Avec les ultras d'Amiens qui découvrent la Ligue 1
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Avec les ultras d'Amiens qui découvrent la Ligue 1

A l’instar de leur équipe, les supporters amiénois sont promus dans l’élite du football français. Reportage en Picardie lors de la grande première à la Licorne, face à Angers le 12 août.

« Ma plus grosse hantise aujourd'hui, c'était de ne pas pouvoir être au premier match à domicile avec ma connerie d'urgence ». François est posé sur le siège d'un bar d'Amiens. Même assis, ce colosse domine tout le monde d'une tête. Mais il a un pied d'argile. Le matin même, il est sorti des urgences pour une phlébite. Un bas de contention noir à la jambe gauche est la seule trace de cette mésaventure. Il va plutôt bien avec son ensemble sombre, casquette vissée sur le crâne et sneakers aux pieds.

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Dans la rue, quelques personnes s'arrêtent pour lui demander des nouvelles. Surtout pour savoir s'il sera au stade le soir. Depuis quelques jours, toute la ville picarde attend ce moment. Le chocolatier Jean Trogneux, une institution du coin, a même placé des écharpes dans sa vitrine, avec quelques ballons ronds au cacao à côté des fameux macarons d'Amiens.

Une folie s'empare de la ville, la L1 déboule à Amiens et cette nouvelle aventure débute face à Angers en ce samedi 12 août. Pour la toute première fois, après une fin de match épique en clôture de la saison dernière. « Un de mes amis m'a dit : "Tu te rends compte que notre club a attendu 116 ans pour monter. Et c'était pas assez long. Ils ont attendu six minutes de plus" », glisse François, un sourire de gosse aux lèvres, en faisant référence à ce but marqué par Emmanuel Bourgaud dans les toutes dernières secondes de l'ultime match de Ligue 2 (à Reims, 1-2). Il frémit encore quand il raconte le but.

« C'était fou, enchaîne Fabien, délégué syndical, et membre comme les autres de la Tribune Nord Amiens, le principal groupe de supporters, avec 250 membres. Pour tout le monde on est personne. On est un club de losers, on n'existe même pas sur la carte mais on va jouer en L1. Et ça, c'est ouf. »

À l'instar de François avec sa blessure, la semaine de Fabien a été mouvementée : sa femme a accouché, faisant de lui un papa pour la quatrième fois. Mais rien ne l'empêchera de vivre ce moment historique. Pendant ce temps, les femmes s'organisent. « C'est drôle : toutes nos compagnes se sont créé une discussion sur Facebook, elles l'appellent "Girl Power". Et ce soir, je sais qu'il y a une pseudo réunion tupperware à la maison ». Alors que François, avec le sourire, raconte cela attablé Au Bureau, le bistrot jouxtant l'hôtel de ville, sa femme ainsi que celle d'Aurélien passent. « Elles savaient qu'on devait voir des journalistes et passer la journée avec vous. Du coup, elles font leur truc de leur côté, plutôt que de nous entendre encore parler de football ! ».

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« En L2 on avait plus de libertés, il y avait moins de répression » – Kris, ultra amiénois

Fabien, Kris, François, Aurélien, et d'autres : plus qu'un groupe, unis parfois au-delà du raisonnable. Les deux derniers, par exemple, se sont connus au sein des Amiens 1901, dont le nom orne encore la casquette du patron du Charleston, le repaire des supporters amiénois. Au début des années 2000, il y a deux groupes de supporters à Amiens : le Kop Licorne Blanche, surnommé KLB 99, et les Amiens 1901. « Au KLB, ils acceptaient tout le monde, explique François en sirotant un Orangina. Nous, on ne se considérait pas comme un groupe mais plutôt comme une confrérie. On est resté amis, on part en vacances ensemble, on vit ensemble ». « C'est plus que des amis même », surenchérit Aurélien.

