Ça fait cinq ans que Principe Discos porte à bout de bras la renaissance de la club music portugaise
(c) Marta Pina

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Ça fait cinq ans que Principe Discos porte à bout de bras la renaissance de la club music portugaise

À l'occasion de la venue à Paris ce soir de DJ Lycox et Puto Marcio, on vous explique pourquoi le label lisboète est ce qui se fait de mieux sur le marché.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Depuis 2013 et son explosion sur les scènes portugaises (et au-delà), le label Principe Discos s'abreuve régulièrement à la source de son propre ruisseau lisboète. La plupart de ses artistes sont issus des banlieues Nord de Lisbonne – et à plus forte raison, de la diaspora luso-africaine du Cap-Vert, de l'Angola, du Mozambique, mais également du Brésil. La musique qui en découle est un mélange de kuduro, de batida, d'afro-house, de pagode brésilienne, de kizomba, le tout revu et corrigé à la sauce Fruity Loops par des très jeunes gens qui n'ont même pas l'âge d'entrer en club lorsqu'ils la produisent.

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Ils s'appellent DJ Marfox, Nervoso, Nidia (anciennement Nidia Minaj), Firmeza, Normal Nada, Niagara, et produisent la musique la plus fraiche, désinhibée, idiosyncratique entendue depuis des années. Pour ça, ils s'inspirent plutôt de la musique qu'écoutaient leurs parents à la maison que des dernières nouveautés nichées sur Discogs ou Boomkat, dans un mélange surprenant de traditions familiales et d'innovations formelles parfois inouïes, souvent explosives et démantibulées, ramenant la pratique de la fête à un degré de ferveur et de déchainement des corps rarement atteint. La précision et la fureur des polyrythmies se chargent de faire le travail de sape, ce qui a fait dire à l'illustre critique anglais Philip Sherburne, en toute simplicité : « C'est la musique la plus débridée que j'aie jamais entendue. Comme un mélange ultra débordant de trance et de grime. »

DJ Marfox. Crédit photo : Marta Pina

L'histoire de Principe Discos remonte à près d'une décennie, à l'époque où, encore adolescents, DJ Marfox et d'autres se rencontrent sur le quai d'une gare et, pris de passion commune pour le kuduro et la tarrachinha, décident de frapper un coup en formant un crew, les DJ Do Ghettos. Un peu plus tard, Nelson Gomes, membre du groupe de psych pop tropicale Gala Drop, tombe sur Marfox qui joue alors dans une soirée d'un centre communautaire en banlieue grâce à sa copine, alors travailleuse sociale. Ça fait des années qu'il cherche ce son-là sans le savoir et n'en croit pas ses oreilles : comme il l'explique dans Fact Magazine, il appelle son frère sur-le-champ, enthousiaste comme jamais, et décide aussitôt de prendre Marfox sous son aile.

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C'est sur ces bases que se monte Principe : en allant chercher des artistes principalement issus des bidonvilles, cités, quartiers, et en se concentrant exclusivement sur une esthétique commune, avec le même graphiste pour toutes les pochettes, Marcio Matos. Ainsi, le talent de tous ces gens, taillé à la serpe et participant du même creuset social et géographique, peut alors exploser à la face du monde et n'en sortir que plus pur, plus brut, à la fois inaltéré et intact.

Quelque chose d'inédit se passe alors. Les clubs de la ville jusqu'ici plutôt occupés par une population blanche et aisée sont réinvestis par des jeunes qui n'ont d'habitude pas vraiment leur rond de serviette dans ce genre d'endroit, et les soirées mensuelles noite principe font bientôt basculer la ville dans une ferveur festive qu'elle n'avait pas connue depuis un moment - c'est la crise, on vous le rappelle. Nidia, qui sortait son dernier disque, Nídia é Má, Nídia é Fudida, l'année dernière sur le label : « On vient tous du ghetto. Moi je suis guinéenne et cap-verdienne. À la maison, nos parents vont mettre la musique du bled. Avant, c'était le genre de musique qu'on n'entendait pas dans les boites, ou à la radio, parce que ça ne sortait jamais du ghetto. Et la batida restera toujours la musique du ghetto, on ne peut pas effacer ça. C'est son identité. »

L'année dernière, lorsque je rencontre la jeune recrue du roster Principe Discos qui habite désormais à Bordeaux avant son concert au festival Banlieues Bleues, elle me dit que les choses ne se passent pas exactement de la même manière en France qu'au Portugal dans les clubs. « À Lisbonne, il fait chaud, tout le monde boit, fait la fête. Du coup on fait la fête tout le temps, les gens se mélangent. En France, où ce n'est pas la même chose. Je ne vois pas autant de mélange qu'au Portugal. En France, quand un blanc est avec un arabe, on va les mettre de côté, c'est sûr et certain. Et quand on voit des blancs ensemble, là ils vont pouvoir rentrer en boite. Ça ne se passe pas du tout comme ça au Portugal, ou en tout cas c'est très rare. Je pense que c'est en partie grâce à la musique. On écoute beaucoup de kizomba, de batida, de kuduro, et ça c'est des genres de musique qui sont faites par des Africains, et maintenant les Portugais dansent aussi dessus. »

