Chasses à l'homme et camps de concentration : plongée dans la communauté nazie de Rust
Image : Capture d'écran ingame de Rust.

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Chasses à l'homme et camps de concentration : plongée dans la communauté nazie de Rust

Un groupe de joueurs s'amuse à reconstituer des bâtiments nazis et à porter des masques d'Hitler dans le jeu de survie de Facepunch Studios. Pour les créateurs du jeu, ce n'est pas un problème.

« Pourquoi les gens font des choses pareilles ? Je comprends vraiment pas », murmure Eric* tandis qu'il observe un gigantesque aigle impérial peint sur l'entrée d'une forteresse. Juste à côté du bâtiment, on déchiffre une inscription peu ambiguë, « Keep calm and love Hitler », ainsi qu'un drapeau du troisième Reich dessiné à la main. Quelques minutes plus tard, le YouTuber explose l'enceinte décorée à l'aide de quelques bâtons de dynamite, découvrant la réplique d'un mini-camp de concentration peuplé de chambres à gaz et des fours. Éric est tombé sur l'un des bastions des nazis de Rust, le jeu multijoueur de Facepunch Studios.

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Rust est un jeu de survie impitoyable en monde ouvert. Lors des premières heures de jeu, le personnage est propulsé, entièrement nu, dans un monde préhistorique hostile et inconnu – avec une simple torche et des pierres pour se défendre. Il lui faudra alors chercher de la nourriture et à rassembler autant de ressources que possible pour se construire un abri sommaire, avant de se vêtir et de se munir d'outils. Progressivement, son influence sur l'environnement grandira en même temps que sa maitrise des objets techniques.

Depuis son lancement il y a quatre ans, les créateurs du jeu ont introduit des centaines de nouveaux objets dans cet univers – des mitrailleuses aux forges artisanales en passant par des dizaines de types de bâtiments différents – afin de laisser libre cours à la créativité des joueurs. Celui ou celle qui investit assez de temps et d'énergie à la maitrise de ces outils peut construire des villes immenses, des musées, ou même simplement une petite buvette au coin d'un bois. Rust n'impose aucune mission, aucune quête, aucun objectif préétabli – et dans ce joyeux bac à sable, chacun peut faire ce qui lui plaît. Cette liberté de jeu est très appréciée par la communauté, qui compte 30 000 à 50 000 joueurs par jour environ.

Durant les premières heures de jeu, Rust simule une situation de survie exigeante, où le joueur arrive au monde nu et désarmé. Image : Facepunch Studios

Pourtant, le jeu est bien plus qu'un simple simulateur de construction. Les rencontres entre les joueurs qui tentent de survivre font en effet toute la saveur de Rust. Jusqu'à 400 personnes peuvent se retrouver dans un même univers, se croisant régulièrement – à des intervalles de quelques minutes seulement. Lors de ces rencontres, tout est possible.

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Dans cet univers virtuel, il existe des hiérarchies et des dynamiques sociales : quand les joueurs réguliers – identifiables à leurs habits et à leur attirail sophistiqué – discutent respectueusement les uns avec les autres en se parlant ou en s'écrivant sur le tchat, les nouveaux venus se retrouvent bien immédiatement sur la liste des condamnés à mort. Les vétérans prennent un malin plaisir à attaquer les débutants à poil et sans défense : c'est, en quelque sorte, la tradition. Ces derniers s'exilent alors en masse sur un serveur plus hospitalier – sauf pour les plus téméraires qui gagneront peut-être le droit de rester, s'ils résistent aux assauts répétés des joueurs expérimentés.

« Que ça soit bien clair : ces trucs nazis ne font pas partie de notre jeu. Nous, les développeurs, nous n'avons rien à voir avec ça »

Pour augmenter leurs chances de survie, réaliser des projets de construction complexes, ou simplement pour discuter avec autrui, de nombreux fans de Rust rejoindront un clan – un groupe de joueurs qui s'entraident en permanence. Leurs membres restent en contact en-dehors du jeu, souvent via des groupes WhatsApp, afin de se donner des rendez-vous sur la map ou de prévenir rapidement leurs alliés en cas d'une attaque de leur base.

Grâce à Tom*, 16 ans, nous avons eu accès aux coulisses de l'une de ces communautés. Tom passe plusieurs heures sur Rust chaque jour depuis plus de deux ans, et a créé son propre clan. Il consent à nous parler de la place que tient la mythologie nazie dans le jeu, mais tient à rester anonyme, comme tous les joueurs de Rust avec qui j'ai parlé.

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Comme il nous l'explique, dans le monde de Rust où l'on fait miroiter aux joueurs une liberté sans limite, il y a bien quelques brebis galeuses qui font bande à part. Elles portent souvent des croix gammées ou des aigles impériaux, ou vivent dans d'immenses hôtels nazis. « Je déteste les Nazis, ils veulent juste nous gâcher notre plaisir », peste le chef de clan, en nous livrant ses hypothèses sur l'identité des fâcheux.

