noir et T-shirt made in Aulnay-sous-Bois floqué à la gloire de la Seine-Saint-Denis et du Mouvement Autonome des Banlieues. Dans un bar marseillais où il a ses habitudes, on s’est tutoyés autour d’un café noir. On a parlé de l’extrême-gauche d’aujourd’hui, de l’éternelle lutte des classes et de guerre civile. Et j’ai eu le temps de comprendre qu’il n’aimait pas spécialement les zadistes.
L’ex-membre d’Action directe Jean-Marc Rouillan devant son café, 2015. Photo de l’auteur.
VICE : Bonjour Jean-Marc. Comment vis-tu l’interdiction judiciaire de parler de ton passé au sein d’Action directe ?
Jean-Marc Rouillan : Individuellement, je m’en tape complètement. Comme personne intéressée par la lutte, je le vis comme n’importe quel militant qui pense que le monde ne tourne pas rond. Cette interdiction est scandaleuse, dans la mesure où elle ne permet pas de transmettre une expérience, bonne ou mauvaise. On se retrouve dans le même cas de figure qu’avec la guerre d’Algérie. Il faudra longtemps pour qu’on puisse aborder sereinement cette question.
En veux-tu à L’Express, qui a précipité ton retour en prison après ton interview en 2008 ?
Non, pas du tout. C’est-à-dire, ce n’est pas à cause de l’interview, en fait. Je ne vais pas raconter comment tout cela s’est ficelé, mais en gros, les médias sont un pouvoir au service de la bourgeoisie. Là en l’occurrence, je crois que c’est le PS qui m’a éliminé. En particulier Ségolène Royal et Hollande. Je ne vois pas pourquoi d’ailleurs, à part le trip de se faire de la pub avec.
OK, parlons un peu de politique et de terrorisme. En janvier 2015, tu t’es senti Charlie ou pas ?
Je ne me suis senti solidaire ni des gens qui ont fait ça, ni des autres. C’est une guerre qui ne me concerne pas. C’est une guerre entre deux tendances capitalistes, deux tendances intégristes, autoritaires et réactionnaires. Fallait voir les dessins que Charlie Hebdo avait faits sur nous. Ce qui me concerne, c’est la réaction du camp des Blancs ; leur fanatisme et leur volonté de déclarer la guerre collectivement aux banlieues. La manif qu’il y a eue derrière Hollande, Merkel et Netanyahou, c’est une déclaration de guerre aux gamins des banlieues. Ils l’ont compris comme ça et je crois que c’est juste. L’analyse d’Emmanuel Todd est bien. Tous les masques sont tombés, l’apartheid et le racisme dans ce pays ont été pris à leur compte et revendiqués par une partie de la population.
Selon toi, existe-t-il encore un prolétariat dans les sociétés de services d’aujourd’hui ?
Bien sûr. Aujourd’hui, les classes ne sont plus aussi apparentes et caricaturales qu’auparavant ; mais, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le prolétariat est la classe la plus importante au niveau mondial. Il n’y a jamais eu de situation de ce type. La lutte de classes est l’horizon de l’humanité, et pour bien longtemps. Quand la classe bourgeoise s’est affrontée au féodalisme, elle a mis cinq cents ans pour triompher. L’histoire du prolétariat a environ cent cinquante, deux cents ans, donc nous sommes encore loin des principales batailles.
Il faut voir les rapports de production. Ceux-ci sont globalisés. Ça va venir de partout et bon, tu auras les clampins qui iront cultiver des carottes sur les ZAD, mais quand se posera l’heure du prolétariat, elle va se poser au niveau mondial, de manière extrêmement violente et transnationale. Nous ne sommes plus à l’époque de l’internationalisme – qui induit un rapport entre nations. Aujourd’hui, il n’y a plus de nations. La guerre civile centrale, c’est une guerre mondialisée. Le projet en France n’a pas une grande importance, ni une grande réalité.
On a profondément cru que les premiers chocs de la guerre allaient entraîner une vraie insurrection. On s’est trompés. Les gens ont été cassés, tout le monde a collaboré à l’apathie. Il n’y a plus de résistance.
Intéressant. Ça tombe bien parce que je voulais parler un peu de ce que les médias français appellent le « groupe Tarnac » – je pense que tu as suivi l’histoire.
Je les connais bien, ouais. Et je suis d’accord avec certaines de leurs analyses, notamment de la disparition du cadre national, mais je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée de la disparition de lutte des classes qu’ils ont théorisé. Et aussi les termes un peu vaseux de leur français me gênent.
Tu veux parler de leur rhétorique ?
Oui, c’est une rhétorique qui tourne en rond, qui fait plaisir au petit Blanc métropolitain mais qui ne parle pas à tout le monde. Ça peut être très populaire comme idée politique ; mais il manque l’inscription dans une guerre civile mondiale. Ils parlent d’insurrections certes, mais d’insurrections de petits Blancs en manque d’existence sociale.
Mais les révolutions n’ont-elles pas toujours été…
[Il coupe] Une histoire de petits-bourgeois blancs ?
C’est ce que j’allais dire. En ajoutant : des traîtres à leur classe.
Ouais, Ouais. Quand ils l’auront vraiment trahie, on se reverra.
Bien. Tu évoquais les zadistes – tu n’as pas l’air de les porter dans ton cœur.
C’est pas ça. Quand j’étais membre d’Action directe, dans la maison où l’on vivait, moi aussi je cultivais des carottes. Mais je n’en faisais pas un projet politique. Les ZAD, c’est une bonne réserve d’Indiens. Moi je ne veux pas vivre dans une réserve.
