Isolé de toute part, le Qatar boit son petit-lait
Photo : Sebastian Castelier

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Isolé de toute part, le Qatar boit son petit-lait

Dans le petit Émirat du golfe, les 4000 vaches de la ferme Baladna alimentent en produits laitiers un pays sous embargo. Reportage.

Mis à l'écart par ses voisins du golfe, le Qatar souffre aujourd'hui d'un blocus économique qui l'isole et l'oblige à changer ses routes de ravitaillement. En août 2017, Moutaz Al Khayyat, un entrepreneur local, a fait parler de lui en annonçant vouloir faire importer plus de 4 000 vaches par avion, « le plus grand transport aérien bovin de toute l'histoire ». Deux mois et quelques aller-retours plus tard, notre reporter est allé rendre visite, en exclusivité, à ces vaches dans la ferme de « Baladna », une structure agricole qui ne nourrit plus qu'une seule ambition : produire assez de lait Made in Qatar pour permettre au pays d'atteindre l'autosuffisance.

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Sur Shamal Road, un vent chaud balaie le paysage lunaire du nord de la presqu'île. L'humidité de l'air, omniprésente, est difficilement soutenable et vient remplir le creux des mains.

Dans ce paysage chaotique et sans charisme, un grand chantier surgit à mesure que la poussière retombe : c'est celui d'un gigantesque projet de ferme agricole. Um Al Hawaya, le principal complexe est quant à lui déjà sur pied. Il est cerné par des rangées d'arbres – tous importés mais aussi tous sous constante perfusion d'eau.

Brumisateurs et pompes à lait

John Joseph Dore porte un chapeau de paille et une chemise à carreau bleue rentrée dans le pantalon. C'est le directeur général et c'est lui qui nous fait la visite de la nouvelle ferme. Ici, tout le monde l'appelle « boss ». John est Irlandais et connaît bien la région pour avoir travaillé en Arabie-Saoudite dès 1994. « La plus grosse difficulté [pour un fermier], c'est l'environnement hostile qu'il y a autour. Ici, on importe tout : la nourriture pour les animaux, l'expertise… Le plus gros challenge, c'est de travailler avec l'humidité. Heureusement, notre système de ventilation croisée permet d'atténuer cela », nous explique en guise d'introduction cet imposant gaillard aux yeux bleus et aux blagues bien senties.

Puis, il se positionne devant la porte d'un immense hangar d'où jaillit un grand bourdonnement. La poignée semble difficile à tourner et, après ouverture, un vent puissant vient s'y engouffrer. À l'intérieur de l'immense salle sur laquelle donne cette porte, la température ne dépasse pas la vingtaine de degrés. De nombreux brumisateurs, alimentés par une série d'immenses ventilateurs, tournent à plein régime et sont placés des deux côtés de l'entrepôt.

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Au sol, des centaines de vaches se reposent pendant que d'autres mangent, avec toute la nonchalance qu'on peut attendre de la part d'un tel animal. Le bétail vient des États-Unis, d'Allemagne ou encore de Hongrie. Chaque vache a coûté entre 3 000 dollars et 5 000 dollars, en fonction de la provenance. Mais pourquoi aller chercher des vaches si loin ? « Cela faisait un moment qu'on voulait importer des vaches au Qatar mais le blocus économique a permis d'accélérer le processus, nous confie John. Il y a un gros marché ici désormais : le pays importe 85 % à 90 % de ses besoins alimentaires. Le Qatar ne veut plus être totalement dépendant. L'Arabie Saoudite est idiote. Au final, le blocus est quelque chose de positif pour nous : il a réveillé l'économie et a créé beaucoup d'opportunités. »

« Peu importe où elle se trouve, une vache donne du lait »