Des posters peints à la main représentant Hitler, des croix gammées et autres symboles nazis sont présents sur presque tous les serveurs. Parfois, les administrateurs interviennent et font disparaître les joueurs et ces « œuvres d'art », mais ça n'est apparemment pas la règle. Image : ProbablyHayden /Facepunch Studios

« Il est vrai que je ne suis joue pas depuis le début, mais de ce que j'ai entendu, les nazis ont toujours été là », nous explique Tom. En réalité, il suffit d'une simple recherche sur le subreddit officiel du jeu pour trouver des joueurs qui se plaignaient, il y a quatre ans déjà, d'avoir découvert des drapeaux du troisième Reich et des croix gammées dans leur voisinage virtuel – et même sur des serveurs officiels qui ne sont pas loués et contrôlés par les joueurs mais se trouvent sous la coupe directe des développeurs de Facepuch Studios et de leurs modérateurs.

C'est Garry Newman, le développeur en chef, qui a répondu personnellement aux questions posées par Motherboard au studio. Il m'a expliqué que les joueurs utilisaient la symbolique nazie sur les serveurs depuis des années de leur propre initiative : « Que ça soit bien clair : ces trucs nazis ne font pas partie de notre jeu, nous les créateurs, nous n'avons rien à voir avec ça », a-t-il scandé dès le début de notre conversation.

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Selon lui, il s'agit là d'images et de symboles conçus par les joueurs comme des modifications de leur environnement, et qui sont introduits dans le jeu à l'aide d'un éditeur graphique. « Ces contenus bricolés maison ne sont pas modérés. Internet est comme ça, beaucoup d'insultes racistes ou de symboles nazis apparaissent à droite et à gauche », résume Newman.

En outre, ces représentations ne vont pas à l'encontre des conditions d'utilisation du jeu. Si ces dernières stipulent bien que « les contenus illégaux et obscènes » sont interdits et seront supprimés, ce que recouvrent précisément ces termes est laissé à la libre interprétation des développeurs. En l'absence de modération, les croix gammées sont visibles aux yeux de tous, et notamment aux joueurs allemands : en Allemagne, la représentation de symboles anticonstitutionnels est interdite par le code pénal. Mais comme ces contenus sont conçus par les joueurs et non les créateurs du jeu, en cas de plainte, ce sont bien les joueurs qui seront tenus pour seuls responsables.

Newman a d'ailleurs balayé l'importance du phénomène d'un revers de la main ; selon-lui, ces soit-disant joueurs nazis ne sont que des gamins qui cherchent à attirer l'attention : il suffit de les ignorer. Tom aussi pense également que les nazis de Rust ne sont pas de vrais fachos, et qu'ils cherchent simplement à faire de la provocation : « Je ne crois pas que ces types soient vraiment d'extrême droite. Ils veulent être sous le feu des projecteurs et recouvrent leurs bâtiments de croix gammées, parce qu'il pense que ça énerve les autres joueurs. »

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Pourtant, nos recherches montrent qu'aussi "second degré" qu'il soit, l'acharnement de certains nazis wanabee va extrêmement loin.

La recherche de nazis prêts à s'exprimer s'est révélée extrêmement difficile : huit joueurs se sont signalés et dits prêts à discuter, mais ont finalement changé d'avis – de peur d'être identifiés malgré l'anonymat, et d'être pris pour de véritables nazis. Certains ont même effacé leur profil sur le site de leur clan ou sur la plateforme Steam, après avoir interrompu leur interview avec moi.

Parmi eux, un joueur que j'ai identifié grâce au workshop Steam, puis contacté. A la fin du mois d'octobre 2017, il avait lancé une collection de vêtements pour un clan nazi nommé REICH et l'a soumise au vote de la communauté. Avec un nombre suffisant de pouces levés, les objets auraient été mis à la disposition de tous les joueurs de Rust. Mais au vu des suffrages recueillis par chacun des objets, qui se limitaient à 1 au moment de nos recherches, la communauté ne semblait pas les avoir découvert – à moins qu'ils aient été déposés exclusivement sur les serveurs privés du clan REICH. La plateforme Steam ne semble pas intéressée par l'interdiction de ce genre de mod. Dans les conditions d'utilisation du Workshop, il est seulement indiqué que les opérateurs se réservent le droit de supprimer sans justification des contenus introduits par des utilisateurs. Aucun exemple concret, comme l'utilisation de symboles national-socialistes dans un jeu, n'est mentionné.

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La collection REICH comprend des uniformes SS, des vestes, des casques ou encore des armes ornées de croix gammées. On peut trouver des collections comme celle-là en grand nombre dans le Workshop de Rust, mais la plupart ont des appellations absurdes qui n'ont rien à voir avec la rhétorique nazie.