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Nidia. Crédit photo : Marta Pina

Nelson Gomes est plus nuancé. À la dernière édition du festival Nuits Sonores l'année dernière, où avait lieu une carte blanche à Lisbonne, et où, forcément, Principe Discos y avait une place de premier choix, j'essaie de le brancher sur la question de la portée éventuellement politique que pouvait avoir le fait de sortir une musique de son ghetto pour l'amener ailleurs, faire cohabiter plusieurs générations et plusieurs couches sociales entre elles. Visiblement un peu gêné, il répond : « C'est implicite dans notre démarche. Mais les choses ne sont pas aussi idéales qu'on veut bien le faire entendre à Lisbonne, c'est une vision un peu romantique des choses. Le truc, c'est que les niveaux de vie sont tellement bas qu'il y a peut-être moins de tension que chez vous, en France. Mais la tension est toujours présente. Il y a les 'cosmopolitains', je les appelle comme ça, qui peuvent regrouper des gens de différentes background sociaux, mais qui vivent en centre-ville. Et eux, tu peux me croire qu'ils n'iront jamais s'aventurer dans les banlieues de Lisbonne. Et certaines personnes issues des banlieues ne veulent pas entendre parler de kuduro ou de batida, parce qu'elles veulent être 'cosmopolites', justement. »

À côté de lui se tient DJ Marfox, bouteille de Jack à la main, grand sourire et très avenant, mais qui n'a visiblement pas que ça à faire de répondre aux questions des journalistes qui veulent lui faire parler d'émancipation sociale par la danse. C'est pourtant lui le noyau dur de Principe Discos, le mec que tous les jeunes protégés vénèrent, eux qui s'inspirent de son nom (tiré d'un personnage de Nintendo, Star Fox) en accolant au leur les mêmes suffixes en « x » : DJ Nigga Fox, Firma Do Txiga, DJ Lycox, DJ Fofuxo.

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DJ Lycox. Crédit photo : Marta Pina.

En cinq ans, lui et sa bande ont eu le temps de parfaire leur son sans rien attendre ni devoir à personne. L'écoute de Crânio, le dernier maxi sorti sur Warp de Dj Nigga Fox, sans doute le plus talentueux de toute la bande, est à ce titre révélatrice : claque sonique et hallucinatoire, c'est le genre de disque dont on se dit qu'on n'a littéralement jamais entendu ça de notre vie. C'est un condensé de toute ce qui fait la puissance du son Principe, en plus fort, plus précis, plus éclatant encore que d'habitude : chaque titre superpose des couches de sons et de rythmes dans des structures de morceaux à tiroirs à la complexité folle, et dont l'immédiateté est, pour le coup, crâneuse.

Le signe envoyé par le fait que Rogério Brandão (le vrai nom de Nigga Fox) sorte son disque chez Warp est assez fort. D'habitude, ce sont les Anglais qui s'inspirent de l'Afrique ; prenez Shackleton, prenez Optimo, prenez tout le reste. Ici, c'est l'inverse : comme si, à l'image des Américains voulant récupérer leur dû suite à la vague de la British Invasion des années 60, les mecs de Principe montraient à la face du monde qu'ils savent faire ça mieux que personne, car cette musique vient de leur propre terreau, de leur propre histoire, et de personne d'autre. Il n'y a alors plus à tortiller lorsqu'on écoute leur musique : d'où qu'ils viennent, les copistes feront tous fatalement pâle figure. Et les sons du kuduro semblent s'installer dans une grande partie de la scène électronique internationale de ces dernières années - on pense notamment à la bande de Créteil de Boukan Records.

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DJ Nigga Fox. Crédit photo : Marta Pina.

Qu'importe : où qu'il passe, Principe est désormais roi (ou plutôt prince, la traduction de principe en français), et nous dit que la noblesse, les plastrons et les richesses, ne sont désormais plus là où on les attend. Et ce soir, les jeunes pousses DJ Lycox et Puto Marcio joueront à Paris, à la Rotonde, pour une soirée organisée par Hotel Radio Paris, où vous pourrez juger sur pièce si le dérèglement des sens et l'ivresse des corps se font aussi prégnants sur la piste de danse que dans nos têtes.

Toutes les infos sont disponibles ici.

Le maxi Crânio de Dj Nigga Fox est sorti le 9 mars sur Warp Records.
L'album Sonhos & Pesadelos de DJ Lycox est sorti en novembre dernier sur Principe Discos.

Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.