Le style d'Amiens 1901 détonne. Parkas militaires, bâche camouflage, « parce que visuellement ça avait de l'impact ». Ils sont en opposition avec les KLB99, la plupart du temps pour « des gamineries » estime François. Cette opposition prendra fin lors de la montée en Ligue 1. François : « On s'est dit : "Écoutez les gars, on ne va pas créer des tensions tout le temps. Il y a toujours eu deux groupes en Nord alors qu'il y avait juste une personne au mégaphone. D'accord, on ne s'apprécie pas mais Amiens pi che toute (Amiens et puis c'est tout en picard)" ». Les deux groupes fusionnent alors et donnent naissance au Tribune Nord Amiens. En plus des clivages à affronter et des ententes à parfaire, être ultra demande des sacrifices : « Un moment, on en avait tous marre. François avait des problèmes avec la préfecture. J'en avais aussi avec le boulot. C'était compliqué et chiant », raconte Aurélien. Entre coups de pression, galères et résultats décevants, la flamme peut finir par s'éteindre…

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« Les autorités savaient qu'elles pouvaient nous faire chier et, au bout d'un moment, elles ont réussi. François est patron de bar, ça pouvait vite lui casser les couilles de se faire convoquer. Moi, il y a le foot ou il y a mon boulot. Le foot c'est bien mais c'est pas ce qui me donne à manger. Tu prends un peu de recul. Et ils arrivent à casser les groupes comme ça », raconte Aurélien.

Il enchaîne : « Ce qui est dommage aujourd'hui, c'est qu'on est dans une case. T'es supporter, tu bois des Kros et manges des chips. Certains groupes ont des cas comme ça, mais pas tous. La plupart travaillent, ils ont pris du recul et ils font gaffe aux conneries parce qu'on bosse le lundi. C'est une autre mentalité ». François enchérit : « J'ai connu une période difficile. Je ne pensais plus à mon business, je ne pensais plus à ma femme. Mon seul but c'était de monter des tifos, partir en déplacement et gérer la vie de mon groupe. Là, à un moment donné, j'ai une femme compréhensive, elle m'a mis des petites alertes. L'administration m'a mis des petites alertes en m'amenant au commissariat. j'ai su faire la part des choses », juge-t-il. Ce que tous n'ont pas fait : des affrontements ont éclaté entre quelques Angevins et Amiénois en amont du match.

Des débordements qui n'ont pas concerné François, Fabien ou Aurélien. Avec eux, il est question de bières, de paquets de chips qui craquent et de glaces bouffées sur une aire d'autoroute. Jamais, ou presque, de violence.

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La mauvaise image des groupes de supporters a amené les ultras à s'ouvrir un peu plus. « Aujourd'hui, si tu veux faire connaître ton style de vie, ta politique, il faut être ouvert sur le monde. », raconte François, qui souligne qu'ils ont « tous fait de bonnes études ». Ce dernier est un commerçant réputé de la ville, Aurélien est banquier, Kris travaille à la maîtrise chez la SCNF. Dans le groupe, se mélangent chefs d'entreprise, cadres de la fonction publique, ou encore un qui travaille au Sénat. « C'est là où l'on peut donner une autre image que le supporter un peu débile », lance Aurélien, en train de déguster un burger épicé.

Le stade de la Licorne est actuellement en travaux et sa capacité d'accueil est de 8 000 spectateurs, au lieu de 12 000 habituellement.

Si l'Ultra est une entité, les comportements sont donc multiples. Mais d'ailleurs, c'est quoi, un ultra ? François est supporter d'Amiens depuis 1991. Il est devenu ultra après. Il tente de catégoriser : « Tu as deux types d'Ultra. Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, il y a le gars qui voudra donner de sa vie pour dire "moi j'ai été ultra", passer dans le côté underground de la société. Et le reste de la semaine c'est le gars lambda qui va aller au boulot. Et t'as l'ultra qui va jamais s'arrêter. "On vit Ultra 7j/7, H24" a dit un mec des ultras Marseille ». Là encore, supporter son club dans la cité phocéenne et à Amiens n'est pas la même chose. La Tribune Amiens Nord et ses 200 membres ne peut pas rivaliser avec les milliers de South Winners marseillais ou de Bad Gones Lyonnais. « Je suis allé à Lyon une fois et des gars du virage Nord me disaient qu'ils n'en avaient rien à carrer d'Amiens, qu'on était personne. D'autres, du Lugdunum's Lions, m'ont dit qu'ils avaient du respect pour nous. Nous, on est quinze en déplacements, eux quatre ou cinq milles ». Si des problèmes apparaissent entre les membres du groupe et les autorités, trois interdictions de stade pour les Amiénois auront bien plus de conséquences que cinquante chez les Lyonnais.

