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FRANCE

Les élèves de Bobigny peuvent toujours attendre « l’après-Charlie »

Avant de transmettre les valeurs de la République, les enseignants voudraient avoir les moyens de transmettre tout court. Reportage dans un établissement mobilisé depuis plusieurs semaines pour dénoncer la diminution de moyens déjà maigres.
Pierre Longeray
Paris, FR
Photo par Pierre Longeray pour VICE News

Après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher en janvier, l'école française avait été mise au centre de l'arène médiatique — notamment suite aux incidents de non-respect des minutes de silence en hommage aux victimes dans de très rares classes. Dans ses déclarations, l'exécutif avait alors fait de l'école le moyen premier pour « transmettre les valeurs de la République », et la ministre de l'Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, avait assuré qu'il y aurait un « avant et un après les attentats ».

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Le gouvernement annonçait ainsi, fin janvier, des pistes de réflexion sur l'enseignement de la laïcité dans les établissements, ou encore sur la nécessité de connaître l'hymne national pour les élèves.

À Bobigny, des enseignants demandent à leur ministère qu'il leur donne d'abord les moyens d'assurer le minimum vital : offrir la chance à chaque élève de réussir.

Samedi 21 mars, 11 heures du matin à Bobigny, une ville de Seine-Saint-Denis (93), située dans la proche banlieue parisienne. Devant la Préfecture se retrouvent des professeurs des écoles, des collèges et des lycées de la ville. Il y a aussi des parents d'élèves et même quelques enfants qui ont préféré zapper les activités extrascolaires. Tous dénoncent le peu de moyens accordés à leurs établissements, et surtout le fait qu'ils se réduisent comme peau de chagrin.

Pour plusieurs professeurs de Bobigny, on essaye de « surresponsabiliser le rôle de l'école dans ce contexte [post-attentat], alors que les basiques d'une éducation réussie ne sont pas garantis, » nous dit un professeur d'histoire d'un collège de la ville, venu manifester. Des enseignants nous disent s'inquiéter de cet écart entre le discours gouvernemental qui souhaite donner la priorité à l'école et les réductions des moyens qu'ils observent.

Jules Siran est professeur d'histoire dans l'un des quatre collèges de la ville, le collège République, et syndiqué à SUD éducation. Il explique que « Sur les quatre prochaines années, on prévoit de nous supprimer une grosse centaine d'heures ». Comprendre 100 heures par semaine, pour faire fonctionner le collège comme ils l'entendent, des heures dévolues par exemple aux cours de soutien et aux heures en demi-groupes. « On nous a déjà enlevé 200 heures depuis 2009, » dit Jules Siran. Chaque année, le ministère de l'Éducation nationale alloue des enveloppes d'heures à chaque académie de France, il revient après à l'académie — ici, celle de Créteil — de répartir ces heures dans les différents établissements de la zone couverte par l'académie. On appelle ça la DHG : la dotation horaire globale. Des heures de soutien et des cours en demi-groupe (indispensables pour intéresser et faire progresser les élèves) seraient donc menacés en premier lieu par cette réduction des heures.

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Bobigny est une ville populaire, un ancien bastion du communisme à la française. Ici, le taux de chômage atteint les 20 pour cent. Et quand on est jeune il arrive qu'on s'y ennuie ferme.

Hugo, autocollant du Mouvement des jeunesses communistes collé à même le jeans, attend devant la préfecture ce samedi matin. Il a le regard vif — assez rare pour un élève de terminale pris au réveil. Il a la drôle d'impression que les dix minutes de métro qui le séparent de la capitale représentent un immense fossé avec le type d'éducation que l'on peut trouver ailleurs. « Ma soeur est à la fac maintenant, et elle sent qu'elle n'a pas forcément le même niveau que les autres. Elle a toujours été à l'école à Bobigny. »

Près d'un tiers des habitants de Bobigny — les Balbyniens — ont moins de 19 ans. On compte 14 écoles maternelles, 15 écoles élémentaires, 4 collèges et 3 lycées.

11h15, la police est arrivée à Bobigny et s'apprête à ouvrir la voie au joyeux cortège composé d'une grosse centaine de personnes. Pendant une petite demi-heure, ils vont sillonner les grands axes de Bobigny en direction de la Directions des Services Départementaux de l'Education Nationale (DSDEN) de la Seine-Saint-Denis, accusée par les manifestants de vouloir couper les budgets et les nombres d'heures allouées aux établissements de la ville. « Dans tous les quartiers / et toutes les régions / un même droit à l'éducation » dispute le titre du slogan le plus repris avec « On veut des moyens, on est pas des moins que rien. »

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Contactée par VICE News, la DSDEN explique pourtant que le nombre d'heures allouées aux établissements de la Seine-Saint-Denis va augmenter (à la rentrée 2015) de 2,45 pour cent par rapport à 2014, alors que le nombre d'élèves va lui grossir de 1,2 pour cent. La DSDEN précise que comme chaque année, un projet de DHG (le nombre d'heures allouées par semaine à chaque établissement, en fonction de ses effectifs et besoins) est transmis aux établissements avant les vacances de Noël, pour être ensuite affiné et ajusté jusqu'à la rentrée. Si certains établissements sont aujourd'hui dans la rue, c'est à cause de la baisse de cette DHG dans leur cas. La DSDEN ne peut communiquer sur les chiffres puisqu'ils ne sont pas définitifs pour le moment.