Il y a comme une mythologie des ZAD. La dernière fois en Catalogne, j’écoutais un penseur de l’autonomie me dire droit dans les yeux que les zadistes de Notre-Dame-des-Landes avaient repoussé une attaque militaire. Je lui ai dit : « Mais t’es sérieux ou quoi ? T’as jamais vu l’État quand il s’énerve. Il siffle la fin de la récréation, et en dix minutes c’est fini. » C’est absurde que les gens disent ça avec sérieux. Une bonne baston avec les gendarmes mobiles, c’est un moment, un combat qui permet de forger la radicalité – mais ce n’est pas un combat militaire.
Une du quotidien Le Monde datant du 18 novembre 1986. Sujets : les crédits plus avantageux pour les entreprises de la France de François Mitterrand, et l’assassinat de Georges Besse imputé – à raison – à Action directe.
Pour quel courant es-tu aujourd’hui, alors ?
Pour l’autonomie politique des quartiers populaires. C’est-à-dire que je crois aux gamins de banlieue. Je crois qu’il faut aller vers eux, sans projet politique, et les écouter. C’est-à-dire ne pas arriver en disant : « Nous les Blancs on va lutter avec vous. » Mais de dire : « Nous les Blancs, on va vous aider à avoir de l’autonomie politique. »
Ils chemineront contre les rapports de pouvoir et de domination, parce que c’est eux qui en souffrent. Pas celui qui plante des poireaux dans les ZAD. Ils sont à mille lieues de l’affrontement réel qui s’y passe. On l’a vu avec la mort de Rémi Fraisse, quand il y a eu la manifestation ici, à Marseille : on a assisté à beaucoup d’agressions de gamins de banlieue contre eux. En disant : « Aujourd’hui vous pleurez un des vôtres, mais on ne vous voit jamais quand c’est l’un des nôtres. »
Penses-tu que la situation était plus favorable à la « révolution » hier qu’aujourd’hui ?
Finalement, non. Si ça ne s’est pas passé, c’est que ça ne pouvait pas se passer. Nous, on a profondément cru que les premiers chocs de la crise, qui ont entraîné les premières grandes restructurations industrielles, allaient provoquer une vraie insurrection. On s’est trompés. Cette défaite en a appelé beaucoup d’autres. Les gens ont été cassés, tout le monde a collaboré à l’apathie. Ça a été un désastre. Il n’y a plus de résistance.
OK – mais on peut parler d’une « crise » tout de même.
La crise économique est une expression de la guerre civile de classe. Elle intensifie l’exploitation des gens. Pour les très riches, il n’y a pas de crise. Depuis le milieu des années 1980, on nous parle de crise. Tu te souviens de BHL, Yves Montand et tous ces connards qui criaient : « Vive la crise, ça va tout changer ! » Non, la crise est simplement l’expression du néolibéralisme.
Pourtant, plus que vers la guerre de classes, de plus en plus de « jeunes de banlieue » s’orientent aujourd’hui vers le djihad.
Ces jeunes en veulent au système, d’une façon radicale. Et dans les cités, ces jeunes ne trouvent rien : ni gauche, ni extrême-gauche, rien. C’est le désert. Si ça avait été les années 1970, ces jeunes auraient été avec nous. Avec les groupes révolutionnaires les plus radicaux. Notre époque réactionnaire, cela déteint sur eux. Ils tournent leur radicalité dans le sens du poil actuel de la société, c’est-à-dire la voie réactionnaire.
Selon le gouvernement, il y aurait 1 800 Français qui combattraient au sein de l’EI – et 25 000 combattants étrangers en tout. Une aura que les guérillas marxistes n’ont jamais eue.
Oui. Mais il y a quand même eu des milliers de gens qui ont fait la lutte armée entre 1968 et les années 1980. En Italie, ils ont eu quelque 5 000 prisonniers de longue durée affiliés à l’extrême-gauche. Il y en a qui se sont réfugiés, comme Cesare Battisti. Alors, non. La lutte armée en Europe a été à un moment donné un phénomène de masse. Donc non, je ne suis pas d’accord.
Lorsqu’un journaliste du Monde diplomatique, Laurent Bonelli, compare le djihad aux Brigades internationales, c’est indigne du Monde diplomatique. Confondre une guerre révolutionnaire avec une guerre religieuse, c’est comme dire que l’extrême-gauche et l’extrême-droite sont la même chose.
En un sens, les djihadistes feraient presque passer Action directe et les Brigades rouges pour des amateurs.
Si tu restes au niveau des formes de violence, effectivement. Tu n’as jamais eu de groupe révolutionnaire qui a tué des gens dans les rues et fait péter des avions avec des gens dedans. C’est plus facile de mettre une bombe dans le métro que d’assassiner une cible. Charger une estafette et se faire péter, c’est facile. Enfin pas tout à fait, parce que tu as le courage du militant qui fait ce sacrifice. Mais techniquement, il n’y a rien de plus simple. Notre violence était, finalement, une violence artisanale.
Le 11 septembre 2001, tu étais encore en prison. Tu peux me raconter comment tu l’as vécu ?
Tout le monde se souvient d’où on était et de ce qu’on faisait. Moi j’étais en train de prendre le café avec des prisonniers basques dans leur cellule. On était tout un groupe de prisonniers politiques, on buvait le café, et tu sais en prison, les télés tournent en boucle. Donc je suis allé dans ma cellule pour pisser – c’était une prison où on avait les portes ouvertes – et là j’ai vu le Pentagone avec de la fumée. Je suis ressorti pour dire : « Il y a un attentat au Pentagone », ils ont allumé la télé et là, on a vu les tours.
Et qu’est-ce que tu t’es dit ?
Je me suis dit : « C’est incroyable. » Et j’ai eu conscience qu’on entrait dans une ère nouvelle.
Une deuxième interview de Jean-Marc Rouillan consacrée à son passage en prison sera publiée sur VICE.com la semaine prochaine.