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Crime

Ferguson - « Je n’ai jamais rien vu de tel »

VICE News s’est entretenu avec un membre de la délégation d’Amnesty International au Missouri
Photo de Claire Ward/VICE News

Le 14 août, cinq jours après le meurtre de Mike Brown à Ferguson, Missouri, quand les images de la police en équipement anti-émeutes neutralisant les manifestants à coups de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc ont fait les gros titres partout dans le monde, le groupe de surveillance des droits de l'homme Amnesty International a annoncé qu'il envoyait une délégation pour observer la situation.

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L'équipe, composée notamment de membres chargés d'entraîner des activistes locaux à des pratiques de manifestation non-violente, a débarqué à Ferguson arborant des tee-shirts jaunes. Le message envoyé par cette équipe aux habitants était claire : le monde entier observait Ferguson, police incluse.

« Le respect de la loi, du FBI à l'État, en passant par la police locale est une obligation, et ces acteurs doivent promouvoir les droits de l'homme dans nos communautés », a alors déclaré Steven Hawkins, le directeur de la branche américaine d'Amnesty . « Les États-Unis ne peuvent pas continuer à permettre à ceux en charge de protéger les gens d'être en réalité ceux dont les communautés ont peur ».

Parce qu'Amnesty est plus connu pour son militantisme à l'étranger, beaucoup on dit que la délégation de Ferguson était « une première du genre ». En réalité, Amnesty a déjà observé plusieurs questions relatives aux droits de l'homme, même si l'organisation n'a jamais connu de cas comme Ferguson.

VICE News a rencontré Margaret Huang - la directrice de campagne et des programmes d'Amnesty, membre de la délégation de Ferguson - pour parler de ce qu'elle avait vu sur le terrain, des accusations de violence policière, et de la militarisation des moyens de police.

 Margaret Huang discute avec le Capitaine Ron Johnson à Ferguson, le mois dernier. (Photo de Claire Ward/VICE News)

VICE News : En quoi la délégation d'Amnesty à Ferguson était-elle unique ?

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Margaret Huang: Amnesty International USA travaille depuis longtemps sur la violence policière aux États-Unis, certaines de nos missions ont eu pour objet la violence en prison, la détention d'immigrants, ce genre de cas. Ce qui a fait de la mission à Ferguson une mission unique, c'est que nous avons déployé sur le terrain une équipe dont les fonctions étaient multiples. Il n'y avait pas seulement des chercheurs, ou des observateurs, nous voulions aussi que nos équipes aient un rôle de formation, d'organisation, parce que nous avions été sollicité sur ce plan là par la communauté locale. Le nombre d'associations à Ferguson n'était pas assez important, sur place la priorité était vraiment d'organiser le travail des équipes et de créer ensemble une réponse collective. Nous avons donc envoyé des équipes de terrain pour apporter un soutien, aider dans la formation, particulièrement en ce qui concerne l'enseignement de tactiques de manifestation non-violentes. On a voulu faire cet effort, ce qui était une première.

Quel genre d'expérience avaient les membres de la délégation ? Est-ce que Ferguson était un cadre différent pour eux ?

Beaucoup de nos organisateurs avaient travaillé à l'international. Le premier objectif d'Amnesty c'est de sensibiliser les américains aux travail des organisation de droits de l'homme dans d'autres parties du monde. Les employés d'Amnesty travaillent avec différentes antennes dans le pays, des groupes d'étudiants, des communautés locales, et des militants pour apprendre à s'investir dans les droits de l'homme. Notre équipe est très active, et encourage souvent les membres d'Amnesty à être solidaire avec d'autres activismes. Par exemple, dans quelques semaines, les mêmes organisateurs qui étaient présent à Ferguson vont se rendre à New York pour aider à conduire la mobilisation populaire pour le climat. L'activisme de rue en fait partie. Maintenant, les manifestations de Ferguson, en particulier les manquements que l'on a pu constater en matière d'application de la loi, c'était nouveau pour tout le monde.

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Combien de personnes ont pris part à cette délégation, et combien de temps êtes vous restés ?

On a toujours des membres locaux à Saint Louis, mais la délégation est repartie. On a un organisateur de terrain qui continue à faire des allers-retours à Saint Louis et qui va continuer, mais on avait environ dix personnes sur place - certains avaient un rôle plus traditionnel d'observateur, ils s'entretenaient avec les forces de l'ordre, avec les leaders des communautés, les élus, et rassemblaient les informations pour que nous ayons un témoignage de ce qui se passait. Et puis il y avait une autre équipe, dédiée à organiser et former.

Quel genre de conversations avez vous eu avec la police, quel accès vous ont-ils donné ? On a pu voir les membres du syndicat national des avocats se faire chahuter au même titre que les manifestants et les journalistes.

