Comment Beavis et Butt-Head ont servi de guides à toute une génération de metalheads

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Comment Beavis et Butt-Head ont servi de guides à toute une génération de metalheads

Plus que des ados débiles, les deux héros de l'émission de MTV étaient en fait des passeurs qui ont, à leur manière, fait découvrir le heavy metal à des millions de gamins.

Un riff éclate dans la nuit, un enfant se met à courir torse nu dans les bois : ainsi s'ouvre le clip de « The Philosopher », titre du groupe Death sorti en 1993. Beavis et Butt-Head regardent la vidéo, assis sur leur canapé, prêts à émettre une de leurs fameuses remarques.

- « Hey, mate, c'est Jeremy », fait observer Butt-Head, en référence à l'enfant fragile et angoissé du clip qui a fait exloser Pearl Jam. « Est-ce que j'ai déjà dit que c'était nul à chier ? » ajoute-t-il d'un ton réprobateur. - « Ouais, mais ça ne peut pas faire de mal de le redire », lui répond Beavis.

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Au moment des faits, Death existe depuis dix ans et c'est un groupe à l'influence avérée, unanimement respecté par la critique. Mais dans Beavis & Butt- Head, émission-phare de MTV dans les années 1990, Death est l'antithèse du cool, un groupe pénible et chiant dont on regarde les clips en ricanant bêtement. Soit tout l'inverse de Pantera qui incarnait, avec la vidéo de « This Love », la subtantifique moelle de Beavis & Butt-Head : déchaînement hormonal adolescent, ennui banlieusard, rage sans retenue, éclatement de la cellule familiale. En d'autres termes, Pantera était un groupe auquel on pouvait s'identifier, pas Death - ils étaient trop cérébraux, trop avancés, le produit d'une époque révolue, ou en tout cas d'une scène plus urbaine et moins familière. Pantera, c'était le son des quartiers résidentiels, des zones commerciales, du status quo socio-économique, de l'ennui et de la colère. Les membres du groupe étaient des fêtards et alcoolos irascibles, issus des terres crasseuses et ingrates du Sud qui s'étaient trouvés être de bons musiciens. Death avait été fondé par un gamin qui avait grandi sur la Gold Coast de Long Island et était constitué de geeks qui passaient des heures à bosser leurs instruments dès qu'ils rentraient de l'école et qui ont repoussé les limites du metal en y incluant des éléments de jazz, de fusion et de musique classique. Novateur et intéressant, sans aucun doute, mais si vous aviez été un ado américain à l'époque – qui passe son temps à errer sans but dans les allées interminables et interchangeables de son lotissement et à jouer au base-ball avec des grenouilles vivantes – vous auriez choisi qui ?

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En 1993, le metal avait besoin d'un sauveur, et avec Beavis et Butt-Head, il en a trouvé deux. Ça peut paraître absurde de se dire que deux personnages de dessin animé, issus de l'imagination de leur créateur, Mike Judge, aient pu jouer un quelconque rôle dans la résurrection d'un pan entier du rock, mais il faut remettre les choses dans le contexte de l'époque. La flamboyance et les excès du hair metal avaient été remplacés par la morosité et l'ambiguïté du grunge. Le thrash metal était passé de mode, balayé par la production hyper-léchée de Bob Rock sur le Black Album de Metallica. Le death metal n'avait pas explosé comme les majors le pensaient et le contrat signé entre Earache Records – dont l'impressionnante écurie comprenait Carcass, Entombed, Godflesh et Napalm Death, entre autres – et Columbia a vite tourné court. Mais pour toute une nation d'ados et de pré-ados en colère, ignorant tout des rouages complexes de l'industrie, Beavis & Butt-Head était une porte d'entrée vers un monde en ébullition, plein de vie et de colère. L'émission était à la fois un catalogue de références, un guide du bon goût et une réflexion à la précision assez déroutante sur la jeunesse américaine.

Beavis et Butt-Head étaient incapables d'intégrer les règles d'arithmétique les plus élémentaires mais avaient une connaissance encyclopédique du metal et de ses courants. Parfois, la simple présence d'effets pyrotechniques, de nichons, de culs et/ou de cochonneries juvéniles lambda (pipi, caca, crottes de nez) suffisait à susciter leur enthousiasme. Un groupe comme Gwar, qui crachait du sang et du sperme sur scène à l'aide de canons et de prothèses de bites géantes, était évidemment révéré par les deux ados. Tout comme Rammstein et ses shows grandiloquents. Ce parti-pris (ou cette absence de parti-pris, tout dépend comment on voit les choses) faisait qu'une génération entière se retrouvait dans Beavis & Butt-Head. L'émission, loin d'une simple distraction, a façonné les goûts des jeunes metalheads de l'époque et défini la façon dont ils appréhendaient la musique - et on en ressent encore les effets aujourd'hui. Si un groupe comme Crowbar est aujourd'hui considéré comme plus « cool » que, au hasard, Grim Reaper, ce n'est pas exactement pour rien.

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L'influence du duo a même dépassé les limites strictes du metal, avec la compilation The Beavis and Butt-Head Experience, sortie en 1993 sur Geffen Records, et certifiée double platine, sur laquelle on retrouvait aussi bien Anthrax et Megadeth que Nirvana, Aerosmith, Primus, les Red Hot Chili Peppers et même Cher (pour une nouvelle version de son tube de 1965, « I Got You Babe »). La reprise par les Red Hot du « Love Rollercoaster » des Ohio Players sur la B.O. de Beavis et Butt-Head se tapent l'Amérique – film qui, à ce jour, a rapporté plus de 60 millions de dollars – a été un énorme hit, atteignant la 22e place du Top 40 US.

