Le bouillon de la réconciliation
Capture d'écran de la bande-annonce de « La Saveur des ramen ». 

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Food

Le bouillon de la réconciliation

Dans le film « La Saveur des ramen », le réalisateur Eric Khoo évoque la gastronomie de Singapour et son rôle de garde-mémoire.
Alexis Ferenczi
Paris, FR

« Depuis quelques années, la gastronomie japonaise est de plus en plus appréciée par les Français et une hystérie pour les ramen a atteint la capitale ». Dans son communiqué de presse, le restaurant Ryukishin, qui a ouvert cet été au 59 rue de Richelieu, n’est peut-être pas si éloigné de la vérité. Il y a autour des ramen, la même passion débordante (ou « excès émotionnel incontrôlable » pour reprendre le terme clinique) que l’on peut parfois trouver dans le virage d’un stade de foot ou dans une vieille émission d’Apostrophes.

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Ce plat japonais – que les historiens attribuent aujourd’hui aux commerçants chinois venus s’installer dans l’archipel à la fin du XIXe siècle – n’a pas la même aura que le sushi en Occident, mais il y a progressivement fait son trou. Qu’est-ce qui fait le charme des ramen ? Peut-être est-ce l’infinie combinaison d’ingrédients, la quête d’exhaustivité du consommateur, le côté roboratif ou un peu tout ça à la fois. « Ce qui fait la différence, c’est qu’à la fin d’un bon bol, tu sors et tu sues ton bouillon », théorise un collègue.

Présenté dans la section culinaire au Festival international du film de Berlin, La saveur des ramen, en salle depuis le mercredi 3 octobre, ne répond que partiellement à cette question à travers l’histoire de Masato, jeune chef japonais qui travaille dans le restaurant de ramen tenu par son père, veuf mutique. À la mort de ce dernier, Masato décide de remonter le fil de ses origines et de retrouver les plats que lui cuisinait sa mère singapourienne.

Assis à l’étage de Ryukishin, alors que les effluves de bouillon démangent le palais, son réalisateur, Eric Khoo, qui se présente comme un épicurien pas maladroit aux fourneaux, assure « J’ai toujours voulu faire un film où la nourriture serait un arc narratif. Je pense que les deux sont compatibles. La cuisine est un reflet de la vie. Ici, l’enjeu était aussi de raconter comment une odeur peut raviver un souvenir. »

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La filmographie de Khoo est jalonnée d’éléments culinaires – comme Mee Pok Man, un mélo dans lequel un vendeur de nouilles s’amourache d’une prostituée – mais dans La saveur des ramen, la bouffe est au cœur de l’intrigue. Les ramen cuisinés par Masato rencontrent le bak kut teh, une soupe de porc locale, et cette « cuisine fusion » devient le seul langage capable de réconcilier les membres d’une famille encore marquée par l’occupation japonaise de Singapour pendant la Seconde Guerre mondiale.

Quand on demande à Eric Khoo s’il n’a pas eu peur de ressembler aux innombrables émissions de bouffe, il réfute tout snobisme. « J’adore regarder les shows culinaires à la télé. Quand j’étais gamin, il y avait Keith Floyd, un Britannique qui était une des premières personnalités à avoir son programme en solo [Floyd Cooks sur la BBC] », se rappelle-t-il. « J’adore être stimulé visuellement par la nourriture. Je retrouve un peu de ça dans Chef’s Table [ndlr : série Netflix] et la manière dont ils filment les ingrédients. »

Il ajoute que les scènes de préparation de plats ont été tournées dans une cuisine sans plafond, à la lumière naturelle. « Avec le directeur de la photographie, Brian Gothong Tran, on n’a pas cherché à innover dans la technique. L’essentiel c’était de montrer ce qui était en train de se passer. On voulait quelque chose d’organique, qui rappelle le ‘wok hei’ [concept poétique qu’on pourrait traduire par le ‘souffle du wok’]. Si le plan est trop beau, on perd parfois le contexte dans lequel il a été inséré. »

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N’en déplaise aux ramenboo, la véritable star du film – qui ressemble (littéralement) à une suite très lisse de cartes postales de Singapour – c’est le bak kut teh. Un plat qui partage certaines caractéristiques avec les ramen ; tous deux sont issus de la diaspora chinoise, tous deux viennent de la rue et tous deux servent de petit-déjeuner à des mecs qui ont un taf ingrat.

« Au début du XXe siècle, les Teochews qui sont arrivés sur l’île étaient souvent des coolies, raconte Eric Khoo. Ils étaient pauvres et ne pouvaient se payer que les os. Pour manger, ils les faisaient donc bouillir dans de l’eau avec des épices. C’est ce qui a donné le bak kut teh. » Aujourd’hui, le plat a quitté ses racines prolétariennes pour devenir un repas prisé par les gourmets. Un déracinement qui se matérialise par des restaurants haut de gamme servant des bouillons composés de ribs de porc en provenance d’Australie.

« Avec l’arrivée du Michelin à Singapour, on peut faire un repas à 3 euros dans la rue ou à 300 euros dans un restaurant, soupire Eric Khoo. Les jeunes veulent devenir des célébrités. Ils ont des diplômes et rejettent la cuisine de leurs parents à l’ancienne. Plus personne n’a envie de passer des heures au-dessus d’une marmite dans une chaleur étouffante pour gagner une misère. »

Avec le temps, le goût du bak kut teh change comme celui de certaines recettes aimées par le réalisateur, qui déplore la fermeture des restaurants spécialisés dans le hainanese curry rice. « Singapour est une petite île. Elle n’a pas le même rayonnement que ses voisins. Sa cuisine est difficile à identifier parce qu’elle mélange les traditions de différentes populations, indiennes, chinoises et malaises. Ses plats, comme le chili crabs (chili de crabe), sont le reflet de cette diversité. C’est important de les cataloguer pour ne pas les perdre », poursuit Eric Khoo.

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Le cinéaste sort de Ryukishin fumer une clope. Il est rejoint par plusieurs membres de sa famille. On a envie de lui dire que la cuisine continuera de créer de nouveaux souvenirs. Que certains sont encore meilleurs quand ils n’existent que dans la mémoire. Mais tout ça, il doit probablement déjà le savoir.


La Saveur des ramen, film d’Eric Khoo, en salles depuis le mercredi 3 octobre.

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