Un homme en tablier, foulard sur la tête, rapproche lentement le foin vers les mangeoires à l'aide d'une pelle. « Ici, nous n'avons pas cette pelouse fraîche que l'on trouve ailleurs, raconte John Joseph Dore, obligé de hurler pour couvrir le bruit des ventilateurs. On utilise de l'herbe séchée qui vient d'Europe, d'Amérique ou d'Afrique du Sud. On évite d'en importer d'Asie, car elle est de faible qualité ». Toujours selon le fermier, la qualité et la quantité de l'herbe séchée influent directement sur le rendement de lait des vaches. Cloisonnées dans un air frais artificiel, sans jamais voir l'extérieur, les nouvelles vaches du terroir qatari vont devoir produire 150 tonnes de lait par jour – soit la moitié du marché qui représente 300 tonnes par jour, estime Josh : « À cette date, nous n'avons réussi à vendre que 15 tonnes de lait qatari. Ça ne représente que 5 % du volume total, mais ce n'est que le début. En mai prochain nous aurons 10 000 vaches de plus. »

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À défaut de verts pâturages bucoliques, l'homme réplique qu'aujourd'hui, une ferme sans champ, c'est comme un « pape sans bière ». Pour lui cependant, pas question de négliger la qualité quand on cherche la quantité. Son plus gros concurrent ? Le lait importé de Turquie. « Avez-vous déjà goûté le lait turc, vous ? », questionne notre directeur, le regard impassible et l'air peu convaincu à l'égard de la production lactée de l'ancien Empire Ottoman. « Peu importe où elle se trouve, une vache donne du lait. Puis la vache n'a jamais aimé la pluie, ni le vent », sait-il.

Le fermier irlandais tient à nous montrer cette immense plaque tournante sur laquelle, chaque heure, 700 vaches se font vider de leur lait à la chaîne. La technologie est dernier cri, mais les installations ne sont pas encore totalement utilisables : « Là-haut, où sont les baies vitrées, les gens pourront venir déguster le lait en même temps qu'ils admirent les vaches qui le font. » Dehors, non loin de la très chic boutique Baladna et de son restaurant haut standing, un parc thématique dédié aux animaux de la ferme est en construction. En attendant, les alentours arborent déjà des pelouses impeccables, des lampadaires, des fontaines, des bancs et poubelles au style très Disney : « Le complexe devrait être spectaculaire car il n'y aura pas de ferme aussi grande dans tout le pays. Tout ça, c'est pour la fierté nationale. Avant, le lait venait principalement d'Arabie Saoudite. Aujourd'hui, le Qatar veut prouver qu'ils n'ont plus besoin d'eux », précise John.

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« Proudly made in Qatar »

À presque 60 kilomètres au sud de la ferme, à Doha, l'une des trois boutiques de la marque Baladna s'est installée à proximité d'un cossu restaurant libanais. Mohammad, 40 ans, reçoit avec le sourire. Ce grand Syrien aux grandes mains est habillé d'un tablier et d'un fichu sur la tête qui rappellent les glaciers de son pays.

Dans sa boutique, les olives, confitures, épices, légumes en pots, sont tous d'origine libanaise. Seul le rayon frais propose du « Proudly made in Qatar ». Les bouteilles de lait sont en verres et leur design, soigné, rappellerait presque un épisode de « Oui-oui à la ferme ».

D'un blanc éclatant, elles contiennent soit du lait de vache à 100 %, soit un mélange lacté à base de lait de vache, de brebis et de chèvre – un trois en un original qui est plutôt fort en bouche. La bouteille de lait classique se vend 9,5 QR (soit 2,10 euros) et le mélange lacté est à 14 QR (environ 3,10 euros). Les fromages proposés, comme le Qushta, ont une texture élastique qui fait penser au blanc d'œuf. Des billes de Labna au lait de vache, brebis et chèvre baignent dans l'huile d'olive et sont conditionnées dans des pots en verre.

Chaque produit de cette épicerie donne l'eau à la bouche. Le « Proudly made in Qatar » éveille la curiosité des clients étrangers et l'orgueil des locaux : « Quand les clients se rendent compte que ces produits sont d'ici, ils se jettent dessus. Je vends entre 30 et 40 litres de lait par jour », nous explique Mohammad.

L'homme prépare son propre Kenafeh sur des petites plaques de gaz. Ici, cette spécialité moyen-orientale est composée de cheveux d'ange, de beurre, de pistaches et… de fromage Akawi local. Un premier motif de fierté pour tout un pays.