Dans les collèges de Bobigny, les effectifs par classe sont limités à 25 élèves, 23 pour le collège République. Problème, à Bobigny, les classes de collège sont souvent composées d'« un ou deux élèves non-francophones, et au moins quatre ou cinq en très grande difficulté » selon un prof de maths croisé dans la manifestation. Ils réclament un passage à 18 élèves par classe, des heures de soutien et en demi-groupe, puis une certaine continuité du personnel enseignant. « On ne peut pas traiter Bobigny comme le sixième arrondissement de Paris. Pas mal d'élèves sont en grave difficulté et ont des besoins spécifiques, » explique Mathieu, la petite trentaine, professeur d'informatique dans un des lycées de la ville.

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À minima, les enseignants de la ville réclament qu'on maintienne le nombre d'heures de cours à leur niveau actuel. Selon les manifestants, le manque de moyens de certains établissements de Bobigny serait dû à un « rééquilibrage territorial » des enveloppes allouées. La DSDEN explique à VICE News qu'ils sont « garants de l'équité de traitement sur le territoire, » sans pour autant pouvoir nous préciser si certains établissements vont perdre des heures de cours — comme le disent les manifestants — au profit d'autres établissements.

Contacté par VICE News, le cabinet de la Ministre de l'Éducation nationale assure pourtant que dans le cadre de la réforme de l'éducation prioritaire présentée en fin d'année 2014, près de 350 millions d'euros ont été débloqués. Elle vise aussi à actualiser la carte des établissements concernés par l'éducation prioritaire. Le ministère identifie les établissements d'éducation prioritaire en fonction de quatre critères : le pourcentage d'élèves issus des catégories sociales les plus défavorisées, le pourcentage d'élèves issus de ZUS (zone urbaine sensible), le taux de boursiers, et enfin, le pourcentage d'élèves en retard en classe de 6e. De nombreux établissements de Bobigny sont fortement concernés au vu de ces critères.

Le cortège s'avance dans les grandes artères sans vie de Bobigny. Des minots d'une dizaine d'années jouent aux reporters du dimanche avec leurs smartphones. Des automobilistes lancent des petits coups de klaxons en geste de soutien et le peu de passants qui traînent dans les rues les regardent du coin de l'oeil, un peu interloqués. Il n'est pas si simple de mobiliser les Balbyniens.

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« Le sentiment d'impuissance et le ras-le-bol ont souvent eu raison de la bonne volonté des gens, » explique emmitouflée dans sa doudoune, Virginie, une maman rencontrée sur la fin du parcours de la manifestation. Deux autres mamans — Afida et Stéphanie — se joignent à la conversation. « J'en ai pour tous les goûts — maternelle, primaire, collège — et c'est le même bazar de partout. Ma fille, qui est au collège, a des difficultés pour lire et devrait être accompagnée. Depuis 2 ans que je le réclame, rien n'a bougé, » lance Stéphanie, désabusée.

Les policiers VTTistes surveillent d'un oeil le petit attroupement qui s'est formé devant le siège de la DSDEN. Une directrice d'école élémentaire, Véronique Decker, bien connue à Bobigny pour son engagement en faveur des enfants, tague le goudron, devant les policiers. Son écriture de maitresse détonne, mais le message passe avec force : « Qu'est ce qu'on veut ? Des moyens ! » Les profs à l'origine du rassemblement se passent ensuite le mégaphone, pour annoncer des blocages prévus la semaine qui vient dans certains établissements.

***

« Wah, y'a des croissants et des pains au chocolat. Je vais rester là toute la journée. Tranquille. » Ibrahim a environ 13 ans de bonne humeur, à 7h45, lundi 23 mars. Il vient d'arriver devant son collège — le collège République, à Bobigny. Il essaye de négocier une viennoiserie avec ses professeurs qui ont décidé de bloquer l'accès du collège aux enfants, pour alerter les pouvoirs publics sur le manque criant de moyens. Ibrahim et la majorité des élèves avaient été prévenus par SMS, la veille du blocage, mais il a préféré venir « vérifier ». La prof d'anglais d'Ibrahim le renvoie illico presto chez lui, « Je ne veux pas que tu traînes. »

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Il y a une dizaine d'années, le collège République était aux prises avec de sérieux problèmes de violence, mais cela s'est depuis amélioré. « Tous les jours t'avais une voiture de police qui faisait la sortie des classes pour éviter que ça dérape, » explique Khaldoun, prof de maths à République depuis 12 ans, ce qui en fait un des profs les plus anciens. Le crâne rasé et une belle barbe, Khaldoun a l'attitude du prof que chaque élève aurait adoré avoir — la blague facile et une vraie connaissance de l'environnement dans lequel il évolue.