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Mais être une petite « confrérie » présente également quelques avantages. En Ligue 2, moins contrôlé, Amiens 1901 se lance des petits défis la veille de grand déplacement. Une fois, Aurélien et François tentent le « Strasbourg Express ». Leur meilleur souvenir. Inspirée de l'émission culte Pékin Express, l'aventure consiste à se rendre au match Strasbourg-Amiens par ses propres moyens, sans prendre les transports en commun ou le bus du groupe. Trois binômes se lancent dans l'épopée, dont François et Aurélien. Ils seront les seuls à arriver au bout, à coups d'auto-stops. Pendant leur traversée, ils croiseront des gens hauts en couleur. Par là, une fille de 18 ans qui fait la route avec son rat – Bounty – dans la voiture. Par ci, un conducteur de confession musulmane qui leur interdira l'ouverture d'une canette de bière. Ou encore cet automobiliste tchétchène, qui se dit réfugié politique parce qu'il « enlevait des gens et demandait des rançons », rapporte François, hilare en se remémorant l'histoire. « Au final, on n'a même pas vu le match à Strasbourg, on était trop occupés à raconter le voyage aux autres », se souvient Aurélien.

Dans les travées de la Licorne.

Pour les fans picards, la Ligue 1 est aussi un changement de dimension. Avant, Fabien pouvait rentrer dans le stade sans se faire fouiller. Maintenant, il ouvre son sac, doit enlever le bouchon de sa bouteille. Lorsqu'il essaye de négocier, l'agent de sécurité reste impassible.

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« Si on redescend, je m'en fous », finit par lâcher, plus tard dans la journée, Kris, le trésorier de l'association, un peu usé par certaines méthodes. Il développe : « En L2 on avait plus de libertés, il y avait moins de répression. Là on voit tout de suite dans l'organisation des déplacements, les réunions avec le club, dans la sécu dans le flicage… On a changé les statuts de l'asso et de président. Le lendemain on avait les RG qui appellent. On n'avait pas ça avant. »

Une fois ce ras-le-bol passé, les rêves et les ambitions reprennent le dessus : s'installer en L1, continuer à voir la mode ultra se développer au stade de la Licorne.

D'ailleurs, les passages de flambeaux ne sont pas aisés dans le monde du supportérisme. À Amiens, la jeune génération n'a pas été formée aux différents codes ultras. « Ils n'avaient pas la structure pour construire quelque chose, tout était fait à l'arrache », se rappelle Aurélien, qui concède qu'ils ont pourtant « le bon état d'esprit. À Reims, on était blasé à cinq minutes de la fin, eux, ils ne lâchaient pas. Toute la saison, ils n'ont pas lâché. »

La fougue de la jeunesse a aussi un revers : le manque d'attention. Parce que dans le code vestimentaire ultra, les classiques existent : chaussures Adidas Gazelle ou Samba, veste Stone Island, polo Fred Perry. En s'affichant ainsi, la nouvelle génération n'esquive ni les emmerdes, ni les potentiels vols de matos.