Beavis et Butt-Head ne prenaient aucun détour, dans le positif comme dans le négatif, et il pouvait arriver qu'un dézingage marque en fait leur approbation. Butt-Head a par exemple déclaré devant le clip d' « Existence Is Punishment » de Crowbar, cités plus haut, que les membres du groupe devaient « passer leur temps à chier » parce que leur musique était « grasse et lente ». On pourrait interpréter ces commentaires comme une moquerie, mais plus tard, Beavis s'en prend à une « couille-molle » présente dans le public d'un concert du groupe, s'imaginant que « sa mère doit l'attendre dehors dans son break. » Pour Beavis, la « couille-molle » n'était de toute évidence pas assez cool pour traîner à un concert de Crowbar.

Si on veut montrer à quel point Beavis & Butt-Head pouvait flinguer un groupe, il n'y a pas meilleur exemple que Winger, dont Stewart, le voisin collant et chiant que le duo passait son temps à ridiculiser, portait un T-shirt. Beaucoup se sont demandé si la carrière de Winger avait périclité à cause du grunge ou à cause de Beavis et Butt-Head, mais ce qui est sûr, c'est que la série à changé à tout jamais la perception que le public avait du groupe, et que Winger et Beavis et Butt-Head seront liés pour toujours. On continue encore à poser des questions à Kip Winger à ce sujet, même si ça ne semble plus le hanter aujourd'hui.

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Les membres de Crowbar ont reconnu le pouvoir et l'influence de la série bien avant que leurs vidéos y apparaissent : ce sont eux qui ont demandé à leur label d'envoyer leurs sorties à Mike Judge, dans l'espoir qu'il parle de leur groupe, en bien ou en mal. Kirk Windstein, le leader, nous a déclaré à ce sujet : « On a écrit un truc dans la lettre du genre 'On est une bande de gros lards, moquez-vous de nous si vous voulez, on adore ça et on trouve ça hilarant.' On l'a balancé comme ça en espérant qu'on passe dans l'émission. On voulait qu'ils se foutent de notre gueule. Tant que ça les faisait bouger et qu'ils ne disaient pas qu'on était nazes, c'était cool, on s'en foutait qu'ils nous traitent de gros lards. Ça faisait partie du jeu. » Windstein n'hésite pas une seconde quand on lui demande si leur apparition dans la série a boosté leur carrière : « Il n'y a presque pas un seul concert, presque pas un jour qui passe sans que quelqu'un vienne nous voir et nous dise 'Les mecs, je me souviens de vous de l'époque où vous étiez dans Beavis & Butt-Head !' L'émission a vraiment aidé à faire connaître notre nom. »

Beavis et Butt-Head voyaient toujours juste. À propos du tout premier single de Korn, « Blind » – sorti à une période où personne ne parlait encore de nu-metal –, Beavis déclarait : « Ce clip parle moins à l'esprit qu'au sphincter. » Lorsqu'ils passaient deux minutes - une éternité dans l'espace-temps Beavis & Butt-Head – à se disputer pour savoir si Metallica étaient cool ou nazes, ils traduisaient à la perfection les sentiments de leurs téléspectateurs pour le groupe de Lars Ulrich en pleine débâcle pré-Load (pour l'anecdote, ils finiront par se mettre d'accord sur le fait que Metallica ne seraient jamais aussi cool que Gwar). Concernant Napalm Death, ils n'arrivaient pas à décider si la voix de Barney Greenway sonnait comme si elle sortait d'un cul, de Godzilla, ou du cul de Godzilla, avant de perdre tout intérêt pour la question et de se mettre à raconter la fois où ils ont croisé un cheval mort dans un champ et se sont mis à le frapper. Devant « God Of Emptiness » de Morbid Angel, ils s'écriaient : « Hey, regarde, encore un clip de heavy metal avec un mec à poil recroquevillé par terre ». Les exemples ne manquent pas.

On ne peut malheureusement que fantasmer ce que Beavis et Butt-Head auraient pu dire des clips sortis après 1997 (date de l'arrêt de l'émission, avant une brève reprise en 2011 où les critiques du duo visaient des émissions de réalité comme Bienvenue à Jersey Shore ou Cribs et quelques groupes comme MGMT). On n'aura aucun mal à s'imaginer leurs visages horrifiés devant « Break Stuff » de Limp Bizkit, ou à voir Butt-Head gifler Beavis pour avoir pris du plaisir devant « Butterfly » de Crazytown. Et il est probable qu'ils s'y seraient donné à coeur joie sur le chant clair dans le metalcore, les breaks à répétition dans le deathcore ou les riffs prog masturbatoires du djent.

Les fans de metal n'ont eu aucun mal à traverser les années 2000 et 2010 sans Beavis et Butt-Head, mais leur voix et leur influence manquent cruellement dans le paysage musical actuel. À l'heure où tout le monde peut se proclamer critique, où la presse musicale joue à armes égales avec YouTube, les réseaux sociaux et les blogs, voir deux ados attardés balancer des vannes devant des clips sur une grand chaîne aurait quelque chose de désuet. Mais on a tous besoin de passeurs, aussi orduriers soient-ils. Et pour toute une génération de metalheads – ceux qui ont grandi durant la première moitié des années 90 – Beavis et Butt-Head ont été les meilleurs passeurs qui soient.