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VICE News

C'est l'histoire d'un djihad français

Dans « Le combat vous a été prescrit », le chercheur Romain Caillet et le journaliste Pierre Puchot dressent l'histoire du courant idéologique qui se répand en France depuis près de 30 ans.
Pierre Longeray
Paris, FR
Des enquêteurs dans les débris du wagon du RER B, ciblé par un attentat à la station Saint-Michel à Paris, le 26 juillet 1995. Photo : Stringer/Reuters

Si l'avènement de l'organisation État islamique et les récents attentats qui ont frappé la France depuis 2015 ont replacé le djihadisme sur le devant de la scène, ce courant idéologique dérivé du salafisme a pris racine sur le territoire français depuis près de 30 ans. Dans « Le combat vous a été prescrit » paru chez Stock, le chercheur Romain Caillet et le journaliste Pierre Puchot s'attachent à décrire cette histoire du djihad en France, en dressant les profils de djihadistes français qui se sont engagés dans les rangs du GIA, d'Al-Qaïda ou plus récemment de l'EI.

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« [Les djihadistes] n'ont pas contracté une maladie, ils ont embrassé une vision du monde », posent les auteurs, qui présentent le djihadisme comme un phénomène à la fois social, religieux et politique. Cette vision du monde ne vient pas de nulle part, mais se base sur une littérature touffue, fruit de la pensée de multiples idéologues présentés dans cet ouvrage – un aspect trop souvent négligé de la recherche française sur le djihad. De Christophe Caze (le premier djihadiste français, parti combattre en Bosnie en 1992) à Rachid Kassim (membre de l'EI et commanditaire de plusieurs attentats en France), l'ouvrage dresse une histoire du courant djihadiste en France qui n'est pas près de disparaître, malgré les défaites militaires successives de sa dernière incarnation, l'État islamique.

VICE : Vous estimez qu'il existe un délaissement des études sur le djihadisme dans le champ universitaire français. Comment peut-on expliquer cela ?
Pierre Puchot : Ce qui a plombé le sujet pendant plusieurs années, c'est le fait que la majorité des journalistes et des chercheurs disaient : « Ce sont des gens acculturés, un peu imbéciles, un peu marginaux, donc ils ne poseront pas de problèmes sur le long terme. » D'ailleurs, ce syndrome frappe encore aujourd'hui. On ne veut pas voir ce qui nous fait peur. Or le phénomène djihadiste nous inquiéterait encore plus si l'on considérait ces gens comme porteurs d'un projet politique cohérent [de leur point de vue]. Alors, on met tout cela de côté, on le glisse sous le tapis, pour ne plus s'inquiéter. Mais l'État islamique, et plus largement le mouvement djihadiste, ne vont pas disparaître avec la chute de Rakka ! L'EI et Al-Qaïda sont présents dans d'autres endroits du monde que la Syrie et l'Irak. Certains étaient aussi persuadés qu'il s'agissait d'un phénomène épisodique, qui allait donc disparaître comme par enchantement. Manifestement, ils se sont trompés.

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Romain Caillet : J'ajouterais que pour travailler sur le djihadisme, il faut avoir une connaissance de ce mouvement : c'est-à-dire maîtriser les fondamentaux de cette idéologie et la langue arabe, ou/et avoir des contacts dans ce milieu – ce qui est encore plus difficile à acquérir. Par ailleurs, il existe aussi une certaine forme de paresse intellectuelle, qui consiste à dire « C'est des paumés, etc… », donc on ne va pas creuser plus loin. Parfois il existe des raisons idéologiques, notamment chez les chercheurs de gauche, comme la crainte de nourrir l'islamophobie dans l'opinion publique. Une autre raison, moins connue, est spécifique aux chercheurs ayant des connexions à l'étranger, notamment au Moyen-Orient, qui ont une crainte réelle de susciter la réprobation dans le milieu des « intellectuels » du monde arabe, où le complotisme (du type « le djihadisme c'est la faute de l'Occident ») fait des ravages.

« Les djihadistes pensent être les seuls détenteurs de la vérité du texte coranique »

Au début de votre livre, vous posez une question : « Comment devient-on djihadiste ? ». Vous avez trouvé une réponse ?
PP : Il y a plusieurs réponses à cette question. La nature et la pluralité du phénomène comptent en premier chef parmi les raisons qui nous ont poussés à publier ce livre, qui est l'aboutissement de plusieurs années d'enquête, de reportages, de recherches et d'entretiens. Nous avons essayé de montrer qu'il y avait plusieurs histoires, plusieurs profils qui mènent à embrasser la cause djihadiste. Après, on peut distinguer quelques éléments récurrents comme le rejet par les djihadistes de l'islam des familles, transmis oralement par les parents, de génération en génération. Quand les enfants tombent sur les textes, il y a souvent un décalage entre ce qu'ils ont appris de leurs parents et ce qu'ils lisent. Certains ne comprennent pas ce décalage, ne trouvent pas de réponse chez eux à leur questionnement et deviennent complètement absorbés par une lecture littéraliste du Coran, dont ils ne peuvent plus se détacher. Pour eux, l'islam oral, traditionnel, aurait été « acculturé » par le colonialisme. En réaction à ce constat, les djihadistes pensent être les seuls détenteurs de la vérité du texte coranique.