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Parfois, être discret ne suffit pas. « Un supporter, on le voit déjà dans son regard », lance François, d'une citation du livre Génération Supporters de Philippe Broussard, la Bible du milieu. « Au premier coup d'œil, tu vois si le mec est en stress et s'il se dit qu'il vient de se faire griller ». Lui et ses potes ont déjà vécu ça. Lors d'un match de Ligue Europa entre l'Inter Milan et Saint-Étienne, ils se rendent à Milan pour voir le match. À Beauvais, les choses se gâtent. « On franchit la porte, et là d'entrée on s'était fait griller. Je tourne la tête, le gars m'a vu. Je l'ai vu. On part s'enregistrer. Les gars se mettent derrière nous et nous disent : "Vous êtes qui ? Vous êtes d'où ? ». Malgré son style de skateur pour l'occasion, François a été trahi par ce qu'il dégage. « Je ne sais pas comment ils ont fait. Je t'assure, je n'avais rien du code ultra », souffle François, insistant.

Ce samedi 12 août au soir, ils sont bien tous en tenue de supporter. Pas question de louper la L1. Alors, direction le stade et tant pis s'il ne fait plus rêver. Construite en 1998, La Licorne avait tout pour plaire. L'architecture atypique en fait une enceinte à part. Sauf que, depuis quelques années, tout se dégrade. En 2016, la vétusté est telle que le stade ferme. Sa haute structure, un pare-vent transparent, menace de tomber. « Michel Devaux, l'ancien adjoint chargé des sports de la ville, a quand même été extraordinaire. Il a dit, à la presse : "Je ne savais pas qu'un stade, ça devait s'entretenir" », rigole Fabien. Du coup, pour cette première, une tribune est encore en travaux, le stade est ouvert aux quatre vents et de la mauvaise herbe pousse sur les sièges. Loin des écrins magnifiques nés à l'aube de l'Euro 2016, comme à Lyon ou Bordeaux. La Tribune Nord Amiens a aussi dû composer : alors qu'ils voulaient le contrôle sur le bloc de 500 places, ils n'en auront eu que 222. « Ceux qui sont assis derrière nous, ils ne vont rien voir », place Fabien, à quelques minutes du coup d'envoi.

L'état du stade oblige le groupe à composer au moment de poser la bâche. « On devait la poser sur le dessus de la tribune, mais les ouvriers ont enlevé les grillages du toit pour les travaux », remarque Fabien. À la dernière minute, un accord avec le club a été trouvé pour installer la banderole sur les panneaux publicitaires, après d'âpres négociations. « Les relations avec le club sont bonnes », assure François. « Il y a 5 personnes qui tiennent ce club. Les choses sont faites dans l'amateurisme, on a grandi trop vite », précise-t-il tout de même. De son côté, Fabien ne tarit pas d'éloges sur le président adjoint, Louis Mulazzi, « un passionné ». Par contre, au moment d'évoquer Bernard Joannin, le président du club et multipropriétaire d'enseignes Intersport, le regard se fait un peu plus sombre. « En 7 ans, on a eu une seule réunion avec lui. Dans les médias, une fois, à propos de nous et de nos revendications, il avait rétorqué : "Je ne dis pas aux supporters quoi faire quand ils veulent changer les rideaux chez eux". C'est ça qu'il n'a pas compris : l'Amiens SC ne lui appartient pas. »

Le match va commencer. Aujourd'hui, on sait : Amiens perd pour sa première, et nos amis n'ont pas vraiment apprécié le peu d'enthousiasme d'une partie de leurs adhérents. Mais en amont du match, tout le monde s'active : les tee-shirts « 90+6 » confectionnés par le groupe se vendent comme des petits pains, Fabien se promène avec les drapeaux, une jeune fille, rare dans la tribune, gère les inscriptions au futur déplacement, François se chauffe la voix. Pendant le match, il s'égosillera, au mégaphone. Interpellant ses troupes, parfois. « Les gars, on arrête de regarder son téléphone, on arrête de répondre aux messages de Maman, on regarde le match et on se casse la voix pour le club », restera une phrase culte.

La Nord est déjà bien remplie, alors que le coup d'envoi ne retentira que dans une heure. Pour patienter, Fabien continue de tailler une bavette. En plein milieu d'une longue explication, il s'arrête. Ses yeux sont distraits, son esprit aussi : sur l'écran géant du stade, le club fait repasser le but de la montée. L'émotion se ressent, l'aventure peut continuer.

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