Nous n'avons jamais pu nous entretenir avec le créateur de la collection REICH : mi-novembre, il a soudainement cessé toute activité sur Steam, et changé son pseudo par « Bye. Dead ». Après plus de 482 heures de jeu sur Rust, il avait disparu du jour au lendemain, comme évaporé.

Tom n'avait jamais entendu parler d'un clan nommé REICH, mais il nous a confié immédiatement qu'il n'était pas étonné. « Les nazis aiment porter des uniformes sur les serveurs, ça doit être leur truc, je l'ai souvent vu. J'imagine que comme ça, ils se reconnaissent plus facilement quand ils repartent à la chasse à l'homme ». La chasse à l'homme fait référence à un chapitre particulièrement sombre de l'histoire de Rust, réputé clos depuis des mois.

Le 13 mars 2015, Facepunch Studios publiait une mise à jour très particulière du jeu : tout joueur s'est vu attribué au hasard une couleur de peau, associée à son identifiant Steam et donc impossible à modifier. Les créateurs ont justifié cette nouvelle fonctionnalité sur leur page d'accueil officielle en ces mots : « Dès maintenant, tout comme dans la vraie vie, vous ne pouvez changer ni votre couleur de peau, ni votre visage. »

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Une petite fraction de la communauté a été très choquée par ces changements, et a cherché tous les moyens possibles de retrouver une belle peau blanche et immaculée. D'autres joueurs ont organisé de véritables chasses à l'homme pour éliminer les joueurs à la peau noire, qu'ils attaquaient en groupe et tuaient virtuellement.

Pendant ce temps là, le reste de la communauté s'habituait à cette nouvelle fonctionnalité et les incidents ont cessé d'être rapportés publiquement. Tom et d'autres joueurs m'ont pourtant assuré que les joueurs nazis pratiquaient toujours ces chasses à l'homme régulièrement. « Pour eux, c'est comme un immense jeu de rôle. Au lieu de prendre le rôle d'un orque ou d'un chevalier, ils prennent celui du nazi », m'explique un vétéran de Rust. Garry Newman, le développeur en chef, a finalement accepté d'aborder le sujet après avoir longtemps renâclé. Selon lui, l'existence de ces groupes de nazis et de leurs chasses à l'homme aurait abouti à des événements particulièrement intéressants : des contre-battues, destinée cette fois à éliminer les clans nazis.

« Nous avons observé plusieurs fois des rassemblements de dizaines de joueurs pour détruire un bâtiment nazi », explique-t-il. Nombre de ces initiatives sont d'ailleurs filmées et se retrouvent sur YouTube avec des titres comme « La conquête du château nazi ! » ou bien « Allez vous faire foutre, les nazis de Rust ! ».

Les vidéos de dézinguage de symboles nazis sont extrêmement appréciées par les joueurs de Rust, comme me l'explique un streamer du jeu. Il est toujours très heureux quand il tombe sur une reconstitution de camp de concentration : « Je sais tout de suite que je vais pouvoir en faire une très bonne vidéo. »

Ces vidéos constituent en retour une publicité pour le jeu de Garry Newman, qui est resté impassible face à ma description de la collection de vêtements REICH ou à celle des chasses à l'homme : « C'est sûr, en tant que développeurs, on ne soutient pas tous ces trucs là. Mais Rust s'est vendu à plus de 5,5 millions d'exemplaires (…) Il y a tellement de joueurs, nous ne pouvons tout simplement pas tout surveiller. » De plus, il ne croit pas que les nazis de Rust constituent un problème. La communauté se plaint surtout des erreurs techniques et des serveurs lents, selon lui.

Finalement, mon expérience sur les serveurs de Rust, mes interviews avec les joueurs et ma conversation avec Newman m'ont convaincu que le monde virtuel de Rust était très particulier : l'abondance de symboles d'extrême droite sur presque tous les serveurs, les chasses aux nazis virtuels et le temps que certains joueurs passent à designer des panoplies complètes ornées de croix gammées – voilà qui n'est pas très courant dans la plupart des jeux multijoueurs.

Si l'on s'arrête à cette description, Rust a clairement un problème avec la représentation du fascisme. Pourtant, la communauté de Rust s'arrange de ce petit jeu ironique d'une manière intéressante – malgré, ou grâce à la passivité des créateurs, les édifices nazis deviennent des sortes d'artefacts précieux, dont les joueurs aiment à se saisir en les taxant de « forteresses du mal » avant d'en faire des vidéos. Et aussi étrange que cela puisse paraître, la communauté nazie de Rust semble être l'une des raisons pour lesquelles des dizaines de milliers de joueurs reviennent toujours sur le jeu, après quatre années d'existence, pour erreur dans ce monde impitoyable et fascinant.

* Les noms ont été changés pour préserver l'anonymat des joueurs.