Absolument, les membres du syndicat des avocats étaient particulièrement en ligne de mire. Parce que leur travail était de documenter les arrestations, ils restaient souvent sur place après que la police avait ordonné une dispersion, et beaucoup d'entre eux ont été arrêté avec les manifestants. La police ne reconnaît pas de droits légaux ou humains aux observateurs dans un tel contexte, ils ne font pas la distinction, malgré les signes d'apparence à un groupe ou un autre, comme les chapeaux, ou les tee-shirts. Dans des conversations que nous avons avec des forces de l'ordre, ils ont prétendu comprendre notre rôle, mais leur état d'esprit n'était pas raccord. Ils étaient déterminés à ce que les foules se dispersent, à éviter que les gens ne se rassemblent, et ils ne faisaient certainement pas la différence entre manifestants et observateurs.

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.— Alice Speri (@alicesperi)August 19, 2014

Les observateurs d'Amnesty sur le terrain.

Vos observateurs se sont-ils dispersés ou ont-ils pu rester sur le terrain pour voir ce qui se passait ?

Ça dépendait des situations. Plus tôt dans la semaine notre équipe a tenté de se rendre visible et pour la communauté et pour les forces de l'ordre, mais notre objectif était de ne pas se faire arrêter, sans quoi on n'aurait pas pu faire notre travail ! Comme pour vous les journalistes, il y avait des moments où c'était très clair que si l'on ne bougeait pas, on allait se faire arrêter, du coup notre délégation se dirigeait vers un autre point d'observation. Mais ça dépendait, et il y a eu des nuits où les organisateurs qui venaient en aide aux locaux se sont retrouvés au milieu du chaos, aidant des gens qui avaient reçu du gaz lacrymogène. Les observateurs essayaient de trouver un autre endroit d'où surveiller la situation.

En termes de ce que vous avez observé, qu'est-ce qui vous a paru le plus marquant ? Est-ce qu'il y a des choses que vousqualifieriez d'abus des droits de l'homme ? Qu'est-ce que cela signifie pour vous ?

Beaucoup de ces problèmes sont difficiles à appréhender du point de vue du droit international des droits de l'homme. Les droits de l'homme reconnaissent l'autorité de la police, ainsi que la possibilité d'utiliser certaines techniques à certains moments si des menaces sont présentes. Le fait que la police ne doive pas utiliser de gaz lacrymogène n'est pas une règle universelle, par exemple. Le tout est de savoir dans quelles circonstances cette réponse est appropriée, et c'est une zone grise. Je ne suis pas sûre que nous soyons prêts à faire des affirmations définitives dans un sens ou dans l'autre. Je pense que notre analyse doit incorporer la compréhension de ce qui a poussé la police à prendre certaines décisions, et c'est compliqué. Ils ne répondent pas vraiment à nos requêtes. Mais nous sommes préoccupés, notamment en ce qui concerne les gaz lacrymogènes, surtout dans les premiers jours, quand les menaces auxquelles la population ou la police faisait face n'étaient pas très importantes. Il y avait beaucoup de services de police différents sur place, et la communication entre eux n'avait pas l'air aisée.

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On a eu beaucoup, beaucoup d'occasions de parler à la police, qui répondait invariablement « je ne peux pas vous répondre », ou encore, « je ne suis pas en charge de ces décisions, je dépends de quelqu'un d'autre », et pourtant la réponse à qui était ce quelqu'un n'était jamais claire ou constante. Ne pas savoir qui commande, ne pas savoir à quelle autorité se référer pour poser nos questions, et donc ne pas avoir de réponse tout court était un véritable problème parce qu'il n'y avait personne en charge de rendre des comptes. La transparence est donc toute relative dans ce genre de situation.

De quelle manière l'état d'urgence a rendu possible ce manque de transparence ? Est-ce que ça a permit à la police de s'en sortir légalement ?

C'est quelque chose sur laquelle nos avocats sont penchés, parce qu'il est évident que dans la mesure où l'on met en place un couvre-feu et un état d'urgence, de nouvelles règles se mettent en place. Mais je pense qu'il y a certains éléments - comme par exemple, une chaîne de commandement claire pour assurer transparence et responsabilité - qui est nécessaire, quelque soit la situation, état d'urgence ou pas. La question d'utiliser d'autres techniques, comme les gaz lacrymogène, les balles de caoutchouc, ce genre de chose varie selon le contexte, et nous sommes en train d'étudier tout cela.

Qu'en est-il des tir à balle réelle ?

Autant que je sache, nous n'avons pas de preuve qu'il y en a eu. Nous en avons entendu parler bien sûr, mais nous n'avons pas rassemblé suffisamment d'informations pour prouver que ça s'est bien passé.

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Qu'en est-il des détentions ? On a pu voir des gens être détenus dans divers départements de police, et beaucoup on été libéré sans être mis en examen ou avoir d'amende. On ne sait toujours pas non plus combien de gens ont été arrêté. Est-ce une pratique ordinaire ?