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RC : Si on trouve des sympathisants du courant djihadiste dans tous les milieux et de toutes origines, ceux qui parviennent à commettre des attentats ont quasiment toujours le même
profil : des jeunes avec un passé de délinquant, issus de l'immigration. Cela s'explique facilement. Pour trouver des armes, il faut des connexions dans le milieu des voyous, maîtriser ses codes pour ne pas attirer l'attention. Avoir une certaine expérience de la délinquance, voire de la criminalité, pour savoir déjouer les surveillances policières. En dehors de ceux qui sont passés par des camps d'entraînements ou des anciens militaires, les seuls djihadistes français à avoir l'expérience des armes sont justement les anciens voyous. La parfaite illustration de cela, c'est Sid Ahmed Ghlam, un étudiant algérien de bonne famille, sans expérience du banditisme. Que se passe-t-il lorsqu'il décide de voler une voiture avec une arme ? Il panique, se tire une balle dans le pied et n'ira pas au bout de son projet d'attentat.

« On se retrouve dans une guerre sans fin »

Pourquoi l'idéologie djihadiste a trouvé un tel écho en France, notamment au cours des dernières années avec l'avènement de l'EI ?
RC : Cette idéologie a résonné dans beaucoup de pays. Mais il existe une spécificité française dans le sens où il y a une haine de la France chez les sympathisants du courant djihadiste, qui n'a pas d'équivalent chez les ressortissants des autres pays européens. Les attentats que l'on a connus entre 2015 et 2016 n'auraient pas eu cette ampleur, s'il n'y avait pas eu deux choses : un terreau composé d'un certain nombre de jeunes Français qui ont une haine profonde envers la société française, et une organisation djihadiste extrêmement puissante [l'EI] qui a décidé de placer la France sur son agenda. Sans l'un de ces deux éléments, les attentats auraient sans doute été plus limités.

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PP : Cette haine de la société française s'explique notamment par un certain nombre de comportements comme les actes islamophobes ou le vote de plusieurs lois, comme l'interdiction du port de la burka. Ce sont du moins les causes avancées dans notre livre par les djihadistes eux-mêmes, et il y en a bien d'autres. Mais au-delà de leurs paroles, il me semble que nous sommes aujourd'hui en train de vivre en France la fin d'un modèle pseudo-intégrationniste qui ne fonctionne plus, et qui produit des marges extrêmement défavorisées. De ce déclassement découle un ressentiment extrêmement fort, et aux marges de ce ressentiment, une minorité ressent une attraction pour un modèle anti-capitaliste, anti-société, incarné selon eux par le djihadisme. C'est un élément qui est souvent nié aujourd'hui, mais qui est très important. Même si, encore une fois, le mouvement djihadiste est très minoritaire, au sein des musulmans et dans la société.

Pourtant quand les djihadistes frappent la France, ils le font pour des motifs « extérieurs » et non parce qu'ils se sentent abandonnés par l'État français.
RC : En effet, le prétexte pour frapper la France est à chaque fois géopolitique. Diverses organisations à un moment de leur histoire ont décidé de placer la France sur la liste de leurs cibles. Pourquoi ? Le GIA parce qu'ils reprochaient à la France de soutenir le régime algérien,
Al-Qaïda pour la présence française en Afghanistan, et l'EI pour la participation de la France à la coalition internationale anti-EI. Du coup, on se retrouve dans une guerre sans fin. L'Occident bombarde les djihadistes pour qu'ils ne parviennent pas au pouvoir. En retour, les djihadistes commettent des attentats en Occident, exigeant que celui-ci cesse d'intervenir dans le monde musulman. Et c'est justement parce que les djihadistes commettent des attentats en Occident, que l'Occident ne peut se résoudre à cesser d'intervenir dans le monde musulman.

« En France, l'islamophobie est un problème national »

On se retrouve donc dans une impasse. Comment en sortir ?
PP : On se retrouve dans une impasse parce qu'on ne veut pas voir ce qu'il faudrait changer, et que les pouvoirs publics continuent de mener une politique absurde, incohérente, et néfaste. Je m'explique : le djihadisme n'est pas un phénomène exogène, mais endogène. Depuis trente ans, il ne grandit pas en dehors, mais au sein même de notre société, qui le nourrit et évolue avec lui. Pour en sortir, il y a énormément de critères à prendre en compte. Il faut déjà arrêter de penser la diplomatie uniquement en termes économiques. Vendre des armes au régime égyptien, qui embastille sa population et massacre les Frères musulmans, c'est donner raison à la propagande djihadiste qui fustige les démocraties occidentales à deux vitesses. Deuxièmement, l'islamophobie. Elle alimente à plein le discours des djihadistes qui essaient de persuader les musulmans qu'ils n'ont pas leur place dans notre pays. Or en France, l'islamophobie, c'est un problème national, une réalité documentée par des statistiques et le travail des associations. Il faut donc la considérer comme telle, et arrêter de la nier. Troisièmement, il faut une politique sociale qui s'intéresse véritablement aux marges de la République, d'où viennent en majorité les candidats au djihad, et où les inégalités sont toujours plus importantes. Au lieu de cela, Macron reçoit le président égyptien Sissi en grande pompe, et supprime les contrats aidés, ce qui va frapper de plein fouet les quartiers populaires. L'exécutif actuel mène une politique de pompier pyromane, dont les effets de bord risquent d'être désastreux, y compris sur le dossier djihadiste.

RC : Cette haine anti-France ressentie par un certain nombre de jeunes est importante, mais elle se développe bien au-delà des milieux djihadistes et n'explique pas tout. Même si l'on vivait dans une société idéale, sans racisme, ni islamophobie et où tout le monde serait heureux, il y aurait toujours une partie de nos concitoyens qui se sentiraient solidaires de ceux qui sont bombardés ailleurs.