« Ah ! Voilà mon chouchou ! » lance Khaldoun sur les coups de 11h00, alors qu'il enchaîne les canettes d'Orangina devant le collège. Un ancien élève de Khaldoun — petit bonhomme au regard malicieux, bob sur la tête, et Adidas orange fluo aux pieds — débarque devant le collège avec trois amis maintenant scolarisés au lycée Louise Michel (aussi bloqué ce lundi). Khaldoun discute de tout et demande des nouvelles de tout le monde — il connait les grandes soeurs comme les petits frères. Il s'inquiète de ce que lui racontent ses anciens élèves. « 29 par classe ! Mais c'est pas jouable… » dit-il s'inquiétant des effectifs trop lourds, avant de s'attrister de la disparition de la classe théâtre du lycée, « Tous les ans, on allait les voir ».

Sur les 72 professeurs du collège République, seulement une grosse dizaine est en poste depuis plus de 10 ans. Cyrille Candelon, lui aussi syndiqué à SUD, y est prof d'EPS depuis 14 ans. Comme Khaldoun, le crâne est luisant et le sourire franc. Il glisse qu'il n'a jamais été bien brillant à l'école — ce qui peut expliquer son envie de rester à Bobigny, au contact d'élèves également en difficulté. « L'expérience dans ce type d'établissement c'est indispensable. On a de plus en plus de contractuels [titulaires au minimum d'une licence, payés 1 375 euros net] qui n'ont aucune expérience et qui arrivent ici. Forcément ils se font manger par les élèves, » explique Cyrille.

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L'Éducation nationale fait face à une profonde crise de recrutement. Depuis 2008, les nouveaux professeurs doivent avoir un niveau Bac +5 — un niveau de formation qui donne accès à des postes mieux rémunérés que celui d'enseignant. De ce fait, « Plus personne ne veut devenir prof, » souffle Cyrille. « Et puis ceux qui débarquent ici [en Seine-Saint-Denis] n'ont qu'une hâte, celle de partir d'ici. » Le ministère de l'Éducation nationale va lancer cette année un nouveau concours pour l'académie de Créteil — ce qui va permettre de recruter 500 professeurs en plus des enseignants recrutés via le concours classique.

L'école se trouve confrontée à un problème mathématique assez clair, pas besoin de faire appel à Pythagore ou Thalès. De moins en moins de jeunes veulent devenir enseignants, et de plus en plus d'élèves se trouvent en difficulté scolaire. Pour résoudre ces problèmes, la solution est assez simple selon les profs qui bloquent le collège République : une réduction des effectifs par classe, un suivi plus personnalisé — grâce à la mise en place de petits groupes — et une vraie continuité des professeurs, afin de former une équipe qui a de l'expérience. Un impératif qui nécessite des moyens : les enseignants ne sont pas incités — financièrement — à rester dans un même établissement.

Le mardi 24 mars, une délégation d'enseignants de Seine-Saint-Denis a été reçue au ministère de l'Éducation nationale. Cyrille était le représentant du collège République, pour exprimer aux côtés de ses collègues le manque de moyens alloués aux établissements du 93. Les enseignants reçus sont ressortis de leur entretien déçus. Ils ont eu — selon leurs dires — « zéro réponse » à leurs requêtes. Le collège République a continué son blocage mercredi et jeudi. Les professeurs de Bobigny ont aussi été reçus par la DSDEN dans la semaine.

Lundi midi, lors du premier jour de blocage, Cyrille abandonne le portail pour retourner en salle des profs. Plus besoin de faire la permanence à l'entrée, plus aucun élève ne viendra. Les enseignants sortent une table dans la cour et partagent un repas à la bonne franquette avec les surveillants. Ils discutent des solutions à apporter aux problèmes posés par les réductions de moyens auxquels ils doivent faire face, mais aussi aux modes d'action à adopter pour se faire entendre. L'école est vide, pourtant la sonnerie retentit à 13h00. Il n'y a pas d'enfants, alors les professeurs se penchent sur les bulletins — période de conseils de classe oblige. « On n'est pas loin de la catastrophe dans certaines classes, » lâche Cyrille ,avant de se plonger dans ses papiers.

Ce jeudi matin, le collège République était à nouveau bloqué.

Suivez Pierre Longeray sur Twitter @PLongeray