C'est aussi quelque chose dont nous discutons avec le syndicat national des des avocats. Dans certains cas, les gens ont été arrêtés puis relâchés, simplement à cause du couvre-feu et de l'état d'urgence… Il y a différentes règles concernant la relâche sans récépissé, et les charges qui sont portées diffèrent selon les circonstances. Dans un contexte d'état d'urgence, quand vous ne vous dispersez pas, ça n'a pas les mêmes conséquences que dans d'autres circonstances. Il y a des règles de droit pénal qui doivent être observées de près. Mais nous n'avons pas regardé ça en détail, nous avons surtout parlé aux gens qui ont été arrêtés et détenus pendant longtemps que les autres. On ne sait pas pourquoi certains ont été arrêtés et retenus plus longtemps, sauf que souvent ce sont ceux qui participaient à l'organisation des manifestations. On s'est longuement penchés sur ces cas là.

Beaucoup d'habitants ont peur qu'une fois l'attention déportée de Ferguson, il y ait des répercussions sur les manifestants. Comment envisagez-vous votre implication dans les mois qui viennent ?

On va faire un briefing. Ce ne sera pas un rapport complet, mais un résumé de ce qu'on a vu sur le terrain et de nos recommandations. Nous nous engageons à continuer de surveiller ce qui se passe sur place, et comme je l'ai dit nous avons des antennes locales qui travaillent régulièrement à Ferguson. Personnellement, je suis profondément inquiète, et je pense qu'en tant qu'organisation nous sommes tous profondément inquiets quant à la décision qui sera prise concernant l'acte d'accusation prévu le mois prochain.

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On a des conversations internes au sujet de ce que nous pouvons faire à Amnesty pour soutenir la communauté quand la décision sera prise. Je pense que nous devrons apporter un soutien complémentaire parce qu'ils vont avoir beaucoup à faire une fois la décision prise. Mais au-delà de ça, nous soutenons fermement les demandes qui sont faites sur place de nommer de nouvelles forces de l'ordre. Nous voulons être certains qu'il y ait une vraie surveillance civile des habitants de Ferguson sur les autorités, et que la ce système soit promu beaucoup plus largement - au niveau local, et au niveau national. Et nous avons parlé avec le ministère de la justice, pour qu'il juge de la situation à un niveau national, et qu'il mette en place un système de transparence à l'échelle du pays.

Human Rights watch vient de publier une lettre ouverte au gouverneur du Missouri Jay Nixon. Est-ce que vous pensez vous associer avec d'autres associations pour appeler à une action plus large ?

Je pense que les associations des droits de l'homme ont été satisfaites de la décision du président de dépêcher le procureur général Eric Holder sur place. Je pense qu'il y a une grande frustration face à l'État du Missouri, à la ville de Ferguson et aux autorités locales. Nous sommes en communication avec les organisations partenaires, et je pense qu'il est possible que nous mettions nos efforts en commun pour que le gouverneur de Saint Louis et les élus locaux en fasse plus pour résoudre le problème. C'est un défi, mais je pense que toutes les associations vont poursuivre leurs efforts dans ce sens.

Comment comparez-vous votre expérience à votre travail sur d'autres terrains ? Est-ce que ça vous a marqué différemment, d'être dans une banlieue des États-Unis, et d'être témoin de ce que vous avez vu ?

J'ai eu la chance de voyager à travers le monde comme militante des droits de l'homme, j'ai été par exemple dans des endroits où une guerre civile était sur le point d'éclater, ou où il y avait récemment eu un génocide, ou d'autres circonstances dans lesquelles vous vous attendez à voir beaucoup de militaires dans les rues. Mais je n'ai jamais rien vu de tel qu'à Ferguson. C'était une réponse inattendue face à un mouvement dont les droits sont protégés par la Constitution. Je pense que ce qu'on a appris à Ferguson en ce qui concerne les mouvements sociaux est extrêmement important. Ou du moins, ça le sera, car les prises de décisions dans ce cas ont été tellement mauvaises, en particulier les premiers jours, mais aussi pendant les semaines qui ont suivi. On a vraiment besoin de discuter de ce qu'on doit attendre de la police à une échelle nationale, parce que la distinction entre policiers et militaires est devenue une zone grise.

Pensez-vous que de véritables changements émanant des débats provoqués par Ferguson vont avoir lieu ?

Je pense que les choses vont changer. Il faut se poser des questions de long terme maintenant. Avec notre système, et parce que les politiques de maintien de l'ordre sont complètement décentrailisées, il y a une grande différence entre deux endroits. Il y a des départements de police qui remetteront leur rôle en question, et d'autre qu'ils ne le feront pas, certains se demanderont ce qui est préférable, la carotte ou le bâton. Entreprendre une telle réflexion est chose compliquée, et c'est un enjeu de long-terme. Nous observons actuellement une vraie volonté de changement au niveau fédéral, mais malheureusement, les choses ne pourront changer que si le leadership local change de perspective.

Suivez Alice Speri sur Twitter: @alicesperi